Intervention de Alain Tourret

Réunion du 4 mars 2015 à 9h30
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaAlain Tourret, rapporteur :

Monsieur le président, mes chers collègues, la présente proposition de loi a été déposée au Sénat le 25 octobre 2011 par Mme Françoise Laborde et les membres du groupe RDSE. Elle a été adoptée en première lecture par le Sénat le 17 janvier 2012 après avoir été profondément remaniée par la commission des Lois, à l'initiative de son rapporteur, M. Alain Richard.

Elle s'inscrit dans le contexte de la complexe affaire de la crèche « Baby Loup » dont je crois utile de rappeler ici, à grands traits, le déroulement.

En 2008, une salariée de cette crèche associative située dans le département des Yvelines est licenciée pour faute grave, en raison de son refus d'ôter son voile islamique sur son lieu de travail. La salariée conteste son licenciement.

Le 13 décembre 2010, le conseil de prud'hommes déboute la salariée. Il juge que la crèche assurait « une activité de service public », compte tenu notamment de son financement très largement public – à hauteur de 80 % environ.

Le 27 octobre 2011, la cour d'appel de Versailles confirme le jugement prud'homal. L'arrêt vise l'article L. 1121-1 du code du travail selon lequel « nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ». La cour d'appel relève qu'en l'espèce les restrictions à la liberté d'expression confessionnelle sont prévues dans les statuts et que les enfants accueillis « n'ont pas à être confrontés à des manifestations ostentatoires d'appartenance religieuse ».

Le 19 mars 2013, la chambre sociale de la Cour de cassation, analysant le licenciement comme une sanction discriminatoire, casse l'arrêt de la cour d'appel de Versailles. Elle souligne que l'association ne gérait pas un service public et considère que la clause de laïcité et de neutralité prévue par les statuts était trop générale et trop floue pour tenir en échec l'exercice de la liberté religieuse. En revanche, le même jour, dans un arrêt CPAM, elle juge que le principe de neutralité est applicable à l'ensemble des agents des services publics, y compris lorsque ces derniers sont assurés par des organismes de droit privé.

L'affaire de la crèche « Baby Loup » est, quant à elle, renvoyée devant la cour d'appel de Paris. Le 27 novembre 2013, celle-ci, résistant à la Cour de cassation, confirme à son tour le jugement prud'homal, en se fondant notamment – dans un considérant de principe – sur la notion d'« entreprise de conviction », qu'elle utilise pour qualifier la crèche concernée.

Enfin, le 25 juin 2014, l'assemblée plénière de la Cour de cassation rejette le pourvoi formé contre l'arrêt de la cour d'appel de Paris. Elle ne retient pas la qualification d'« entreprise de conviction », mais se fonde sur les dispositions du règlement intérieur de la crèche, restreignant la liberté de manifester sa religion, en raison de la nature des tâches accomplies par les salariés.

Il aura donc fallu attendre au total quatre années de procédure judiciaire et un arrêt de l'assemblée plénière de la Cour de cassation pour mettre fin à l'affaire « Baby Loup » – à tout le moins pour ce qui relève des voies de recours internes, puisque la salariée a annoncé son intention de saisir la Cour européenne des droits de l'homme.

Les multiples rebondissements qu'a connus cette procédure judiciaire montrent que l'état du droit, s'agissant de l'application de la neutralité dans les structures d'accueil de la petite enfance à statut privé, est particulièrement incertain. Il convient de relever que l'arrêt de l'assemblée plénière du 25 juin 2014 ne saurait s'analyser comme un arrêt de principe : il s'agit bien plutôt d'un arrêt d'espèce, qui se fonde sur les obligations particulières posées par le règlement intérieur de la crèche. Pour toutes ces raisons, il apparaît nécessaire d'apporter de la sécurité juridique à cette matière. Telle est l'ambition de la présente proposition de loi, qui vise à étendre l'obligation de neutralité religieuse au personnel d'un certain nombre de structures d'accueil de mineurs à statut privé – tout en préservant, comme vous le verrez, la spécificité des structures dites « à caractère propre », c'est-à-dire à caractère religieux. Il s'agit de soumettre ces structures, dès lors qu'elles bénéficient d'un financement public, à une obligation de neutralité, et donc de les mettre à l'abri des risques de dérives ou de pressions de type communautariste.

Il convient de noter que ce texte a été adopté par le Sénat alors que la Cour de cassation n'avait encore rendu ni son premier arrêt dans l'affaire « Baby Loup », ni son arrêt CPAM. Même si le travail effectué par la commission des Lois du Sénat a été, grâce à l'intelligence du sénateur Alain Richard, de grande qualité, je crois que nous avons aujourd'hui le recul suffisant pour apporter un certain nombre d'améliorations au texte qui nous vient de la Haute Assemblée.

Le groupe RRDP vous propose donc aujourd'hui de reprendre ce texte, qui comporte trois articles.

L'article 1er a pour objet d'étendre le principe de neutralité, sous certaines conditions, aux établissements d'accueil des enfants de moins de six ans, c'est-à-dire aux crèches et aux haltes garderies. De façon nouvelle, ce dispositif distingue trois situations possibles : les établissements et services accueillant des enfants de moins de six ans qui bénéficient d'une aide financière publique sont soumis à une obligation de neutralité en matière religieuse ; les établissements et services qui ne bénéficient pas d'une aide financière publique ne sont pas soumis à cette obligation mais peuvent, s'ils le souhaitent, apporter dans le règlement intérieur des restrictions à la liberté d'expression religieuse de leurs salariés qui sont au contact d'enfants ; les établissements et services qui se prévalent d'un caractère propre ne sont, par définition, pas soumis à une obligation de neutralité. Toutefois, lorsqu'ils bénéficient d'une aide financière publique, ces derniers doivent accueillir tous les enfants, sans distinction d'origine, d'opinion ou de croyances de leurs représentants légaux ; leurs activités doivent assurer le respect de la liberté de conscience des enfants, ce qui paraît vraiment crucial pour des enfants de moins de six ans.

S'agissant de cet article 1er, je vous proposerai un certain nombre d'amendements, après en avoir discuté avec le Gouvernement ainsi qu'avec notre collègue Philippe Doucet. Ils viseront notamment à préciser la notion d'« aide financière publique » et à exclure du champ de la loi, par cohérence avec la proposition de suppression de l'article 3, les crèches dites « familiales » dont le fonctionnement s'apparente beaucoup plus au dispositif des assistants maternels.

Après l'article 1er, je vous proposerai plusieurs amendements de coordination dans différents codes.

L'article 2 vise à étendre l'obligation de neutralité aux établissements et services accueillant des mineurs hors du domicile parental et protégés dans le cadre du chapitre VII du titre II du livre II du code de l'action sociale et des familles. Le texte vise ici au premier chef les centres de vacances et de loisirs. Le but poursuivi est, comme à l'article 1er, de garantir la sécurité juridique de ces établissements au regard du principe de neutralité. Il insère, au sein du code de la santé publique, un nouvel article L. 227-1-1. Transposant la solution retenue à l'article 1er, il distingue trois situations possibles : les établissements et services sont soumis à une obligation de neutralité en matière religieuse dès lors qu'ils bénéficient d'une aide financière publique ; les établissements et services ne bénéficiant pas d'une aide financière publique peuvent apporter certaines restrictions à la liberté d'expression religieuse de leurs salariés au contact des mineurs, sur le fondement de l'article L. 1121-1 du code du travail, ces restrictions devant figurer dans le règlement intérieur ou, à défaut, dans une note de service ; les établissements et services se prévalant d'un caractère propre porté à la connaissance du public intéressé, c'est-à-dire ceux qui mettent en avant un caractère religieux, ne sont pas soumis à une obligation de neutralité mais, lorsqu'ils bénéficient d'une aide financière publique, ils sont tenus d'accueillir tous les mineurs, sans distinction d'origine, d'opinion ou de croyances et leurs activités doivent par ailleurs garantir le respect de la liberté de conscience des mineurs.

S'agissant de cet article 2, je vous proposerai, après une consultation fructueuse avec les collaborateurs du ministre de l'Intérieur, de faire figurer ces dispositions non pas dans un article L. 227-1-1, mais dans un article L. 227-4-1 du code de la santé publique. Cela permettra de viser clairement les centres de vacances et de loisirs, ce qui était bien l'intention du Sénat, sans englober d'autres secteurs, comme le secteur médico-social.

L'article 3 a pour objet d'étendre l'obligation de neutralité aux assistants maternels, dans le cadre de l'activité d'accueil d'enfants à leur domicile. Il crée, au sein du code de l'action sociale et des familles, un nouvel article L. 423-22-1 aux termes duquel l'assistant maternel est soumis à une obligation de neutralité en matière religieuse dans le cours de son activité d'accueil d'enfants, sauf si une stipulation contraire le prévoit dans le contrat qui le lie au particulier employeur.

J'émettrai un avis favorable à l'amendement de suppression de cet article déposé par notre collègue Philippe Doucet. Il me semble en effet que poser une interdiction de principe de toute expression de convictions religieuses au domicile de la personne, sauf stipulation expresse contraire dans le contrat, pourrait se révéler contraire à l'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et à l'article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Selon le premier, « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi ». Quant au second, il dispose que « toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique […] la liberté de manifester sa religion ou sa conviction ». Il ne me paraît donc pas nécessaire de maintenir cet article 3 car une censure de la part soit du Conseil constitutionnel, soit de la Cour européenne des droits de l'homme serait hautement probable.

Au demeurant, en l'état du droit, un contrôle des conditions d'accueil – qui doivent garantir la sécurité, la santé et l'épanouissement des enfants accueillis – et une vérification des aptitudes éducatives de la personne sont déjà prévus au moment de la délivrance de l'agrément à l'assistant maternel par le président du conseil général.

J'ajouterai que, lorsque je l'ai auditionné, le rapporteur général de l'Observatoire de la laïcité s'est montré particulièrement réticent envers cet article, pour les raisons que je viens d'évoquer.

Compte tenu de ces différents éléments, et moyennant l'adoption d'un certain nombre d'amendements, je vous inviterai à adopter la présente proposition de loi, qui sera source de sécurité juridique et de protection pour les structures d'accueil de mineurs à statut privé bénéficiant de financements publics.

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