Intervention de Bernard Thibault

Réunion du 5 février 2015 à 9h00
Groupe de travail sur l'avenir des institutions

Bernard Thibault :

Le terme même de démocratie sociale fait l'objet d'interprétations multiples, voire de désaccords. Nous aurions sans doute intérêt à approfondir cette notion. À cet égard, je conteste le choix de M. Cahuc de la réduire au seul paritarisme alors qu'elle est bien plus large. La définition du dictionnaire – « l'ensemble des relations entre les partenaires sociaux et l'État ainsi qu'entre les employeurs et les salariés » – ne nous aide guère. Le flou autour de la démocratie sociale favorise une confusion entre la finalité et les moyens – dont fait partie le paritarisme, même s'il n'est pas le seul.

Je souhaite vous citer deux extraits du Préambule de la Constitution de 1946 : « Tout homme peut défendre ses droits et ses intérêts par l'action syndicale et adhérer au syndicat de son choix » ; « Tout travailleur participe, par l'intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu'à la gestion des entreprises ». L'entreprise et sa gestion auxquelles il est fait référence en 1946 ne correspondent plus à celles d'aujourd'hui, en raison des évolutions intervenues dans le domaine économique mais aussi de l'inadéquation d'un modèle pensé pour un cadre national – nous avons déjà évoqué ce point. En tout état de cause, sur ces deux principes, nous ne pouvons que constater l'écart entre l'énoncé et la réalité.

Le faible taux de syndicalisation en France a des causes multiples dont certaines sont imputables aux syndicats eux-mêmes – c'est incontestable. Mais vous ne pouvez pas ignorer que le premier motif de non-syndicalisation, pour un salarié du privé, c'est la peur des représailles.

Le Préambule affirme le caractère fondamental de la liberté syndicale. Mais, au quotidien, le droit de se syndiquer n'est pas respecté, malgré les prescriptions en ce sens du code du travail et des conventions collectives.

Il est vrai que la France défend une conception particulière, sans être unique, au regard de nombreux autres pays, puisqu'elle reconnaît une certaine représentativité de fait aux salariés syndiqués pour négocier des droits qui s'appliqueront, non pas comme dans d'autres pays aux seuls syndiqués, mais à l'ensemble des salariés. Les délégués syndicaux représentent l'ensemble des salariés et négocient en leur nom. Ce mécanisme, très envié par les militants syndicaux dans le monde entier, permet à la France d'afficher un taux de couverture parmi les plus élevés au monde malgré un taux de syndicalisation incontestablement au-dessous de la moyenne. Ce mécanisme est un atout, puisqu'il permet à plus de 95 % des salariés d'être théoriquement couverts par une convention collective.

Dans les autres pays, les mécanismes qui ont longtemps prévalu évoluent car le marché du travail a changé. En Allemagne, l'instauration d'un salaire minimum, fruit d'une décision politique, n'aurait pas effleuré l'esprit des partenaires sociaux et des responsables politiques il y a quelques années. Mais cette décision répond à l'évolution du marché du travail, avec l'apparition des « mini-jobs » depuis les réformes Hartz. Ces réformes ont eu pour conséquence de soustraire des millions de salariés à la négociation collective, les privant ainsi des résultats des accords sur les salaires dans les branches.

Cette mécanique nous est étrangère, puisqu'en France le fruit des négociations s'applique à l'ensemble des salariés, qu'ils soient syndiqués ou non. On peut considérer que ce n'est pas nécessairement un frein à l'adhésion syndicale. Sans plaider pour un modèle plus qu'un autre, je ne suis toutefois pas un fervent partisan du mécanisme qui, dans les pays nordiques, contraint les salariés au chômage à se syndiquer pour être indemnisés. On peut se satisfaire que le taux de syndicalisation dans ces pays soit très élevé, autour de 70 %. Mais le taux de syndicalisation augmenterait mécaniquement en France si les mêmes règles s'appliquaient. Pour autant, la démocratie sociale s'en porterait-elle mieux ? Je n'en suis pas convaincu.

Sur le second principe – la participation à la gestion des entreprises – la récente négociation interprofessionnelle sur le dialogue social dans les entreprises a buté notamment sur le refus des employeurs de reconnaître un droit à la représentation pour les salariés des petites entreprises, y compris selon des modalités adaptées au cadre de ces dernières. Soixante-dix ans après, les principes affirmés dans le préambule de 1946 sont encore contestés.

Dans ce contexte, il me semble un peu osé de reprocher aux organisations syndicales d'être composées majoritairement de salariés des grandes entreprises dès lors qu'on refuse de donner aux salariés des petites entreprises les moyens de s'engager dans des mandats syndicaux.

Comme l'y invite le Préambule de 1946, la République se doit d'intervenir pour rééquilibrer le rapport de subordination entre employeur et salarié.

La démocratie sociale n'est pas détachée de la démocratie ; elle en fait partie. Elle ne doit pas être perçue comme concurrente de la démocratie politique bien qu'on cherche souvent à opposer leur légitimité.

L'entreprise a besoin de contre-pouvoirs en son sein, organisés, démocratiques, sur des sujets identifiés. Mais cela implique de reconnaître au préalable les acteurs sociaux dans un cadre collectif. La démocratie sociale relève d'une logique très différente de celle de la démocratie politique, qui est l'expression d'une souveraineté populaire. Malheureusement, de nombreux responsables politiques semblent ignorer que l'affaiblissement de la démocratie sociale participe du délitement du sens collectif et du vivre-ensemble. Pourtant, les réponses aux grands enjeux se construisent d'abord dans les entreprises. Aux yeux des citoyens, l'impuissance des hommes politiques vis-à-vis du monde économique et de l'entreprise apparaît de plus en plus criante. Elle alimente en partie la perte de crédibilité des hommes politiques qui semblent méconnaître ce que vivent des salariés désarmés dans l'entreprise.

Second problème récurrent, la hiérarchie des normes et l'articulation avec l'intérêt général. Il existe des partisans du tout contractuel, ce qui n'est sans doute pas votre cas, ou à tout le moins, d'un renforcement de la dimension contractuelle dans les rapports sociaux. Cette tendance, qui suscite des débats récurrents, n'est pas propre à la France. Le contrat de travail est évidemment un contrat individuel mais il s'inscrit dans un cadre collectif. L'idée pour certains serait d'aller encore plus loin dans l'individualisation de la relation de travail. Le contrat collectif pourrait se substituer ou déroger à la loi et au règlement. Le législateur serait ainsi placé en position de subordonné. Il n'aurait d'autre choix que de transposer en droit ce qui aurait été conclu par les différentes parties. Curieuse conception de l'intérêt général, convenez-en ! En outre, cette solution confère de fait au patronat une forme de droit de veto, puisque seules les dispositions ayant fait l'objet d'un accord seraient susceptibles de se voir reconnaître force de loi.

L'histoire sociale montre que bien des droits sociaux n'auraient jamais vu le jour s'il avait fallu attendre un accord entre les deux parties. En outre, le citoyen est en droit de se demander à quoi servent les élus de la République s'ils ne font plus la loi, s'ils ne sont plus à l'initiative de l'évolution du droit ?

Si nous laissons s'amplifier ce phénomène, les fractures, que nous observons déjà, seront de plus en plus béantes dans les droits des salariés.

Le recul considérable des négociations interprofessionnelles ou par branches – trop nombreuses et trop compliquées – au profit des négociations dans les entreprises génère des discriminations incompréhensibles aux yeux des salariés. Avec la même expérience professionnelle, les mêmes qualifications, la même ancienneté, les conditions sociales sont très différentes selon l'entreprise dans laquelle on travaille.

Un récent rapport de l'Organisation du travail (OIT) sur l'évolution des inégalités de salaires à travers le monde démontre une corrélation directe entre la capacité de négociation et la résorption des inégalités entre salariés.

Les dispositions prévoyant la consultation des partenaires sociaux avant le vote des lois excluent malheureusement l'immense champ de la protection sociale, qui se rapporte pourtant à des pans très importants du contrat social – retraites, sécurité sociale, politique familiale. En outre, ces dispositions peuvent être aisément contournées : il suffit de déposer un amendement pour s'affranchir de l'obligation de consultation.

Pour terminer, j'esquisserai quelques pistes : la réduction du nombre de branches professionnelles et une nouvelle dynamique de négociation par branche ; une plus grande coordination dans l'organisation des élections professionnelles – il faut banaliser l'organisation de ces élections : la participation n'est pas une déclaration de guerre adressée par les salariés, comme le croient encore certains ! – ; la poursuite de la réforme de la représentativité syndicale, encore insuffisante ; le réexamen de la représentativité patronale. La démocratie sociale a besoin d'acteurs à la légitimité incontestable. À cet égard, je regrette vivement que la mesure de la représentativité patronale repose – étrangement – sur la déclaration par les organisations elles-mêmes de leur nombre d'adhérents ; je conteste le principe même de l'auto-déclaration. D'autres évolutions doivent être envisagées : donner une nouvelle dimension à la démocratie sociale à l'échelon territorial ; créer un lieu national de négociation collective doté des moyens adéquats. Certains pays ont mis en place des instances officielles de dialogue tripartite. Je ne propose pas d'importer le tripartisme mais d'établir un lieu plus officiel pour organiser les négociations nationales. Pour redonner un nouveau souffle au paritarisme, il faut tenir compte de la représentativité dans les instances paritaires – souvent la présence syndicale ne tient pas compte de l'influence réelle des acteurs ; enfin, le Conseil économique, social et environnemental (CESE) nécessiterait à lui seul un travail de réflexion pour améliorer la démocratie sociale.

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