Intervention de Didier Migaud

Réunion du 19 février 2015 à 11h00
Comité d'évaluation et de contrôle des politiques publiques

Didier Migaud, Premier président de la Cour des comptes :

Madame la Présidente, mesdames et messieurs les députés, je suis heureux de venir une nouvelle fois devant vous afin de présenter l'enquête réalisée à la demande du Comité d'évaluation et de contrôle.

En application des dispositions de l'article L. 132-5 du code des juridictions financières, votre Comité a souhaité que la Cour lui remette un rapport sur l'action de la douane dans la lutte contre les fraudes et trafics. Plusieurs échanges de correspondance avec le Président de l'Assemblée nationale ont permis d'en délimiter le périmètre.

Je veux saluer l'implication forte de MM. les députés Gaby Charroux et Éric Woerth, rapporteurs désignés par votre Comité. Les rapporteurs de la Cour ont ainsi bénéficié de réunions de travail fructueuses et de deux déplacements conjoints à Roissy et à Marseille.

Par ailleurs, ce rapport s'inscrit dans la continuité des travaux de la Cour sur le rôle et l'action de la douane. Après avoir examiné la réforme du dédouanement et ses rapports avec les opérateurs économiques, elle a traité des missions fiscales de la douane dans son rapport public 2014. Le document qui vous est présenté aujourd'hui fait suite à un rapport antérieur de 2007 sur sa branche « surveillance ».

Pour vous le présenter, je suis entouré de Raoul Briet, Président de la première chambre, d'Henri Paul, président de chambre et Rapporteur général du Comité du rapport public et des programmes, de Christian Charpy, conseiller maître, contre-rapporteur, de M. Jean-Christophe Chouvet, conseiller maître, et de M. Sébastien Justum, auditeur, rapporteurs.

Au terme de son enquête, la Cour fait le constat que la douane exerce ses missions dans un cadre largement défini au niveau européen et dans un contexte de constantes et très rapides évolutions des fraudes et trafics. Son action doit être évaluée à l'aune de ces nouvelles menaces et de ces nouveaux enjeux. La douane ne les méconnaît pas, mais son adaptation est trop lente.

Sur le fondement de ce constat, la Cour formule deux principaux messages : l'efficacité de la douane dépend d'abord de sa capacité à réorganiser ses structures et adapter ses méthodes ; il lui faut aussi resserrer et approfondir sa coopération avec les autres services de l'État exerçant dans des domaines connexes.

La douane exerce ses missions dans un cadre largement défini au niveau européen, et non plus dans un cadre purement national. L'ouverture économique de notre pays, comme sa position de carrefour géographique, l'exposent particulièrement aux fraudes et aux trafics. Pourtant, en pratique, plusieurs contraintes affectent la capacité de la douane à contrôler les flux de marchandises importées.

Les marchandises qui entrent en France par voie routière ou ferroviaire ont déjà été introduites sur le territoire de l'Union européenne. Celles qui arrivent par voie maritime entrent le plus souvent en Europe par des ports non français, en particulier par Anvers et par Rotterdam. Or, dans le cadre de l'union douanière, les contrôles sont effectués aux frontières extérieures de l'Union européenne. Par ailleurs, les douanes de chaque État membre ont la faculté de moduler leurs contrôles. Ainsi, les douanes belge et néerlandaise tendent à accorder la priorité au contrôle des marchandises destinées à leur propre pays. De surcroît, le droit européen limite encore les possibilités de contrôle sur les marchandises en transit.

La douane peut contrôler elle-même les marchandises qui proviennent de pays tiers par la voie aérienne. Néanmoins, elle se heurte à des difficultés spécifiques. D'une part, les flux de marchandises comportent souvent de multiples envois de faible valeur unitaire, fréquemment commandés par voie électronique. D'autre part, la plus grande partie des transports de marchandises est effectuée sur des vols passagers, aux rotations rapides. Cette contrainte, particulièrement forte à Roissy, premier hub européen, limite le potentiel d'action des services douaniers.

Ainsi, la vision traditionnelle du douanier, montant la garde aux frontières nationales, arrêtant à sa guise les vecteurs de transport et fouillant les cargaisons à sa discrétion, est une vision datée.

Toutes les conséquences de ces évolutions doivent donc être tirées. La Cour appelle notamment à un renforcement des échanges d'informations entre douanes nationales sur les entrées et la circulation de marchandises à l'intérieur de l'Union. S'agissant des fraudes à la TVA, elle préconise la mise en place d'un système d'information européen de vérification de la cohérence des déclarations d'échanges de biens effectués dans les différents États membres.

L'action de la douane doit être évaluée à l'aune des nouvelles menaces et des nouveaux enjeux, car les menaces et les méthodes des fraudeurs et des trafiquants ont beaucoup évolué. Dans le même temps, et de manière un peu surprenante, l'approche de la douane est restée très stable.

Je veux d'abord rappeler la différence entre fraudes et trafics. Les fraudes sont des infractions portant sur des flux en principe licites. Il s'agit par exemple de déclarations ne correspondant pas à la réalité des flux de marchandises. Les trafics sont des opérations illicites par nature – contrebande, introduction de stupéfiants ou de produits contrefaits. La ligne de partage entre fraudes et trafics n'est pas étanche : par exemple, de la drogue peut être dissimulée dans un conteneur contenant des marchandises ordinaires ; des contrefaçons peuvent être déclarées sous une rubrique générique, « maroquinerie » ou « produits textiles », dans l'espoir de franchir sans encombre les contrôles douaniers.

Les risques de fraudes se sont accrus à mesure de la progression du commerce international et de la complexité croissante des règles applicables. Les trafics ont beaucoup évolué, avec le recours à internet et la sophistication de leurs modalités financières. Ils se sont diversifiés et mondialisés.

Dans son rapport, la Cour constate que les priorités affichées par la douane consacrent la prééminence du triptyque « stupéfiants, tabacs, contrefaçons ». Bien que justifiés au regard des enjeux de sécurité, de santé publique et de préservation des intérêts économiques de la France, ces objectifs ne couvrent pas tout le spectre des menaces. De plus, ils ne font pas l'objet d'une réflexion stratégique permettant de les hiérarchiser et d'expliciter les critères justifiant le choix des priorités.

Dans le cadre existant, la douane privilégie la lutte contre ces trafics par rapport à la lutte contre les fraudes fiscales, notamment la fraude à la TVA, dont les conséquences budgétaires sont pourtant très lourdes pour les finances publiques.

Par ailleurs, la méthode d'évaluation de l'action de la douane est peu satisfaisante et manque de transparence. Elle s'appuie sur plusieurs indicateurs qui portent notamment sur les saisies de produits de trafic ou encore sur les droits redressés après détection d'une fraude. Or la mesure de ces indicateurs est en soi sujette à caution. Il est souhaitable que ces données soient fiabilisées et publiées avec un niveau plus grand de précision. De même, s'agissant des saisies de stupéfiants, il importe que la douane adopte les règles interministérielles définies par l'Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants (OCRTIS), plutôt que de garder les siennes qui donnent une image plus avantageuse de son action.

Cet effort d'évaluation est particulièrement nécessaire dans un contexte de forte contrainte budgétaire. Si, depuis 2008, les moyens de la douane ont été maintenus en euros courants autour de 1,6 milliard d'euros, ses effectifs, tout comme ceux d'autres administrations, ont baissé d'environ 20 % entre 2003 et 2013. Pour autant, en l'absence de comptabilité analytique, il est difficile de mesurer précisément la part des ressources utilisées pour la lutte contre les fraudes et trafics. La Cour a estimé à environ 12 000 les effectifs douaniers mobilisés à un titre ou à un autre par cette tâche.

Largement héritée du passé, l'organisation de la douane présente plusieurs particularités. Son administration repose sur des services à compétence nationale, douze directions interrégionales et quarante-deux directions régionales, dont les performances sont hétérogènes.

Deux services à compétence nationale se consacrent exclusivement à la lutte contre les fraudes et les trafics : la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED), forte de 720 agents ; le Service national de douane judicaire (SNDJ), qui compte un peu plus de 200 agents.

Leurs performances, mesurées par leur contribution aux résultats de la douane, apparaissent supérieures à celles des autres. L'orientation retenue par la douane de préserver, voire de renforcer leurs moyens, va donc dans le bon sens.

Une reconfiguration des services déconcentrés paraît nécessaire. Les éléments rattachés aux directions interrégionales et régionales couvrent à la fois les points d'entrée portuaires et aéroportuaires et les axes routiers, et les directions garde-côtes les façades maritimes. Ils sont aussi indispensables, mais leur configuration et leurs modalités d'intervention appellent des réformes ambitieuses et rapides.

Les services territoriaux demeurent trop dispersés. Ils comportent encore trop d'unités de taille insuffisante. En 2013, sur 213 brigades de surveillance, 90 comptaient moins de 19 agents. Or ces brigades perdent de leur efficacité en dessous d'un seuil, que la douane est réticente à formaliser, mais qui se situe autour de 30 agents. La restructuration de ce dispositif territorial est en cours. Mais son rythme est trop lent, à cause des difficultés du dialogue social interne comme des résistances locales.

La Cour recommande aussi de resserrer le maillage de la surveillance terrestre autour des points correspondant aux enjeux prioritaires, c'est-à-dire à proximité des frontières et sur les principales voies de circulation. Elle préconise que les régimes de travail dans les aéroports franciliens soient revus.

La douane a lancé trois initiatives en vue de moderniser ses méthodes de contrôle, qui ont connu un succès inégal. Elle a engagé la refonte des processus de contrôle sur les plates-formes, notamment portuaires. Elle avait prévu de concentrer le pilotage des contrôles au niveau des directions interrégionales et non plus régionales, mais ce projet, pourtant essentiel et inscrit dans le projet stratégique de la douane, a été abandonné du fait de multiples résistances internes. Enfin, elle a décidé de créer un nouveau service à compétence nationale, le service d'analyse de risques et de ciblage (SARC), chargé de mettre les techniques informatiques modernes au service d'une politique de contrôle plus cohérente et intégrée.

Au total, la reconfiguration du dispositif de contrôle a été amorcée selon des lignes tout à fait appropriées. Pourtant, le mouvement reste beaucoup trop lent.

Les moyens de l'action aéromaritime devraient être rationalisés. La douane contribue à l'action de l'État en mer, aux côtés de la Marine nationale, des affaires maritimes et de la gendarmerie maritime. C'est à ce titre qu'elle est dotée d'un dispositif de surveillance aéromaritime. Ce dispositif suscite plusieurs interrogations.

Sa disponibilité opérationnelle est faible, particulièrement dans sa composante navale. Cela s'explique notamment par l'obsolescence du matériel, les défaillances de la maintenance, les règles d'emploi et les régimes de travail. Le renouvellement du matériel, intégral pour les avions, progressif pour les navires, est en cours, non sans difficulté ou errements. Il absorbe d'ailleurs la majeure partie des crédits d'équipement de la douane. Celle-ci procède également à une refonte des structures par façade maritime. Ces mesures sont loin d'avoir produit tous les effets attendus.

Mais, plus fondamentalement, c'est la finalité même du dispositif qui est en cause. Dans les faits, ce sont les missions non douanières – surveillance des pêches, protection de l'environnement, notamment – qui occupent le plus les moyens de la douane. La conjonction de la faible disponibilité des moyens douaniers et de leur absorption par des missions non douanières aboutit parfois à des situations paradoxales. Il est ainsi arrivé qu'en l'absence de moyen disponible, la douane fasse appel à un bâtiment de la Marine nationale, voire à un navire étranger, pour arraisonner un bâtiment suspect.

En réalité, sans le dire explicitement, l'État fait peser sur la douane son action en mer. Aussi, dans l'attente d'une réorganisation d'ensemble de l'action de l'État en mer, la Cour recommande qu'un moratoire soit appliqué sur l'acquisition de nouveaux moyens navals et aériens, au-delà des marchés déjà signés.

L'efficacité des services douaniers dépend de leur capacité à coopérer avec les autres services de l'État chargés de lutter contre les fraudes et trafics.

La douane n'est pas le seul service de l'État chargé de lutter contre les trafics. Dans un environnement complexe où les fraudeurs communiquent aisément entre eux, une action coordonnée des services de l'État est indispensable, à trois niveaux : au sein des ministères économiques et financiers ; avec les autres ministères concernés ; et avec l'autorité judiciaire.

Au sein des ministères économiques et financiers, la douane n'a formalisé que très tardivement des dispositifs de coopération avec trois autres directions : la direction générale des finances publiques (DGFiP), la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) et TRACFIN (Traitement du Renseignement et Action contre les Circuits FINanciers clandestins).

Elle coopère formellement avec la DGFiP depuis 2011. Le principal enjeu commun est celui de la lutte contre la fraude à la TVA. La douane fait partie du groupe de travail interministériel et opérationnel consacré à ce thème. Il a été créé en janvier 2014. Il est piloté par la DGFiP. Les échanges d'informations se sont développés entre les deux directions. Dans l'attente de systèmes d'information directement interopérables, l'ouverture d'accès croisés aux bases de données respectives devrait faciliter ces échanges. Néanmoins, les actions communes lancées n'ont encore qu'un caractère partiel, notamment en ce qui concerne la perception de la TVA sur les envois postaux et par fret express.

La douane et la DGCCRF coopèrent formellement depuis 2011, même si elles ont mis en commun leurs laboratoires dès 2007. Elles sont associées dans la lutte contre la contrefaçon. Elles ont à veiller ensemble au respect des normes destinées à assurer la sécurité des produits et la protection du consommateur. Les deux directions échangent leurs informations, harmonisent leurs politiques de contrôle, et procèdent à des actions communes, jusqu'à l'échelon déconcentré.

Enfin, la douane et TRACFIN ont formalisé leur coopération en 2013.

La douane travaille aussi avec des services dépendant d'autres ministères. Elle veille avec les services du ministère de l'agriculture à la lutte contre les fraudes alimentaires et à la prévention des risques sanitaires. Elle coopère aussi avec l'Agence nationale de sécurité du médicament. Dans les deux cas, la coopération rencontre plusieurs limites, évoquées précisément dans le rapport de la Cour.

Les relations de la douane avec le ministère de l'intérieur sont multiples et parfois difficiles. Elles sont d'une part affectées par la question de la répartition de la charge de la surveillance des 130 points de passage aux frontières. Quatre-vingts sont aujourd'hui confiés à la douane, pour la plupart dans les aéroports secondaires. Dans la mesure où cette tâche vise davantage la prévention de l'immigration clandestine que le contrôle des marchandises, la Cour recommande qu'elle soit confiée à la seule police de l'air et des frontières (PAF).

La question se pose, d'autre part, de la répartition des responsabilités entre la douane et le ministère de l'intérieur en matière de lutte contre les fraudes et trafics, au premier chef dans le domaine des stupéfiants. La Cour relève des chevauchements dans les compétences, qui peuvent aboutir à des doublons, voire à de la concurrence entre services. Elle appelle à une meilleure coordination et transparence entre services de police et services douaniers.

Le coeur du problème réside dans la modification des modalités d'action de la douane : elle opère de moins en moins par intervention directe sur les marchandises à l'occasion de contrôles inopinés mais plutôt sur la base du renseignement, du ciblage. Elle ne se contente pas de saisir les marchandises de fraude mais s'efforce aussi d'identifier et de démanteler des réseaux. Par conséquent, ses méthodes tendent à se rapprocher de celles des services de police.

Enfin, la tendance est à la judiciarisation croissante des affaires douanières. Certains des pouvoirs de la douane ne peuvent être exercés que sous le contrôle du juge. De même, les douaniers du service national de douane judiciaire ont le statut d'officier de police judiciaire et sont dépendants de l'autorité judiciaire.

La question se pose de plus en plus de savoir à quel stade un dossier, initialement traité par la douane dans le cadre de ses pouvoirs administratifs, doit être transmis à l'autorité judiciaire. Celle-ci souhaite que ce soit le plus tôt possible, au nom de l'efficacité des investigations et de la qualité de la procédure. La douane y est parfois réticente, tant pour des considérations de délai que par crainte que l'autorité judiciaire ne la dessaisisse pour confier le dossier à un service de police ou de gendarmerie. Des concertations approfondies entre services de l'État s'imposent pour harmoniser les approches.

En conclusion, si les missions douanières s'exercent désormais dans un cadre européen et dans un contexte de menaces accrues, cela ne remet en cause ni leur utilité ni leur légitimité. Bien au contraire, cela les renforce. Néanmoins, cette situation appelle aussi de sa part une démarche résolue d'adaptation de son organisation et de ses modes d'action, en fonction de priorités explicites. Son dispositif opérationnel doit en effet être cohérent avec les enjeux de la lutte contre les fraudes et contre les trafics.

La Cour a constaté des efforts de réforme, qu'elle salue. Elle regrette néanmoins la lenteur de leur mise en oeuvre et les résistances rencontrées, y compris en interne et parfois au niveau local. Elle appelle également à une meilleure coordination des services de l'État. Comme toujours, les observations de la Cour sont accompagnées de recommandations. J'en ai évoqué quelques-unes dans mon propos. Vous les retrouverez toutes dans le rapport.

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