Intervention de Christian Garnier

Réunion du 17 mars 2015 à 17h00
Commission des affaires économiques

Christian Garnier, représentant de la CGT chez Alstom Transport :

Beaucoup de questions se recoupent. Sur le « plan C », nous avons constitué, avec l'aide d'un cabinet d'experts, un dossier détaillé qui fut remis au ministre. On peut discuter des raisons qui ont conduit à la situation actuelle, et nous n'avons pas manqué de le faire auprès de nos dirigeants. Vous vous dites surpris par le décalage de leur discours mais, pour ce qui nous concerne, nous en avons l'habitude… De fait, à en croire Patrick Kron, notre PDG, « tout va très bien, madame la marquise ! »

Le « plan C » partait du constat simple que le groupe, ayant à traverser une passe financière délicate, avait besoin d'une intervention de l'État, y compris via une augmentation de capital et une renégociation de la dette, mais seulement dans l'objectif de faire valoir l'intérêt général, non pour satisfaire des intérêts particuliers. On ne saurait donner carte blanche à des dirigeants qui, en dix ans, ont à ce point dégradé la situation financière et industrielle de l'entreprise ; à telle enseigne que la SNCF envisage de la convoquer pour lui faire valider une pénalité de retard de 100 millions d'euros ! Il ne suffit pas de signer des contrats : encore faut-il respecter le cahier des charges dans les délais impartis. Le problème du Régiolis, c'est que l'établissement de Reichshoffen ne dispose pas des moyens industriels et humains de respecter le cahier des charges. Alstom Transport achète 70 % de sa production à l'étranger ; et par « production » j'entends l'ensemble de la chaîne, depuis la conception et les études jusqu'à la fabrication et la livraison. Aussi certains sous-traitants se retrouvent-ils dans de graves difficultés. Les grands donneurs d'ordre – dont Bombardier fait aussi partie, d'ailleurs – fixent les prix car ils sont dans une situation de quasi-monopole. Lorsqu'un intérioriste de train fait faillite suite à un impayé d'Alstom, il ne peut livrer son matériel ; de sorte que c'est le train lui-même qui ne peut être livré à temps ; d'où les pénalités de retard.

Celles-ci s'élèvent, pour le dernier exercice comptable – calculé du 1er avril au 31 mars, selon les standards anglo-saxons – à 360 millions d'euros, alors que, dans le même temps, les dividendes versés aux actionnaires ont augmenté de 30 %. Cette entreprise est une vraie gabegie financière, sans parler des amendes pour corruption. Nous commençons en effet à découvrir qu'en plus d'être des incompétents notoires, nos dirigeants sont des corrompus : si le groupe s'est vu infliger une telle amende aux États-Unis, ce n'est certainement pas parce qu'ils avaient oublié de refermer la porte derrière eux…

La réflexion sur la prolongation de la durée de vie des centrales, qui ne se fera pas avec des rustines, peut représenter l'avenir d'Alstom ; mais la confier à General Electric revient à lui laisser les mains libres sur cette question. Les brevets, dans le domaine de l'énergie, sont en Suisse ; ceux qui concernent les transports sont en France, mais au sein d'une filiale dédiée, qui gère aussi la recherche et développement – que le groupe pourra demain, s'il le souhaite, délocaliser au Kazakhstan.

Avec l'argent généré par ses profits, Alstom a construit au Kazakhstan, au Brésil, en Afrique du Sud et beaucoup en Inde, où nos dirigeants délocalisent la signalisation ferroviaire, fondamentale pour tous les types de transport – urbains, suburbains ou à grande vitesse. Or, en matière de signalisation, Alstom travaille pour de grandes entreprises publiques, la RATP ou la SNCF. De deux choses l'une : ou l'on se donne les moyens de faire valoir l'intérêt général, donc d'utiliser au mieux l'argent des contribuables et celui d'EDF, ou l'on continue à alimenter les intérêts privés. En cinq ans, 1,5 milliard d'euros de dividendes ont été distribués ; et voici que la situation financière, nous dit-on, impose la vente d'une partie de l'entreprise…

Notre PDG nous a d'ailleurs annoncé que le projet de vendre 30 % d'Alstom Transport à un investisseur privé restait d'actualité ; par le fait, la société qui récoltera l'argent de cette vente n'est pas Alstom Transport mais la holding. Toutes les autres filiales de transport, en Belgique, en Espagne, en Italie et en Russie, ont été regroupées au sein d'une même structure, dont le siège social est établi aux Pays-Bas – puisqu'il ne peut l'être ni au Brésil, ni aux États-Unis, ni au Royaume-Uni, où le groupe est traduit en justice pour corruption –, certainement pour le charme des canaux d'Amsterdam et non pour des raisons fiscales… Demain, cette filiale pourra tout à fait décider de refuser des commandes en France.

Alstom a reçu une commande d'un montant de 2 milliards d'euros pour des métros dont les châssis sont fabriqués en Pologne : ce sont le STIF, la RATP, autrement dit nos impôts qui les paient. Notre PDG a l'air de dire qu'il est entré comme par hasard dans la salle où se réunissait le conseil d'administration, lequel venait de lui attribuer un bonus de 4 millions d'euros : il faudrait cesser de nous prendre pour ce que nous ne sommes pas… Pendant ce temps, à Valenciennes, les salariés font grève pour obtenir du matériel leur permettant de travailler dans de bonnes conditions.

Au sein du pôle énergie, il y a longtemps que tout ce qui concourt à faire une centrale a été délocalisé – la dernière délocalisation en date a été celle des ailettes, désormais fabriquées en Suisse après l'avoir été à Belfort. Quant aux 1 000 emplois promis par M. Immelt et Mme Gaymard, ils correspondent en réalité à des postes supprimés en Suisse et transférés en France.

Alstom est capable de fabriquer des doubles locomotives de fret, y compris des locomotives bimodes, fonctionnant à la fois au diesel et à l'électricité – d'ailleurs, le train qui, avant le TGV, reliait la garde de l'est à Belfort était tiré par une locomotive au diesel. Encore faut-il, de la part de l'État comme de la SNCF, une volonté politique de réactiver le fret. Or, si j'ai bien compris, des TER vont disparaître au profit de cars alors que, de l'aveu même de la fédération patronale des sociétés de poids lourds, la présence de camions supplémentaires sur les routes rendrait la circulation impossible.

Bref, nous défendons l'intérêt général pour nos industries, nos savoir-faire et nos technologies. Le TGV du futur, par exemple, n'est pas une vue de l'esprit. Les salariés d'Alstom sont au coeur de ces questions. Que penser, dans ces conditions, d'un PDG qui, le 25 avril, déclare qu'il n'a rien à nous dire et, le 28, convoque un conseil d'administration se jouant du sort de 93 000 salariés ? La dernière fois que j'ai cru mon PDG, c'est lorsqu'il n'a rien dit…

Le TGV du futur, disais-je, fait partie des trente-quatre projets développés par les équipes du ministère autrefois, et auxquels les équipes d'Alstom avaient collaboré. Il consommera 20 % d'énergie en moins, car la taille de sa locomotive sera réduite de moitié grâce au moteur à aimants permanents, plus puissant et moins consommateur. Qui dit locomotive plus petite, d'ailleurs, dit aussi plus de place et de confort pour les voyageurs. Ce projet existe donc ; il a été discuté entre les équipes de la SNCF et d'Alstom ; mais encore faut-il se donner les moyens de le mener à bien. Depuis cinq ans, la direction d'Alstom applique la sélectivité de l'offre. Autrement dit, en deçà d'un certain seuil de rentabilité, elle décline les offres. Nous ne sommes pas les « collaborateurs » de nos dirigeants, quoi qu'ils en disent, car nous nous battons pour faire valoir l'intérêt général. Si l'État avait investi 2,5 milliards d'euros dans le capital d'Alstom, y compris en rachetant les actions de Bouygues, dont 1 milliard pour augmenter le capital, nous n'en serions pas arrivés à la situation que nous connaissons, la cession d'un fleuron de notre industrie, notamment nucléaire, aux Américains – contre lesquels je n'ai rien en tant que tels, bien entendu.

La CGT a voté contre le projet lors du Forum européen ; au début elle fut la seule mais, au final, on dénombrait cinq votes contre et douze abstentions ; si bien qu'avec seulement quinze voix en sa faveur sur un total de trente-quatre, l'accord n'a été approuvé qu'à une majorité très relative. À ma connaissance, aucun CCE, en France, n'a émis un avis favorable. Au reste, on nous a menti par omission, c'est-à-dire qu'on nous a menti tout court puisque, aux 12,35 milliards d'euros, il convient de retrancher 2 milliards qu'Alstom devra décaisser de son pôle énergie. Nous nous efforçons, depuis avril dernier, de briser le mur derrière lequel on nous cache ces réalités mais, pour l'heure, nous n'y sommes pas encore parvenus. Si la représentation nationale n'a pas tous les éléments, nous ne les avons pas non plus ; il a fallu que, avec FO, nous assignions notre direction en justice, en juin dernier, pour qu'elle daigne informer les instances représentatives du personnel (IRP) ! Dans quel pays vivons-nous ? Si vous ne réclamez pas l'application de la loi, nous avait-on répondu en substance, on ne l'appliquera pas…

GE a ensuite tenté de faire signe une charte, en France, pour valider l'accord conclu avec Alstom : nous nous y sommes fermement opposés ; d'ailleurs la charte se résumait à un rappel du code du travail en matière d'information et de consultation des représentants du personnel. Elle était donc inutile. Bref, on cherche à nous « enfumer », si vous me passez l'expression.

La continuité de l'État, de mon point de vue, ne doit pas être rompue par des changements ministériels ; en l'occurrence, l'État s'était engagé sur un accord tripartite avec Bouygues et Alstom, en plus de l'accord entre Alstom et GE, et sur une offre émanant de Siemens et Mitsubishi.

Quant à l'OPA, elle ne sera pas nécessaire si, comme je le crois, l'ensemble du pôle transport est cédé et 30 % du capital placé en bourse. Si l'État entre au capital – ce qui ne serait pas de nature à nous rassurer, car il vaut mieux prévenir que guérir –, disent les dirigeants, il faudra trouver un nouveau partenaire privé dont l'intérêt devra dépasser celui de l'État, de façon qu'ils continuent de tenir les rênes. Qu'adviendrait-il si nous ne saisissions pas la justice, si nous ne mobilisions pas les salariés, les services du ministère – en manifestant devant Bercy – et la représentation nationale ?

Sur l'emploi, la seule garantie prise par GE est de ne s'être engagé à rien, qu'il s'agisse du maintien des postes, des établissements, des savoir-faire et surtout des technologies. Le siège social d'Alstom Renewable, nous dit-on, sera basé à Paris ; mais rien n'indique qu'il ne se résumera pas à la présence de Jérôme Pécresse, assisté par une secrétaire, et à deux boîtes aux lettres. En tout état de cause, la direction de GE n'a pas caché son intérêt pour cette activité qu'elle entend rapatrier aux États-Unis. Si Jeffrey Immelt est le conseiller du Président Obama sur les questions industrielles, à Bercy, celui qui, avec l'Agence des participations de l'État, fut en charge du dossier relatif à une éventuelle entrée de l'État au capital est désormais dirigeant de la Bank of America Merill Lynch, première conseillère d'Alstom dans l'opération menée avec GE. Nous sommes en droit de nous poser des questions sur l'impartialité de certains…

Reste que le groupe Alstom a un avenir. L'Agence internationale de l'énergie a rendu son rapport, très volumineux, en 2013 : je vous invite à le lire, d'autant qu'elle produit rarement ce genre de document ; il indique que, pour maintenir l'accès à l'énergie à son niveau actuel dans le monde, 45 000 milliards de dollars d'investissements seront nécessaires dans les dix prochaines années, soit 4 500 milliards par an. On conçoit, dans ces conditions, l'intérêt de General Electric pour Alstom ; car on pouvait légitimement s'interroger sur le rachat, pour 12,35 milliards d'euros, d'un groupe dont la capitalisation boursière n'atteint que 8 milliards. L'explication est simple : si l'activité est aujourd'hui en baisse, elle est amenée à repartir à un rythme soutenu. Il y a deux jours, Alstom a ainsi conclu un contrat de 520 millions d'euros pour une centrale ultra-critique en Thaïlande. Pour ma part, je ne déciderais d'aucun achat en Chine ; en revanche, si la Chine a besoin de technologies pour développer ses systèmes, cela ne me gêne pas que nous les lui fournissions. Je ne vois pas l'intérêt de délocaliser des fabrications en Chine, en Inde, en Russie ou au Kazakhstan si c'est pour les faire revenir sur le territoire national afin de leur apposer l'étiquette « Alstom », via un bureau d'étude employant quatre personnes. Cela n'est pas de la stratégie industrielle mais de la stratégie financière, développée avec de l'argent public.

Pardon, monsieur le président, d'avoir été un peu long. Je tiens notre projet de « plan C » à la disposition de votre commission.

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