Intervention de Bruno Latour

Réunion du 5 février 2015 à 9h00
Groupe de travail sur l'avenir des institutions

Bruno Latour :

Je travaille sur la question des institutions environnementales et des politiques de la nature depuis 1991, y compris avec mes élèves de Sciences Po. J'avais ainsi proposé de créer un « parlement des choses ». Je serai bref et donc radical.

La notion d'environnement, qui date des années 1980 et 1990, correspond à une vision ancienne des enjeux qui s'imposent à nous ; aujourd'hui, alors que l'environnement ne nous environne plus, mais se niche dans toutes les décisions que nous prenons – sur le chômage, les entreprises ou l'énergie –, elle n'a plus guère de sens. Plutôt que de parler de démocratie environnementale, mieux vaut parler de démocratie tout court. Il n'est pas plus pertinent d'opposer démocratie environnementale et démocratie représentative, car si celle-ci représente mal, c'est aussi parce qu'elle ne représente pas nos décisions et la façon dont nous habitons le territoire. Défini comme ce dont nous avons besoin pour subsister, ce dernier ne correspond pas forcément à un ensemble géographique. Ainsi, l'agence de l'eau Adour-Garonne – qui prévoit qu'en 2050 le débit du fleuve sera moitié moins important – couvre un bassin versant et non un territoire administratif. La question étant de savoir si l'on peut ou non continuer à vivre en utilisant la même quantité d'eau, une telle structure ressemble à s'y méprendre à un parlement des territoires. On le voit, il est impossible de considérer la démocratie environnementale comme un domaine à part.

La démocratie représentative doit apprendre à représenter le territoire. J'ai beaucoup travaillé sur ces questions avec Michel Callon : tant qu'il s'agira de soumettre des projets à la population pour en obtenir une acceptation sociale, les procédures de consultation – quel qu'en soit le niveau d'élaboration – apparaîtront vides et susciteront des critiques. Il s'agit là d'une façon très ancienne d'envisager la représentation, alors qu'il faudrait – je suis, dans ce domaine, un disciple de Dewey – laisser le public formuler lui-même les problèmes et définir dans quel territoire il veut habiter et avec quels êtres construire un monde commun. Voilà la question qui remplace celle de l'environnement.

L'exemple du débit de la Garonne – phénomène climatique global, irréductible aux deux régions administratives concernées – montre que, pour chaque sujet, la définition du territoire exige une enquête ad hoc sur la définition de l'échelon pertinent de la décision. Il n'y a pas d'échelle standard ; or la hiérarchie actuelle de notre système politique rend difficile l'exploration des échelles très diverses que nécessite chaque sujet de ce que l'on appelait autrefois l'environnement.

Parce qu'il a permis de repolitiser les questions scientifiques, le principe de précaution – sur lequel j'ai beaucoup écrit – représente une des grandes vertus de la Constitution et ne doit en aucun cas être remis en question. Beaucoup de juristes et de publicistes l'ont transformé en un principe d'abstention, alors qu'il s'agit au contraire d'un principe d'action qui signe la déconnexion entre les indécisions scientifiques et les décisions politiques. Il est scandaleux de continuer à le critiquer à partir de ce contre-sens. Le principe de précaution constitue une grande avancée institutionnelle à laquelle il faut donner plus de force encore et dont il faut tirer toutes les conclusions juridiques. Si on l'appliquait réellement, la question du climat serait déjà résolue !

Les experts sont toujours placés dans une situation impossible : ni scientifiques ni décideurs. Le problème n'est pas dans leur autonomie, rendue quasiment impossible par l'extension de la domination du capitalisme moderne sur la recherche, mais dans la définition du processus de décision. Comme le montrent de nombreuses études – dont celles du Médialab –, il faut faire intervenir les experts à toutes les étapes de ce processus au lieu de séparer le moment de l'expertise et celui de la décision. L'exemple du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) est, à cet égard, révélateur : l'acceptation sociale des participants à ce forum hybride a été transformée par la façon dont ils ont produit cette institution étrange, sorte de parlement du climat où sont représentés les États aussi bien que les sciences. La manière dont ils ont associé les pays du Sud – très critiques à l'égard de leur domination – montre également qu'il existe beaucoup d'autres façons de lier les experts au processus de décision que la séparation classique entre expertise et décision.

Vous avez raison : il serait catastrophique de séparer la démocratie environnementale des autres enjeux, alors qu'il s'agit de construire en commun des territoires. Ceux-ci étant compris comme l'ensemble des choses nécessaires à la subsistance, on parle de l'ensemble des décisions sur la définition d'une ville, d'une agriculture, d'une industrie, d'une énergie… Les conséquences climatiques de ces décisions sont importantes, mais la question du climat nous a entraînés dans une mauvaise direction, comme nous pourrons à nouveau le constater cette année à l'occasion de la COP21.

Les institutions de la Cinquième République doivent intégrer la question de la représentation des territoires – non plus au sens administratif, mais dans l'acception nouvelle de ce mot. On dit souvent que les politiques n'envisagent que le court terme, mais cela me paraît inexact. Les questions qui nous intéressent s'inscrivent dans des échéances – 2020, 2030, 2050… – que chacun manie en faisant un emprunt pour acheter un appartement, en plantant des arbres, en se mariant, en ayant des enfants. Il n'y a pas d'institutions bien ou mal adaptées au long terme ; le problème n'est donc pas de créer de nouvelles institutions, mais de comprendre comment amener la société civile à déterminer elle-même dans quel territoire et avec qui elle habite. C'est la composition du monde commun qui est ici en question.

Comme je l'avance dans un ouvrage, il nous faut un système bicaméral. Le 2 janvier 2003, j'avais proposé dans Le Monde de réformer le Sénat en le fusionnant avec le Conseil économique, social et environnemental (CESE), la Délégation interministérielle à l'aménagement du territoire et à l'attractivité régionale (DATAR) et l'Observatoire des sciences et des techniques (OST). Une telle réforme permettrait de donner une voix aux éléments du territoire dont nous avons besoin pour subsister – ainsi, l'humain, mot qui vient, soit dit en passant, d'humus, ne peut pas subsister sans sols –, mais qui ne bénéficient pour l'heure d'aucune représentation. On a évoqué les chômeurs, mais bien d'autres muets doivent être représentés : les poissons, les forêts... Le bicaméralisme que je propose permettrait de représenter les intérêts des humains et des non humains, par l'intermédiaire des scientifiques, un système de cens permettant de faire figurer les différents éléments du territoire. Le rôle des scientifiques est capital car on connaît la difficulté, par exemple en matière de pêche, de représenter simultanément leurs idées et les intérêts des pêcheurs. Un tel système ne serait pas plus bizarre que la représentativité très indirecte de l'actuel Sénat ou du CESE.

Parmi les institutions à inventer, je pense à une commission de composition des territoires, qui ressemblerait à l'agence de l'eau Adour-Garonne que j'ai évoquée. En effet, cette assemblée qui essayait de décider comment on allait vivre en 2050 avec la moitié d'eau en moins dans la Garonne réunissait à la fois des représentants des villes, qui réfléchissaient aux façons de s'adapter au changement, ceux des agriculteurs – « secs » et « mouillés » – et ceux du trait de côte ; mais bizarrement, c'étaient les diététiciens, imaginant la composition des assiettes des Toulousains et des Bordelais en 2050, qui se révélaient les plus importants. Cet exemple montre bien pourquoi la notion d'environnement n'a plus aucun sens : la question de nos menus de 2050 ne représentait pas un élément environnemental, mais un élément du monde commun, la variation du contenu des assiettes virtuelles de 2050 rendant concrète la différence entre la décision d'économiser l'eau ou non. Il existe donc d'ores et déjà des assemblées représentatives des territoires en voie de composition – le GIEC en est une à l'échelle mondiale –, et il suffit de remplacer les pointillés de toutes ces entités par un trait plein pour voir surgir les institutions que vous cherchez à définir.

1 commentaire :

Le 14/12/2016 à 10:16, Laïc1 a dit :

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"Le principe de précaution constitue une grande avancée institutionnelle à laquelle il faut donner plus de force encore et dont il faut tirer toutes les conclusions juridiques. Si on l'appliquait réellement, la question du climat serait déjà résolue !"

C'est sous-estimer la puissance des lobbies...

Vous trouvez ce commentaire constructif : non neutre oui

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