Intervention de Bruno Latour

Réunion du 5 février 2015 à 9h00
Groupe de travail sur l'avenir des institutions

Bruno Latour :

Vos interventions étaient passionnantes. J'ai écrit une pièce de théâtre sur le principe de précaution, et je ne manquerai pas d'utiliser certains de vos propos pour la renouveler.

Je reprendrai l'expression employée par Denis Baranger : nous ne pouvons qu'exprimer notre désarroi face aux nouvelles questions qui irriguent le champ politique et, en l'occurrence, comme le soulignait Bernard Accoyer, notre absence générale de culture scientifique ne nous aide pas à le surmonter. J'ai pour ma part très vivement contesté le jugement de la cour d'appel de Colmar, qui faisait, à mon sens, une lecture absurde du principe de précaution : celui-ci doit avant tout se concevoir comme un partage des incertitudes, et il fallait laisser l'INRA se livrer à ses expérimentations.

Je rappelle que le principe de précaution puise son origine dans l'affaire du sang contaminé, affaire dans laquelle on a voulu attendre d'avoir des certitudes absolues pour prendre des décisions. Il n'y a pas meilleur exemple selon moi, pour plaider, donc, en faveur du partage des incertitudes entre des scientifiques délivrés du statut d'expert, l'expertise constituant une clôture absolument contraire par nature à ce qu'est le travail de recherche. J'ajoute que le partage des incertitudes, c'est évidemment la définition même de la démocratie, au sens où l'entend Dewey. Dans cet esprit, la place de l'innovation doit être la plus importante possible, sachant qu'elle n'est pas l'apanage des seuls chercheurs mais de la société tout entière.

Je vous renvoie enfin de nouveau au GIEC qui, en travaillant, notamment dans les pays en voie de développement, avec les plus sceptiques, a beaucoup fait pour modifier la façon dont on pouvait absorber les incertitudes, et donc les certitudes scientifiques.

Dans le modèle ancien, les décisions politiques s'appuyaient sur des certitudes scientifiques, et tant pis s'il survenait la moindre incertitude. C'est ce qui est arrivé aux Américains sur la question du climat, lorsqu'a été désigné à la tête de la commission sénatoriale de l'environnement un républicain qui, entre deux prières, écrit des livres pour expliquer que Dieu n'aurait jamais permis aux humains de provoquer le changement climatique et que les recherches scientifiques sur le climat relèvent de la blague. Nous sommes, nous, au pays de Descartes, où le partage de l'incertitude doit continuer de primer. De ce point de vue, le principe de précaution est fondamental.

En ce qui concerne le bicaméralisme, il peut être conçu de deux manières.

La première consiste à envisager, d'une part, une assemblée des humains et, d'autre part, une assemblée des « muets », cette dernière fonctionnant selon un système censitaire et accueillant ceux qui ont été capables d'organiser des commissions d'exploration des territoires réunissant, par exemple, chasseurs et spécialistes des oiseaux, ou spécialistes des barrages, agriculteurs et opposants aux barrages.

La difficulté est qu'à chaque scène de conflit – l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes, le barrage de Sivens, la Garonne – correspond une échelle territoriale différente, qu'il faut conjuguer avec un cadrage administratif souvent inadapté. C'est donc un des enjeux de la réforme institutionnelle que de rendre possible le changement d'échelle en fonction des enjeux. Définir en effet une démocratie sans le sol sur lequel elle repose n'a aucun sens, et tout notre désarroi vient de ce que celui-ci semble se dérober sous nos pieds, nous empêchant d'intégrer proprement cette notion d'appartenance au territoire dans notre réflexion.

La seconde manière d'envisager le bicaméralisme est plus radicale et procède de deux questions-clefs que j'ai formulées dans Politiques de la nature : combien d'êtres faut-il être capable de prendre simultanément en compte ? Peut-on composer un monde commun avec ces êtres ? Partant, je propose un bicaméralisme qui ne soit plus fondé sur la séparation entre humains, d'un côté, et « muets », de l'autre, mais organisé autour de deux manières distinctes de rassembler ces deux catégories.

Le premier lieu serait celui du questionnement ouvert, un espace, en quelque sorte dévolu à toutes les formes – scientifiques ou non – d'exploration de l'incertitude touchant à l'ensemble des êtres avec lesquels nous cohabitons. Le second lieu serait celui de l'institution où se pose la question cruciale de la loi et des décisions à prendre. On voit que cette nouvelle forme de bicaméralisme ne s'articule plus autour de l'ancienne opposition entre faits et valeurs, laquelle met les experts dans une position impossible, puisqu'on attend d'eux qu'ils closent le débat, quand l'ambition d'un vrai chercheur est précisément de l'ouvrir.

C'est dans cette optique que nous allons organiser à Sciences Po, au mois de mai, une simulation de la conférence climatique où, en marge des États-nations, seront également représentés les « muets », à charge pour les trois cents étudiants participant à cette simulation de débattre sur la manière de définir le territoire et de faire émerger des décisions d'un type nouveau.

La pensée politique s'est longtemps tenue à l'écart de la problématique du territoire, au sens où je l'entend, et il est primordial aujourd'hui de « reterritorialiser » notre droit public. La multiplication des exemples de projets qui achoppent sur la question de l'acceptabilité sociale montre qu'on ne peut faire l'économie d'une seconde chambre, permettant cette recomposition des territoires, indispensable à notre démocratie.

À cet égard, je reviens sur cette affaire scandaleuse de Colmar, qui illustre parfaitement notre incapacité à partager l'incertitude, alors même que les expérimentations de l'INRA s'inscrivaient dans le cadre des procédures préconisées par Michel Callon. Le risque zéro est antinomique du principe du précaution, qui doit, je le répète, nous inciter au partage des incertitudes.

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