Intervention de Fabien Jobard

Réunion du 19 mars 2015 à 11h00
Commission d'enquête sur les missions et modalités du maintien de l'ordre républicain dans un contexte de respect des libertés publiques et du droit de manifestation, ainsi que de protection des personnes et des biens

Fabien Jobard :

Vous avez souligné la distance culturelle qui sépare la France de l'Allemagne. Le fédéralisme est un autre aspect de ces différences. Il n'est pas rare d'assister à des passes d'armes entre le gouvernement d'un Land et une municipalité pour savoir qui doit décider du nombre de forces disponibles pour une manifestation donnée. Ce fut le cas, par exemple, pour les marches de Pegida à Leipzig.

Mieux vaut réaffirmer de manière claire ce qui est, afin que les acteurs puissent évoluer chacun dans leur domaine propre de compétences et de responsabilités.

Vos questions sur les doctrines de maintien de l'ordre et l'articulation entre distance et contact rejoignent le problème des interpellations et l'usage des balles en caoutchouc de diverses natures.

La mise à distance des foules est nécessaire : elle permet d'éviter le contact. La charge est en effet l'un des éléments du maintien de l'ordre parmi les plus difficiles à maîtriser pour les unités constituées. Comment ajuster ce dispositif d'une puissance considérable ? Figurez-vous une quinzaine d'agents très équipés, surtout défensivement, pesant chacun entre quatre-vingts et quatre-vingt-dix kilos, face à des lycéens n'en pesant que cinquante à soixante. Le politique a toujours à craindre le traumatisme qu'il y ait un lycéen étendu sur la pelouse.

Cette difficulté a suscité la tentative d'articuler moyens de mise à distance et moyens de captation des fauteurs de trouble. Souvenons-nous des pelotons voltigeurs mobiles de sinistre mémoire, à l'origine de la mort de Malik Oussekine, qui a été l'événement majeur en France dans l'histoire du maintien de l'ordre depuis 1968. Ils avaient précisément pour fonction de pénétrer une foule sans que les forces aient à prendre le risque de la charge.

Il me paraît indispensable de connaître au mieux l'état d'esprit de la foule que l'on a en face de soi pour mesurer si les conséquences d'interpellations par les forces en civil ne sont pas de nature à solidariser une partie des manifestants avec les fauteurs de trouble, par réaction à ce qu'ils identifient comme la violence de certains policiers.

Comment y parvenir ? Il s'agit de privilégier le recours aux équipes légères d'intervention et aux SPI des CRS pour mener un travail d'interpellation car elles ont pour préoccupation de garder le contact avec le gros des forces. Vous connaissez le fonctionnement des binômes : les agents projetés sont toujours accompagnés de deux agents chargés de leur protection et de leur éventuel rapatriement. Le travail des unités en civil, qui repose sur une culture toute différente, doit à mon sens concerner l'extérieur du bloc manifestant, une interpellation pouvant s'effectuer deux heures après une manifestation.

D'une certaine manière, je ne comprends pas pourquoi aujourd'hui on a le souci de multiplier les unités en intervention dans les dispositifs de manifestation. Mieux vaudrait consolider le savoir et le savoir-faire des unités constituées, y compris dans le domaine des techniques d'interpellation.

Tout cela a des incidences budgétaires, bien sûr : une unité de CRS coûte beaucoup plus cher que trois ou quatre équipages de BAC ou qu'une compagnie de sécurisation. Il s'agit d'unités casernées, dont l'entraînement et la formation sont chers, mais, justement, l'entraînement et la formation constituent l'essentiel de ce qui est en jeu ici.

Les balles en caoutchouc doivent-elles être utilisées comme des moyens ordinaires dans les opérations de maintien de l'ordre ? Vous avez raison de souligner, monsieur le président, qu'elles font plus de dégâts quand elles sont utilisées pour la sécurité publique. Cela rejoint le débat qu'il y a eu en Angleterre voilà une trentaine d'années. La mise en place par Margaret Thatcher d'unités constituées, spécialement dédiées au maintien de l'ordre, avait soulevé un tollé : tout le monde avait hurlé contre cette police dictatoriale à la française. C'était vite oublier que cette police à la française, caractérisée par la discipline et la chaîne de commandement, maîtrisait beaucoup mieux l'usage de la force que les policiers de sécurité publique envoyés face aux manifestations de mineurs dans les années soixante-dix.

À mon sens, le problème du Flash-Ball renvoie d'abord à un problème de police urbaine, qui souffre d'une faille doctrinale d'emploi de la force. Il n'est qu'à rapprocher les situations labellisées « violences urbaines », opposant police et « jeunes violents », et la liste des blessés par Flash-Ball. Rappelons qu'il y a eu deux blessés par Flash-Ball à l'occasion de simples barbecues organisés aux Mureaux et à Villiers-le-Bel. Lors des études de terrain que je menais auprès des brigades anti-criminalité dans les Yvelines, j'avais pu constater que barbecue était devenu synonyme d'intervention possible, de manière complètement disproportionnée.

L'usage de balles en caoutchouc est en rupture avec la tradition du maintien de l'ordre en France. C'est un outil de coup porté, et non de mise à distance, qui individualise. Je serais presque favorable à ce que l'on trouve des moyens qui, en aucun cas, ne permettent qu'un projectile atteigne le visage. Les grenades offensives roulées au sol peuvent constituer une piste car, à moins de circonstances particulièrement défavorables, les galets de caoutchouc qu'elles projettent ne se portent pas à plus de cinq centimètres au-dessus du sol. Le Flash-Ball ne peut pour l'instant permettre une visée précise : il est utilisé à distance, et la masse de la balle en caoutchouc l'emporte sur la trajectoire de tir. Tant qu'on ne pourra éviter les atteintes au visage avec certitude, le recours à cet outil ne me semble pas approprié dans les opérations de maintien de l'ordre. Quinze personnes énucléées en France depuis dix ans, c'est un chiffre intolérable.

Vous évoquiez les chiffres, monsieur le rapporteur : le maintien de l'ordre est une question d'image, mais aussi de batailles de chiffres. Il serait sans doute possible de mettre en place un outil de collecte du nombre de blessés, à condition de ne prendre en compte que les blessures entraînant une prise en charge aux urgences et une interruption temporaire de travail supérieure à zéro jour.

Quant à la médiation, monsieur le président, c'est le point essentiel de comparaison entre les expériences actuellement menées à l'étranger et les pratiques françaises. La police française a une culture de dialogue avec les manifestants. Le décret-loi de 1935 remplit à ce titre une fonction essentielle : avant la manifestation, la police se concerte avec les organisations appelant à manifester pour fixer l'itinéraire et les modalités d'intervention des services d'ordre. Toutefois, elle n'a pas cette culture de la médiation au cours de l'action, ancienne dans la police anglaise. Les images d'archives de manifestations dans les grandes villes du Royaume-Uni de la période de fortes tensions de 1983-1984 montrent ainsi des policiers en uniforme, défilant avec les manifestants. La doctrine sous-tendant ce dispositif est que les manifestants se sentant en danger ou sentant un danger pourront toujours chercher protection auprès du policier le plus proche qui, en contact avec les unités, est en mesure de demander des renforts. Manifester reste un exercice périlleux. Souvenons-nous de l'extrême violence qui a marqué les manifestations lycéennes et étudiantes de mars 2006 contre le contrat de première embauche (CPE) pendant lesquelles des manifestants ont été agressés par d'autres protestataires.

Ce privilège donné à l'uniforme par rapport au camouflage, la présence des policiers parmi les manifestants et la poursuite du dialogue au cours de l'événement constituent une avancée essentielle à conquérir pour la gestion des dispositifs de maintien de l'ordre. À cet égard, il serait bon de se tourner, outre l'Angleterre et l'Allemagne, vers la Suède, pays qui a beaucoup promu des expérimentations en ce sens, qui sont discutées dans le cadre du Collège européen de police ou du projet GODIAC.

Il faut aller au-delà du face-à-face entre l'officier de liaison et ses points de contact habituels au sein des organisations professionnelles. La rue est devenue pour beaucoup un moyen légitime d'expression des revendications, qui ne passe plus forcément par la médiation des organisations professionnelles, syndicales ou associatives. De nombreuses personnes se joignent aux cortèges sans être véritablement encadrées. Cela nécessite de poster des policiers à l'intérieur des manifestations, de manière à pouvoir maintenir un contact permanent entre manifestants et forces de police.

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