Intervention de Pierre Tartakowsky

Réunion du 19 février 2015 à 8h30
Commission d'enquête sur les missions et modalités du maintien de l'ordre républicain dans un contexte de respect des libertés publiques et du droit de manifestation, ainsi que de protection des personnes et des biens

Pierre Tartakowsky :

Peut-on parler d'une évolution de l'attitude de certains manifestants, notamment au regard de la violence ? Oui, bien évidemment. Néanmoins, il convient de distinguer deux types de phénomènes.

Le premier participe d'une évolution beaucoup plus globale, propre aux sociétés occidentales, et que l'on pourrait qualifier d'écroulement du principe d'autorité. Cet écroulement s'observe dans les crises – économiques, sociales, morales – qui balaient notre monde, et touche tous les acteurs, à commencer par celui qui se réclame d'une violence légitime. Le phénomène, qui est extrêmement important, n'est pas surprenant. En en parlant et en l'analysant, on se donne les moyens – et on donne à l'État les moyens – de travailler à sa relégitimation. L'État n'est certes pas totalement délégitimé, mais on sent bien qu'il est devenu nécessaire de réexpliquer et de « réenraciner » un certain nombre d'idées sur ce qu'est la République et sur ce qui fait que tel acte est légitime ou non. Cela doit nous amener à un débat politique au meilleur sens du terme, et je ne crois pas qu'il faille en avoir peur. Ce serait le moyen de redéfinir collectivement l'ordre public social.

L'autre phénomène, plus restreint mais plus spectaculaire, est celui de l'utilisation directe de la violence – violence, et non pas occupation d'espace public – qui surgit au sein de manifestations pacifiques et démocratiques. Elle déplace le sens de ces manifestations sur un autre terrain que celui de la démocratie, à savoir celui de la violence et de la casse. Or il est troublant de constater que dans de telles situations, les forces de l'ordre sont désarçonnées, voire en état de sidération. Je précise que je parle aussi bien en tant que président de la Ligue des droits de l'Homme qu'en tant que citoyen ayant beaucoup manifesté et s'étant trouvé confronté à l'apparition ex nihilo de ces groupes, que ce soit aux États-Unis, en Italie ou en France. On a pu voir des casseurs agir à quelques mètres d'agents de la force publique sans que ces derniers – qui étaient caparaçonnés et ne risquaient donc pas grand-chose en cas de contact direct – semblent s'émouvoir de ce qui se passait. Cela donnait le sentiment que des instructions avaient été données, non pas pour favoriser les casseurs, mais pour préciser que ce n'était pas l'affaire de ces forces de police-là.

Tout cela est effectivement très troublant et nourrit une grande confusion : d'abord quant à la dimension publique de la manifestation, ce qui est nuisible à la République et à la démocratie ; ensuite quant au rôle des forces de l'ordre car, si les forces de l'ordre n'assurent pas l'ordre lorsque celui-ci est manifestement agressé, à quoi servent-elles ?

Pour revenir à votre question, il y a eu une évolution indéniable, qui s'est sans doute jouée au cours des trente dernières années. Cela étant, on a connu, dans d'autres périodes historiques, d'autres manifestations extrêmement violentes. Je rappelle que c'est lorsque l'on a cessé de faire assurer l'ordre par l'armée que le nombre de morts a baissé dans les manifestations.

Quelles sont les réponses opérationnelles ? Je pense que la première et la plus importante, pour le Gouvernement comme pour l'État, consiste à ne pas perdre le contact avec la société vivante, et donc à savoir, en amont des manifestations, avec quels interlocuteurs nouer le dialogue. Une fois que la manifestation a commencé, s'il n'y a pas eu d'échange en amont, tout risque de se compliquer. En même temps, ne soyons pas naïfs : il y a un certain nombre d'acteurs avec lesquels il est difficile de nouer le contact et d'avoir un débat politique. Mais, selon moi, c'est un défi posé à la démocratie, bien plus qu'une question strictement technique de réaction des forces de l'ordre.

Je vais botter en touche : je ne pense pas que ce soit au président de la Ligue des droits de l'Homme de donner des conseils techniques à la police... Pour autant, et pour vous faire sourire, je dirai que « j'ai confiance dans la police de mon pays ». Je suis persuadé qu'aux phénomènes nouveaux qui peuvent se produire au sein des manifestations – comme la stratégie qui consiste à se fondre dans la masse – la police saura apporter des réponses adaptées et, surtout, proportionnées – terme que je n'ai pas utilisé jusqu'à maintenant, mais qui me semble extrêmement important.

Cela dit, si l'usage du flash-ball et les problèmes qu'il crée sont en déclin, supprimons-le. Si son usage est en déclin, cela signifie que l'on peut parfaitement assurer l'ordre sans lui, en évitant de faire courir aux forces de police le risque d'être des forces meurtrières.

Les forces de l'ordre se sont-elles pacifiées ces dernières années ? Je pense que, depuis maintenant très longtemps en France, la philosophie qui consiste à tenir les manifestants à distance et à ne pas pratiquer le corps à corps est une bonne philosophie et une bonne stratégie, qui a permis de contenir des situations très tendues. De ce point de vue, l'usage des grenades lacrymogènes ou des grenades assourdissantes n'a rien de choquant « dans des conditions réglementaires ». J'insiste sur cette dernière précision parce que, dans le cas de Rémi Fraisse, les conditions précises de l'affrontement – quasi individuel – ont fait que l'usage de cette grenade était inadapté.

Que dire de l'emploi de la vidéo ? Il y a une double réponse à cette question. Techniquement parlant, l'usage de la vidéo renvoie à une sorte d'objectivation et à un usage neutre de la technique qui permet de dire : s il y a des casseurs, on les reconnaîtra. Il faut d'ailleurs bien reconnaître que l'usage proportionné de la vidéo peut être très positif. On l'a vu pour le maintien de l'ordre dans les stades de foot : identifier un certain nombre d'individus parmi les plus agressifs et les plus entraînants n'a rien de scandaleux, et je pense que cela relève du travail de bonne police. Mais la systématisation de l'emploi de la vidéo pour les manifestations pose un problème autre que technique : elle renforce le sentiment des pouvoirs publics que la manifestation est avant tout un risque, une nuisance, une « casserole sur le feu » qui risque de déborder à tout moment. On finit par généraliser la vidéo pour assurer une surveillance globale, et c'est là qu'il y a, à notre sens, disproportion.

Le fait que des manifestants, dans un certain nombre de cas, soient filmés pour authentifier des situations est tout à fait acceptable. En revanche, l'idée que, dès lors que les citoyens, individuellement ou collectivement, descendent dans la rue, ils seront filmés et que ces films attesteront de leur bonne conduite, me semble totalement disproportionnée, et lourde d'effets délétères sur le comportement des uns et des autres et sur le type de société que l'on veut construire. On risque d'alimenter ainsi ce que les sociologues appellent une « société de défiance ». Et, dans les sociétés de défiance, le rôle des forces de police se durcit irrésistiblement.

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