Intervention de Olivier Beaud

Réunion du 13 mars 2015 à 9h00
Groupe de travail sur l'avenir des institutions

Olivier Beaud :

Merci de me donner l'occasion de m'exprimer ici ce matin. J'essaierai de ne pas répéter ce qui a déjà été dit.

Le problème majeur de la Ve République, pour un constitutionnaliste, c'est effectivement, comme vous l'avez dit en introduction, monsieur le président, la disjonction frappante entre le pouvoir et la responsabilité. Cette coupure peut être critiquée d'une manière républicaine – dans la tradition républicaine française, le Président ne devrait pas jouir d'autant de pouvoir, et c'est la principale raison pour laquelle la plupart des gens de gauche ont été hostiles à la Constitution de la Ve République, ce que l'on oublie souvent aujourd'hui. Elle peut également être critiquée d'un point de vue libéral, puisqu'elle ôte au pouvoir sa principale légitimité : dans une perspective libérale, il n'y a pas de pouvoir sans responsabilité, sans possibilité de rendre compte. C'est là en tout cas, pour un observateur averti ou même simplement intéressé, la principale caractéristique du fonctionnement, de la pratique de notre République : le Président a peu à peu accaparé de nombreux pouvoirs qui ne figuraient pas dans la Constitution, par une interprétation de la Constitution très éloignée de ce qui était prévu au départ. La responsabilité en incombe principalement au général de Gaulle.

Le Président dispose donc d'importants pouvoirs, sans être responsable. Mais, si le général de Gaulle s'est accaparé des prérogatives par une interprétation particulière de la Constitution, il a dans le même temps pratiqué une véritable responsabilité politique en demandant au peuple français de ratifier les décisions qu'il jugeait les plus importantes pour l'avenir de la nation. Bien sûr, on peut considérer cette pratique comme plébiscitaire, mais il a bien démissionné à la suite du référendum sur le Sénat. On peut donc critiquer cette pratique, mais elle était au moins cohérente. Or, depuis le départ du général de Gaulle, les présidents de la République ont conservé les mêmes pouvoirs, et on peut même estimer que ceux-ci se sont encore accrus avec l'instauration du quinquennat ; mais la responsabilité politique n'est plus guère mise en jeu.

Je lis, chez certains auteurs, qu'il y aurait deux types de responsabilité politique du Président. D'une part, il serait responsable parce qu'il peut remettre son mandat en jeu : il y aurait une responsabilité « électorale ». C'est une thèse qui me semble très fragile : d'abord, le Président peut parfaitement ne pas se représenter, et donc ne pas rendre de comptes ; ensuite, le précédent de 2002 nous montre un président Jacques Chirac qui n'est réélu que parce qu'il se trouve en face d'un candidat très particulier, Jean-Marie Le Pen. En l'occurrence, la responsabilité n'a pas joué du tout ; en outre, une responsabilité qui s'exerce tous les cinq ans, c'est une responsabilité très fictive. Il y a donc là à mon avis un véritable problème. D'autre part, on invoque une prétendue responsabilité devant l'opinion publique. Présenter sa politique à la télévision, ce n'est pas être responsable, notamment parce que l'opinion publique ne dispose d'aucun moyen de contrôle.

Il y a donc là un énorme problème, qui rend le système actuel très insatisfaisant.

Je voudrais aussi insister sur le fait, déjà signalé, que l'on comprend mal ce qu'est, en droit constitutionnel, la responsabilité. C'est une question qui concerne finalement moins le droit que les moeurs politiques et parlementaires : elle peut être étudiée sous l'angle des procédures – l'article 49 a été évoqué – mais cela ne rend pas compte du véritable problème, qui est ce que John Stuart Mill appelait la « moralité constitutionnelle ». C'est un constat paradoxal pour un juriste : les textes importent relativement peu.

Or les moeurs politiques françaises tendent plutôt vers l'irresponsabilité ; et, au lieu de charger les hommes et femmes politiques de tous les péchés de notre pays, je voudrais plutôt souligner que c'est une tendance générale. Prenons l'exemple des grands patrons : M. Haberer, qui a provoqué la faillite du Crédit lyonnais, n'a jamais été mis en cause pour sa gestion catastrophique… Je pourrais prendre d'autres exemples – dans les entreprises ou les collectivités locales. Dans toute la société, il existe une tendance lourde à l'irresponsabilité ; la politique ne fait ici, me semble-t-il, que refléter ce phénomène.

Autre point très important : la responsabilité ne doit pas se limiter à l'idée de sanctions. Ce qui est déterminant, ce qui manque dans notre pays, c'est la nécessité pour l'exécutif de rendre compte de son action, d'expliquer ses actes et, en cas de contestation, de répondre. Un droit de suite doit exister. On entend souvent des ministres dire : « j'assume mes responsabilités », tout en n'assumant rien du tout, et souvent en ne répondant pas même aux questions posées. Or, les parlementaires ne sont pas en mesure de pousser un ministre dans ses retranchements.

Nous traitons là de ce que l'on a appelé la « responsabilité diffuse »… Nous avons de grands progrès à accomplir. La pratique de l'accountability est en France, vous l'avez rappelé, monsieur le président, quasiment inexistante. Aujourd'hui, le choix est souvent entre tout ou rien et, en raison du fait majoritaire, c'est souvent le second qui l'emporte. Nous avons l'impression – et cette impression n'est pas injustifiée – que les gouvernants ne rendent pas de comptes. C'est extrêmement regrettable.

Que faire ? Il est toujours périlleux de proposer des réformes constitutionnelles : la responsabilité telle que nous la connaissons est un élément du système de la Ve République, et c'est ce système qui pose problème aujourd'hui, et plus précisément l'élection du Président de la République. Or il est aujourd'hui très difficile de l'expliquer aux Français, qui estiment avoir le droit d'élire leur chef. C'est pourtant bien à partir de ce droit – aujourd'hui véritable épine dorsale de la Constitution – que s'enclenche la mécanique de concentration des pouvoirs au profit du Président. Nous travaillons sur la question de la responsabilité, mais l'ombre de la réforme de 1962 plane sur tout notre régime.

Je ne proposerai donc pas de grandes réformes, mais il existe des pistes d'améliorations : il a été question tout à l'heure des commissions d'enquête, par exemple. Je rappellerai ici cet exemple qui devrait choquer tous ceux qui professent des convictions de gauche : le président Mitterrand avait, lors de l'affaire des avions renifleurs, autorisé M. Giscard d'Estaing à ne pas venir s'expliquer devant la commission d'enquête parlementaire, au motif que le Président était irresponsable politiquement. Nous vivons toujours sur ce précédent aberrant – d'autant plus aberrant en l'occurrence que François Mitterrand avait, pour l'établir, invoqué une prétendue tradition. Il faudrait donc accroître les pouvoirs des commissions d'enquête, et leur permettre d'enquêter sur des affaires dont la justice est saisie, avec peut-être des pouvoirs quasi-judiciaires. J'insiste sur ce point, car il existe aujourd'hui à mon sens une concurrence très forte, sur la question de la responsabilité, entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir parlementaire ; je fais partie de ceux qui font davantage confiance au second qu'au premier, à la responsabilité politique plutôt qu'à la responsabilité pénale. Il faut donc vraiment, à mon sens, muscler les commissions d'enquête.

Il serait également possible de réfléchir à la responsabilité individuelle des ministres, qui n'a été ni prévue par les textes, ni instaurée par la pratique. Aujourd'hui, on ne peut pas remettre en question la responsabilité d'un ministre sans remettre en cause l'ensemble du Gouvernement, raison pour laquelle on ne le fait jamais. Or cette responsabilité personnelle est à mon sens un point essentiel.

Je conclurai sur la question de la responsabilité pénale des membres du Gouvernement. À mon sens, la Cour de justice de la République n'a aucune légitimité ; elle a été instituée par hasard, pour résoudre l'affaire du sang contaminé. La principale critique que je lui adresserai, de façon pragmatique, c'est sa lenteur, qui, en pratique, la dévalorise entièrement : on attend une décision judiciaire deux, trois, voire cinq ans, et c'est beaucoup trop. Je passe sur les autres critiques, qui sont connues, notamment celles relatives à sa composition.

Demeure un problème bien posé par le rapport Jospin : il n'est pas possible de donner à un juge d'instruction le pouvoir de mettre en examen n'importe quel homme politique sans contrôle préalable. Cela pose l'immense question de la justice en France : malheureusement, de mon point de vue, elle n'est ni aussi forte, ni aussi fiable qu'on pourrait l'espérer. C'est un chantier gigantesque, car on ne peut réformer la responsabilité pénale des gouvernants sans modifier le code pénal – tout sauf libéral aujourd'hui, et même liberticide – et même la structure de la justice en France. Voilà ce que j'appellerai un vaste programme…

1 commentaire :

Le 19/12/2016 à 15:30, Laïc1 a dit :

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"Cela pose l'immense question de la justice en France : malheureusement, de mon point de vue, elle n'est ni aussi forte, ni aussi fiable qu'on pourrait l'espérer."

Parole d'expert... Si la justice est douce pour les politiques, n'est-elle pas dure pour les citoyens ? Les citoyens ne sont-ils pas fatigués de voir un régime judiciaire à double vitesse : lente et clémente pour les politiques, dure et rapide pour les citoyens ordinaires, pourtant la clé de voûte de la démocratie ?

Le statut de citoyen ne paraît guère enviable : méprisé par les politiques, suspecté par les juges, le citoyen réclame sans suspect l’avènement d'une démocratie référendaire qui lui donnerait la responsabilité et la dignité que ce système politique mesquin et sans envergure lui refuse.

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