Intervention de Thierry Mariani

Réunion du 18 mars 2015 à 16h00
Commission des affaires étrangères

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaThierry Mariani, rapporteur :

L'accord d'association avec la Moldavie que nous examinons aujourd'hui est un texte important non seulement pour ce pays, mais aussi pour notre Union européenne, car il pose la question de la poursuite, ou non, du processus d'élargissement, donc celle des limites de l'Union et de ses finalités. Avant de présenter ce pays attachant qu'est la Moldavie, puis les clauses de l'accord, je voudrais donc rappeler son contexte institutionnel et géopolitique.

Ce contexte, c'est le Partenariat oriental de l'Union. Le Partenariat oriental a été initié en 2009 et est tourné vers six pays de l'espace post-soviétique : Arménie, Azerbaïdjan, Belarus, Géorgie, Moldavie et Ukraine. Il a consisté à proposer à ces pays une association politique à l'Union assortie d'une intégration économique à celle-ci, ceci passant par la conclusion d'accords d'association comportant un volet économique très étoffé.

Aujourd'hui, cette démarche est légitimement critiquée pour deux raisons principales. D'abord, du fait des divisions internes sur la question, l'Union européenne a laissé planer une grande ambiguïté sur les perspectives d'évolution future des relations avec les pays concernés – offre d'adhésion ou non ? Par ailleurs, les accords d'association proposés et finalement signés avec trois des pays, Géorgie, Moldavie et Ukraine, prévoient tous, à quelques différences minimes près, le même cadre exigeant d'intégration économique, avec reprise de l'acquis communautaire, sans tenir compte des spécificités des pays ni des intérêts des tiers, à commencer par la Russie.

On sait que dans le cas de l'Ukraine, c'est la décision de l'ancien président Viktor Ianoukovitch de ne finalement pas parapher le projet d'accord d'association au sommet du Partenariat oriental à Vilnius en novembre 2013 qui a entraîné la révolution dans ce pays. L'application qui a été faite du Partenariat oriental a donc joué un rôle déclencheur dans la crise ukrainienne actuelle, même si les causes profondes de cette crise sont internes au pays. L'inadaptation de l'accord d'association « première mouture » proposé à l'Ukraine a été démontrée quand, en mars 2014, le nouveau gouvernement ukrainien pro-européen a demandé et obtenu le report de l'entrée en vigueur des clauses économiques de l'accord qu'il a finalement signé.

Les choses se présentent heureusement mieux pour ce qui concerne la Moldavie. Ce petit pays a pourtant été confronté, suite à son indépendance en 1991, à plusieurs handicaps.

Le premier était celui de son identité complexe, fragile et récente. Au moment de l'indépendance, la majorité roumanophone du pays était travaillée par des mouvements favorables à la réunification avec la « grande Roumanie », ce qui a encouragé en réaction les tendances séparatistes de la minorité gagaouze, qui parle une langue turque mais est en fait largement russifiée, et surtout de la population majoritairement slavophone de la région de Transnistrie. Après une sécession violente et soutenue militairement par la Russie, la Transnistrie est devenue un État de facto, dépourvu de reconnaissance internationale, et le conflit n'a toujours pas été réglé. Quant à la Gagaouzie, les élections locales prévues dans quelques jours vont sans doute y voir le triomphe d'une candidate dont le slogan est explicite : « ensemble avec la Russie ».

Viennent ensuite les faiblesses économiques et démographiques. Économie agricole dont le vin et les fruits sont traditionnellement les principaux produits d'exportation, la Moldavie reste le dernier pays d'Europe pour la richesse par habitant et même l'un des derniers dans l'ex-URSS. Seuls le Kirghizstan et le Tadjikistan y sont plus pauvres.

Du fait de cette situation économique, la situation démographique est extrêmement difficile : pour 3,5 millions de personnes vivant dans les limites de la république de Moldavie, dont 500 000 dans la région séparatiste de Transnistrie que le pouvoir central ne contrôle pas, il y a un million au moins de Moldaves qui sont partis à l'étranger. Durant les dix dernières années, entre les recensements de 2004 et 2014, la population résidente a diminué de 14 % et les actifs sont aujourd'hui moins nombreux que les retraités. Dernier chiffre frappant : 27 % du PIB provient des envois d'argent des Moldaves de l'étranger ! La première communauté moldave à l'étranger est en Russie, où ils sont environ 500 000. Dans l'Union européenne, c'est en Italie qu'ils sont les plus nombreux, au moins 130 000.

C'est d'ailleurs principalement en raison de cette situation démographique que la Moldavie est le premier et pour le moment le seul pays du Partenariat oriental à bénéficier depuis avril 2014 de la levée de l'obligation de visa pour les séjours de moins de trois mois dans l'espace Schengen. Sa pauvreté et son engagement pro-européen valent aussi à la Moldavie un niveau très élevé d'aide européenne, actuellement de l'ordre de 100 millions d'euros par an, ce qui en fait le deuxième pays de la politique de voisinage européenne pour l'aide per capita, après les Territoires palestiniens.

Malgré ces handicaps, la Moldavie peut revendiquer plusieurs réussites.

D'abord, dans un espace post-soviétique où ce n'est pas si fréquent, c'est une véritable démocratie parlementaire et l'un des pays les plus avancés de la zone s'agissant du rapprochement avec les standards occidentaux d'État de droit et de gouvernance. Ayant moi-même pris part à la dernière mission d'observation électorale, je peux confirmer ce que disent les rapports de l'OSCE : les élections sont réellement libres et disputées en Moldavie ; on peut y créer de nouveaux partis et tout le monde accède aux médias.

Si le système politique moldave a une faiblesse, c'est plutôt de ressembler à notre IVème République ou à la Belgique actuelle. Les crises politiques sont fréquentes et parfois interminables. L'actuel Président de la République a ainsi été élu après plus de deux années de vacance du poste. Les dernières élections législatives ont eu lieu le 30 novembre 2014 et ce n'est que le 18 février qu'un nouveau gouvernement a été mis en place. De plus, ce gouvernement, dont j'ai rencontré à Chisinau les principaux responsables, repose sur une coalition assez improbable entre deux partis pro-européens et le Parti communiste, qui le soutient sans y participer. Il y a beaucoup d'interrogations sur la durée de vie de cette coalition, qui semble principalement soudée par la crainte d'un désastre électoral pour ceux qui la composent en cas de dissolution du Parlement, voire correspond selon certains à un arrangement entre certains des oligarques qui contrôlent l'économie et la politique.

L'autre grand problème de la gouvernance en Moldavie, c'est la corruption et les affaires politico-financières. Le pays affronte actuellement un scandale qui va provoquer à court terme une forme de liquidation de trois de ses principales banques, après que des prêts douteux ont été octroyés à des sociétés qui seraient liées à des hommes politiques. Les sommes détournées et évaporées représentent peut-être 1,4 milliard d'euros, soit selon les sources 15 % à 25 % du PIB. Le nouveau gouvernement moldave affirme sa détermination à régler rapidement le problème en sauvant les dépôts des épargnants, mais le coût va être énorme pour le pays. Aussi bien les institutions européennes que les pouvoirs publics moldaves affichent un programme centré sur le triptyque réforme de la justice-lutte contre la corruption-stabilisation du système bancaire.

La politique étrangère moldave a su concilier un engagement pro-européen très net, surtout depuis l'arrivée au pouvoir d'une majorité pro-européenne après 2009, et le maintien de relations correctes avec la Russie, ce malgré le conflit sur la Transnistrie, ce qui la différencie de la politique de la Géorgie. Le commerce extérieur se fait maintenant plus avec l'Union européenne qu'avec la Russie, mais la dépendance vis-à-vis de la Russie reste considérable dans certains domaines : presque tout le gaz en vient, même si un gazoduc en provenance de Roumanie est en cours de construction ; plus de 60 % des transferts des Moldaves de l'étranger, vitaux pour l'économie, viennent de Russie.

La Moldavie a un statut constitutionnel de neutralité et ne demande pas pour le moment à adhérer à l'OTAN, même si la question est désormais débattue dans la classe politique. La neutralité est en fait un point d'équilibre car le pays est très divisé entre les orientations pro-européennes et pro-russes. Cette division forme une ligne de clivage qui domine les débats politiques et les campagnes électorales.

Un dernier point qu'il faut souligner, c'est que la Moldavie est un pays dont un quart de la population parle le français, ce qui crée un lien particulier avec notre pays, malgré l'absence de liens historiques et des échanges économiques très limités. Compte tenu de la proximité entre langues latines, à l'époque soviétique, l'apprentissage du français était généralisé. Puis la Moldavie indépendante a adhéré à l'Organisation internationale de la francophonie, l'OIF. 150 000 Moldaves apprennent aujourd'hui le français et 3 800 sont même dans des classes bilingues. La présence institutionnelle locale de notre pays la plus marquante reste celle de l'Alliance française, qui a plusieurs centres et inscrit près de 6 000 étudiants par an.

Mais aujourd'hui l'OIF risque d'interrompre définitivement son programme de formation au français des élites politiques et administratives, bien que ç'ait pourtant été un puissant outil d'influence, qui a par exemple profité à Iurie Leanca, qui était Premier ministre jusqu'à la formation de l'actuel gouvernement ; aujourd'hui, près de la moitié du personnel politique moldave comprend le français et certains le parlent couramment. Quant aux moyens de l'Alliance française, ils sont en chute libre, comme ceux plus généralement de notre diplomatie, car notre poste à Chisinau fait partie de ceux qui vont passer au format dit très réduit, alors même que nombre de nos partenaires augmentent leurs moyens sur place. Depuis 2010, l'enveloppe d'action culturelle et universitaire du poste a diminué en moyenne de plus de 10 % par an : à ce rythme-là, elle aura été divisée par deux en six ou sept ans.

Cette évolution est inquiétante. Pouvons-nous négliger la francophonie dans un pays où elle est vivace, mais menacée comme ailleurs, et qui entrera peut-être un jour dans l'Union européenne ? Par ailleurs, il y a l'enjeu des fonds européens qui se déversent sur la Moldavie, soit une centaine de millions d'euros par an. Nous devrions veiller à garder les moyens de contrôler et d'influencer l'usage de cet argent qui provient pour une large part du contribuable français, ainsi que de bénéficier de programmes européens, ce qui suppose un minimum de mise de fonds nationale.

Dans le même temps, d'autres pays européens, comme l'Allemagne, la Suède, l'Autriche, sont très présents en Moldavie, où ils ont des programmes de coopération dont les montants se chiffrent en millions ou dizaines de millions d'euros.

L'accord d'association avec la Moldavie constitue un document très étoffé. Il comporte trois volets principaux, portant respectivement sur le dialogue et les réformes politiques, la coopération et le commerce. Ces trois volets sont couverts par sept titres comptant au total 465 articles. L'accord est de plus complété par 35 annexes et 4 protocoles…

Il faut bien voir que l'essentiel de ce très long document reprend à l'identique un modèle que l'on trouve dans les différents accords d'association et accords commerciaux récents de l'Union. Ce sont donc les dispositions spécifiques, minoritaires, qu'il est intéressant d'identifier.

Il y a dans le texte deux points politiquement très sensibles. Le premier est la question des perspectives européennes de la Moldavie, sur laquelle les États membres restent très divisés. Le préambule de l'accord rend compte de ces tensions. Il prend acte, je cite, des « aspirations européennes » de la Moldavie, reconnaît que celle-ci, « en tant que pays européen, partage une histoire et des valeurs communes avec les États membres », mais énonce clairement qu'il « ne préjuge en rien de l'évolution progressive des relations entre l'UE et la République de Moldavie à l'avenir ». À titre personnel, je suis favorable à ce que l'on ouvre un débat sur les perspectives d'adhésion de la Moldavie, en séparant son cas de celui des autres pays du Partenariat oriental, qui pour des raisons de taille et de situation géographique et géopolitique posent bien d'autres problèmes.

Le second point sensible dans le texte de l'accord est le traitement de la région sécessionniste de Transnistrie. Avant d'évoquer sur ce point le contenu de l'accord, il faut rappeler quelques éléments sur la situation présente. La crise à la fois politique et économique qui concerne actuellement l'Ukraine et la Russie a bien sûr des répercussions dans la Moldavie et la Transnistrie voisines. Ce qui se passe en Crimée et dans le Donbass a naturellement eu pour effet de réactiver les demandes de reconnaissance internationale, et d'abord par la Russie, exprimées par les autorités de fait de Transnistrie. Il y a donc une réactivation, heureusement seulement verbale, du conflit. Mais, en même temps, la crise actuelle entraîne en Transnistrie un effondrement économique et budgétaire. En effet, comme la Russie est en crise économique et donne la priorité à la Crimée, le robinet des subventions à la Transnistrie semble être en train de se fermer ; dans le même temps, le nouveau gouvernement ukrainien gère sa frontière avec la Transnistrie, qui vivait traditionnellement de divers trafics, de manière beaucoup plus stricte. Toujours dans le même temps, la Transnistrie bénéficie, comme le reste de la Moldavie, de l'application anticipée des clauses commerciales de l'accord d'association depuis un an et a donc réorienté massivement son commerce vers l'ouest.

Mais, j'en reviens aux termes de l'accord, cela devrait cesser fin 2015, car, au-delà, il est prévu que la Transnistrie ne sera couverte par le texte que si l'Union européenne et le gouvernement moldave en décident conjointement. Le gouvernement moldave voit dans la conjonction de cette échéance et des difficultés actuelles de la Transnistrie un moyen de relancer le règlement du conflit. Cependant, il ne semble pas trop croire que cela fonctionnera.

Pour le reste, l'accord d'association comprend un certain nombre de clauses de dialogue politique et de coopération dans de nombreux domaines, et surtout ce que l'Union appelle un accord de libre-échange dit « complet et approfondi ». Un vaste démantèlement tarifaire est prévu, l'accord comprenant une élimination de 99,2 % des droits de douane en valeur commerciale pour la Moldavie, concernant 95 % des lignes tarifaires, et de 99,9 % pour l'Union européenne. Un certain nombre de produits font cependant l'objet de mesures dérogatoires, soit transitoires, pour protéger pendant quelques années, dix au plus, certaines productions moldaves de la concurrence européenne, soit durables. L'Union maintiendra notamment des quotas pour l'entrée de certains fruits et légumes moldaves, ce que regrette logiquement le gouvernement moldave, même si à court terme ces quotas ne seront pas remplis.

L'accord prévoit également un alignement des réglementations économiques, techniques et sanitaires moldaves sur le droit européen, ce qui est un enjeu essentiel pour la Moldavie. Elle ne pourra en effet exporter des produits de l'élevage vers l'Union que lorsqu'elle satisfera un certain nombre d'exigences d'équivalence sanitaire. Et, même pour ses produits végétaux, qui peuvent déjà entrer dans l'Union, il reste de gros efforts à faire pour atteindre les standards de qualité de l'Union, sans lesquels les chances d'y exporter des agriculteurs moldaves resteront faibles. Les pommes moldaves, par exemple, ne répondent pas actuellement aux exigences de calibrage et de conditionnement de l'Union, de sorte que la Moldavie ne remplit pas le quota dont elle dispose.

L'ouverture de l'Union aux produits moldaves est d'autant plus importante que l'un de leurs marchés traditionnels était la Russie et que ce pays multiplie depuis deux ans les mesures d'embargo à l'encontre de la Moldavie, généralement en invoquant des motifs sanitaires, mais plus probablement – c'est du moins ce que pensent évidemment les Moldaves – pour punir la Moldavie de son rapprochement avec l'Union.

En conclusion, je vous invite naturellement à adopter ce projet de loi, qui permettra de ratifier l'accord d'association avec un pays ami, démocratique, très largement francophone, mitoyen de l'Union européenne et incontestablement européen, enfin un pays dont la situation géopolitique est bien moins inquiétante que celle d'autres pays du Partenariat oriental et qui ne présente plus de risque migratoire significatif, car tous les Moldaves qui le souhaitaient ont en pratique déjà pu obtenir un passeport roumain.

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