Intervention de Olivier Beaud

Réunion du 13 mars 2015 à 9h00
Groupe de travail sur l'avenir des institutions

Olivier Beaud :

Un problème central, que je n'ai pas suffisamment évoqué, est l'administration. Pourquoi est-il important de contrôler l'exécutif ? Parce que si l'on contrôle les ministres, et si on les contrôle bien, normalement, ils contrôleront bien leur administration. Le pouvoir n'est pas exercé par le ministre : celui-ci est bien sûr dépositaire du pouvoir politique, mais la composante déterminante, dans l'exécutif, c'est l'administration, en particulier les directeurs d'administration, qui font tourner la machine et sont responsables devant lui. Comme le ministre est censé endosser la responsabilité de tout ce que fait son administration, s'il est obligé de rendre des comptes politiquement, il devra la contrôler sérieusement, et l'on peut espérer que celle-ci fera d'autant mieux son travail et n'usurpera pas ses fonctions – je rejoins Denis Baranger sur ce point.

Je comprends bien qu'en Grande-Bretagne les choses ne se passent pas comme en France, mais je serais assez réticent s'agissant de la suggestion de M. Tourret à propos de la Cour des comptes. Chez nous, en effet, le Parlement est déjà concurrencé par les trois grands corps que sont le Conseil d'État, la Cour des comptes et l'Inspection des finances, selon une spécificité française qui explique la relative faiblesse de notre Parlement, ainsi dépourvu de l'expertise technique. Nous n'avons jamais réussi à internaliser le pouvoir d'expertise au sein du Parlement, et la haute fonction publique est ultrapuissante. Il me paraîtrait donc dangereux de s'appuyer sur la Cour des comptes, d'autant que celle-ci est censée être indépendante, ce qui ne serait pas compatible avec une fonction de bras armé du Parlement. C'est l'une des difficultés françaises : le Parlement est constamment limité parce qu'avant lui passent des grands corps qui exercent parallèlement à lui le contrôle. Ils peuvent d'ailleurs le faire très bien : leur compétence n'est pas en jeu, mais cette concurrence est un élément objectif.

S'agissant des grands patrons, j'ai été un peu rapide : ce que j'ai tenté de dire, peut-être maladroitement, c'est que le problème de l'irresponsabilité n'est pas propre au champ politique. Il existe en France une tendance lourde à l'irresponsabilité que révèle le fait que les chefs de grandes entreprises soient rarement inquiétés. Je ne me situe pas sur le terrain pénal, car là n'est pas le propos – il ne s'agit pas d'attraire tous les dirigeants devant les tribunaux pénaux, ce serait de toute façon une impasse –, mais du point de vue du sentiment d'irresponsabilité. Je n'ai pas l'impression qu'en France le capitalisme soit tel que, dans les conseils d'administration ou de surveillance, on contrôle véritablement les grands entrepreneurs. Le Crédit lyonnais fournit tout de même l'exemple d'une faillite à propos de laquelle le dirigeant n'a jamais, à ma connaissance, éprouvé de grands remords : je ne l'ai jamais entendu s'excuser de la gestion désastreuse de l'entreprise, qui a coûté assez cher au contribuable. Peut-être mon propos était-il inutilement polémique, mais il s'agissait de montrer que le Parlement n'était que le reflet de la société en général.

Je ne crois pas que l'article 16 et les pouvoirs exceptionnels du Président jouent un rôle déterminant dans l'irresponsabilité politique. Le général de Gaulle n'y a recouru qu'une fois et, dans son esprit, cet usage était assez éloigné de la question de la responsabilité politique puisqu'il a par ailleurs tenté ensuite à plusieurs reprises de faire jouer celle-ci. L'article 16 est ce que l'on appelle une « Constitution de réserve ». Une fois qu'il est mis en oeuvre, il y a évidemment danger puisqu'il s'agit d'une dérogation à la Constitution qui permet au Président de cumuler deux pouvoirs : celui de décider de l'existence d'une situation d'exception, qui est très peu contrôlé et ne peut faire l'objet d'aucun veto ; et le fait même de concentrer ainsi tous les pouvoirs, ce qui institue une dictature provisoire dont le risque est qu'elle s'éternise, ce qui serait catastrophique. La dépendance au Président est alors totale. Tous les républicains ont constaté cette difficulté interne à la situation d'exception. En revanche, je ne vois pas de lien objectif qui l'articulerait à la question de la responsabilité.

Je suis entièrement d'accord avec la remarque de Guillaume Tusseau sur la carrière politique. C'est un vrai problème et l'une des raisons, paradoxales, pour lesquelles j'étais assez hostile à la réforme du cumul des mandats ; peut-être me suis-je trompé dans mon diagnostic, mais je n'étais pas le seul à le poser. Le grand risque était à mon sens de créer des politiciens professionnels qui exerceraient ce métier de vingt à soixante-dix ans.

Il me semble, monsieur le président, que l'instauration du quinquennat n'a pas modifié fondamentalement la donne, mais simplement accentué la tendance à l'irresponsabilité. Les pouvoirs présidentiels en ont été renforcés : même si l'on parle d'impuissance présidentielle, avec le quinquennat le Président est de plus en plus obligé de gouverner et la distorsion entre pouvoir et responsabilité est encore plus manifeste. Mais l'on ne touche pas là au coeur du problème.

Les propos de M. Tourret confirment de manière frappante le diagnostic de la relative impuissance des commissions d'enquête, comme ce que vous avez dit, monsieur le président, de celle qui s'était consacrée aux emprunts toxiques. On devrait mieux connaître les travaux de ces instances. Sur l'affaire du sang contaminé, tout, absolument tout, figurait dans les deux rapports parlementaires qui ont été publiés et que n'importe qui pouvait lire. Et pourtant, la presse s'est focalisée sur le seul travail pénal – dont je ne dirai pas ici ce que je pense : elle n'a pas tenu compte du travail parlementaire qui, au lieu de dramatiser la situation, diagnostiquait les raisons du drame sans chercher à envoyer les responsables politiques devant la justice pénale. Ce problème de publicité des travaux parlementaires est l'un des effets, négatif, mais mécanique, du fait que le Parlement détient maintenant en France un pouvoir subordonné – c'est la révolution de la Ve République. Comment faire en sorte que les bons travaux parlementaires – car il en existe de bons – soient mieux connus et puissent informer l'opinion publique ?

En ce qui concerne l'échelon européen, le fait que le secrétaire général aux questions européennes soit maintenant rattaché au Président, et non plus aux services du Premier ministre, fournit un exemple concret, apparemment anodin mais très révélateur, de la présidentialisation du pouvoir. Dans ce domaine comme dans les autres, c'est le Président qui a le pouvoir, sans avoir à rendre de comptes au Parlement. Ce que vous dites, madame, de la politique européenne vaut aussi de la politique internationale. C'est un enjeu majeur : quelle politique internationale, quel engagement armé ? Comment en débattre ? En France, c'est le Président qui décide de tout sans jamais s'en expliquer personnellement, sinon devant des journalistes qui, ainsi que l'a dit le professeur Ponthoreau, ne sont parfois même pas capables de le contredire. Le sentiment d'irresponsabilité s'en trouve accentué.

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