Les droits et les devoirs dont il s'agit ici sont les droits de l'homme et les devoirs envers l'homme. Pourtant avec l'écologie et l'environnementalisme, le débat atteint parfois une dimension quasi religieuse. On nous parle des droits des objets, des animaux, des arbres, de la Garonne… Je soupçonne d'ailleurs Bruno Latour d'avoir été influencé par les quatorze mille vers des Esprits de Garonne d'André Berry… Dès lors que la protection de la nature devient une religion, je crains qu'on ne refuse toute prise de risque. C'est le caractère général et absolu du principe de précaution qui m'effraie ; à certains moments, la précaution est positive, voire incitative, mais elle peut également être paralysante. L'avoir inscrite dans la Constitution, au sommet de la hiérarchie des normes, relève d'une erreur de raisonnement redoutable. Edgar Morin indiquait que l'homme était aujourd'hui indissociablement inscrit dans le processus de la nature et que sa responsabilité en devenait écrasante ; mais toute la question est de savoir comment répondre à ce défi avec les moyens dont nous disposons. Deux attitudes s'offrent à nous : essayer de changer les comportements et de dissuader les gens d'adopter les pratiques dangereuses pour l'environnement, par exemple en rendant plus difficile l'usage de la voiture ; ou bien interdire certaines conduites en les pénalisant en amont du choix individuel. L'un des problèmes de la prévention est de vouloir parvenir au risque zéro, mettant en danger les libertés publiques ; en effet, le risque zéro implique d'infliger la pénalité maximale correspondant au délit commis.
Monsieur Latour, votre démarche est ingénieuse et séduisante ; mais faire du Sénat un représentant d'objets inanimés impliquera de donner à ceux-ci une âme, avec toutes les conséquences juridiques que cela emporte. Surtout, quelle place donnez-vous à l'innovation ? On le sait depuis Schumpeter, l'innovation relève de l'imprévisible et défie la planification. Les théoriciens économiques de la gouvernance cherchent à tout prévoir et à inscrire les comportements sociaux dans des catégories ajustées à la réglementation ; je m'inquiète de cette propension des experts à vouloir tout encadrer.
Enfin, votre définition de la liberté, madame Cohendet, pose problème. Vous avez évoqué la nuisance à autrui, quelle qu'elle soit. Je vous renvoie au débat soulevé par John Stuart Mill : faut-il réellement limiter une nuisance quand elle se réduit à un simple déplaisir, comme dans le cas de la jurisprudence sur les antennes de radio-fréquence ? Notre société est tellement hantée par les menaces qui pèsent sur l'environnement que nous en arrivons à avoir peur de notre ombre.