Intervention de Pascal Saint-Amans

Réunion du 25 mars 2015 à 9h30
Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

Pascal Saint-Amans, directeur du Centre de politique et d'administration fiscales de l'Organisation de coopération et de développement économiques, OCDE :

Je vous remercie de votre invitation, qui me permet de vous informer « au fil de l'eau » des travaux réalisés par l'OCDE.

Je reviendrai d'un mot, avant d'aborder le sujet qui nous intéresse, sur l'échange automatique d'informations, que vous avez mentionné. En 2009, l'OCDE, avec le soutien du G20, a demandé à tous les États du monde de mettre un terme au secret bancaire en pratiquant l'échange de renseignements à la demande. Puis, en 2013, toujours sous l'impulsion du G20, une étape supplémentaire a été franchie avec le passage à l'échange automatique d'informations. Nous avons, dans cette optique, développé un standard d'échange, qui est une multilatéralisation de la loi américaine FATCA – Foreign Account Tax Compliance Act – et doit permettre à tous les États de bénéficier, à partir de 2017, de l'échange automatique de renseignements. En d'autres termes, le fisc français recevra les informations sur le solde, les intérêts, les dividendes ou les transactions concernant les comptes bancaires détenus, directement ou indirectement, par des résidents français en Suisse, à Singapour, à Jersey, à Guernesey ou ailleurs. Tous les pays du monde s'y sont engagés, à l'exception de Panama, et, d'ores et déjà, plusieurs milliers, voire dizaines de milliers, de personnes se sont manifestées pour déclarer des actifs dissimulés dans des États qui pratiquaient le secret bancaire. La France a ainsi annoncé qu'elle avait collecté 2 milliards d'euros l'an dernier et qu'elle comptait en collecter autant cette année ; sur une vingtaine de pays de l'OCDE, ce sont au total 37 milliards d'euros d'impôts qui auraient déjà été récupérés.

Le second pilier des travaux fiscaux du G20, qui peut se targuer d'une réelle réussite en la matière, concerne la lutte contre l'érosion de la base d'imposition et le transfert de bénéfices. Il s'agit d'empêcher que des entreprises multinationales, étrangères et françaises, implantées dans le monde entier réduisent significativement leur base taxable en localisant une partie de leurs bénéfices dans des juridictions à faible fiscalité, voire sans fiscalité du tout. Ce phénomène, qui s'est accru avec la globalisation, est devenu d'autant plus intolérable que, avec la crise, la pression fiscale s'est accrue : l'impôt sur le revenu a augmenté partout, et des hausses de TVA ont été votées dans vingt-sept des trente-trois pays de l'OCDE qui appliquent une TVA – seuls les États-Unis n'en ont pas. Or, il n'est plus supportable pour les contribuables, à un moment où les facteurs de production non mobiles sont davantage taxés que les facteurs mobiles, de découvrir que le taux effectif d'imposition des multinationales est très inférieur au taux d'imposition effectif des entreprises purement domestiques. D'où le plan d'action que nous avons proposé au G20 en 2013.

Les frictions fiscales entre États souverains ne datent pas d'hier et, dès les années 1920, la SDN avait déjà développé un modèle de convention fiscale, repris depuis par l'OCDE, destiné à empêcher les phénomènes de double imposition qui constituent un obstacle à la croissance en freinant les investissements transnationaux. Ce modèle de convention fiscale stipule notamment en son article 9 que les prix de cession interne, c'est-à-dire concernant des cessions effectuées à l'intérieur d'un groupe, doivent refléter la réalité économique, de manière que les États concernés puissent taxer ce qui leur revient. Sauf que la globalisation a miné ces règles et sapé les fondements de la souveraineté fiscale des États, ce qui nous a poussés à proposer au G20 un plan d'action en quinze mesures, réparties autour de trois axes principaux.

Le premier axe a consisté à élaborer de nouvelles règles s'appliquant aux interstices qui subsistent entre les législations des États souverains et dont profitent les entreprises grâce, en particulier, aux produits dits « hybrides », dont la taxabilité ou la déductibilité varie selon les pays. Pour illustrer mon propos, je prendrai l'exemple d'un groupe français qui a une filiale en Italie – ou l'inverse. L'entreprise, qui veut effacer les profits importants de sa filiale, va prêter à celle-ci, qui n'en a pas nécessairement besoin, de l'argent via un produit hybride. En contrepartie de ce prêt, la filiale va verser à la société mère des intérêts, fiscalement déductibles, qui vont donc réduire sa base d'imposition. Il ne restera plus qu'à charger un avocat fiscaliste – même pas coûteux, car il s'agit d'un montage financier assez simple – de rendre les obligations italiennes convertibles en actions en France, où les dividendes sont exemptés à hauteur de 95 %. Le processus aboutit in fine à la création d'un crédit d'impôt sans taxation corrélative en France. On voit par cet exemple, mais ce n'est pas le seul, que dans un monde globalisé où il n'y a pas de coordination entre États, la souveraineté mine la souveraineté.

Dans ce domaine des produits hybrides, dénué de toute règle de fiscalité internationale, nous avons imaginé quatre mesures pour pallier le manque de coordination et renforcer la coopération.

En premier lieu, nous avons élaboré un modèle de législation interne permettant la neutralisation de ces dispositifs hybrides. Mis en oeuvre par tous les États, il permettrait de mettre un terme à ces pratiques d'optimisation.

En deuxième lieu, nous allons également proposer, en septembre 2015, un modèle de législation, compatible avec le droit communautaire, concernant les dispositifs anti-abus visés à l'article 209 B du code général des impôts, notamment la législation sur les sociétés étrangères contrôlées ou controlled foreign corporations – CFC.

En troisième lieu, nous travaillons à une approche globale, de l'ensemble des pays, de limitation de la déduction fiscale des intérêts non versés à des créanciers externes. En effet, les groupes multinationaux génèrent souvent une dette interne, correspondant à des prêts intragroupe, dix ou cent fois supérieure à leur dette externe, et déduisent de leur base imposable un montant d'intérêts bien supérieur à ceux qu'ils ont en réalité versés à des tierces parties.

En quatrième lieu, enfin, nous nous efforçons de lutter contre les pratiques fiscales dommageables, en encadrant notamment l'usage des rescrits (rulings). C'est dans cette optique que le G20 a approuvé, en novembre dernier, à Brisbane, l'accord de l'OCDE portant obligation pour un État X – que son nom comporte ou non un x ! – qui délivre un rescrit toxique pour ses partenaires de leur en communiquer automatiquement la teneur. Les trente-quatre pays de l'OCDE, ainsi que tous les pays du G20, mais aussi la Colombie et la Lettonie qui sont en voie d'accession à l'OCDE, soit au total quarante-quatre pays, ont accepté l'accord, et nous nous réjouissons que l'Union européenne le transpose prochainement en directive.

Notre deuxième axe d'action consiste à réparer, d'une part, les conventions fiscales et, d'autre part, les règles de prix de transfert. Il est établi que les entreprises abusent des traités et pratiquent le chalandage fiscal ou treaty shopping. On sait, par exemple, que 27 % de l'investissement direct en Inde passe par l'Île Maurice : si vous êtes Français et que vous voulez investir en Inde sans payer d'impôt sur les plus-values en Inde, il vous suffit de passer par l'Île Maurice, où vous bénéficierez d'une fiscalité très avantageuse. Afin d'éviter ces abus, un standard minimum a été adopté, qui a fait l'objet d'un accord en novembre dernier.

Nous proposons également une modification de l'article 5 de notre modèle de convention fiscale, afin de réviser les conditions dans lesquelles une société peut être taxée dans un pays où elle a une activité mais ne possède pas de filiale. En effet, les défaillances de l'article 5 ont permis à de très nombreux groupes internationaux de transformer, au cours des années 1990, leurs distributeurs en commissionnaires, ce qui, très concrètement, leur a permis de faire chuter leurs profits déclarés de 15 ou 20 % à 2 ou 3 %, les commissionnaires étant rémunérés à la commission. Cette manoeuvre permet de transférer les risques dans une entité généralement située aux Pays-Bas, en Irlande ou aux Bermudes et de faire chuter les profits sans réorganiser l'activité concrète. Effective en septembre prochain, cette révision devrait être entérinée par les chefs d'État et de gouvernement lors de la réunion du G20 à Antalya, en novembre.

En ce qui concerne les prix de transfert, l'absence de règles claires permet aujourd'hui à des sociétés de localiser leurs biens incorporels dans des entités vides localisées aux Bermudes ou dans des paradis fiscaux. Ainsi, les profits cumulés des sociétés américaines localisés aux Bermudes et aux Caïmans – qui hébergent tous les brevets de l'industrie pharmaceutique et où aboutissent tous les retours sur investissement – sont-ils aujourd'hui évalués à 2 000 milliards de dollars. Nous nous efforçons donc de modifier les règles pour faire échec à ces schémas.

Enfin, le troisième axe de notre action porte sur la transparence. Il faut faire en sorte que les entreprises déclarent leurs schémas fiscaux agressifs. Nous avons en la matière l'exemple des déclarations de montage, aux États-Unis ou au Royaume-Uni, qui fonctionnent plutôt bien. Vous avez, de votre côté, fait une première tentative, et peut-être en ferez-vous une nouvelle. Nous allons, en tout cas, proposer un modèle de législation fondé sur ce qui se fait de mieux dans les différents pays en termes d'efficacité, en nous efforçant évidemment de le rendre compatible avec le droit communautaire et avec les exigences de constitutionnalité afin de garantir la plus grande sécurité juridique aux contribuables.

Une autre mesure extrêmement importante politiquement concerne le reporting pays par pays. Elle a fait l'objet d'un accord présenté aux chefs d'État et de gouvernement du G20 en novembre dernier. Tous les pays se sont engagés à demander à leurs multinationales de leur fournir un schéma retraçant la localisation, dans tous les pays où elles opèrent, de leur chiffre d'affaires, de leurs profits, de leurs impôts, des personnes employées et des actifs déployés. Une société contrainte de révéler que tous ses employés sont basés en Chine et en Inde, que son chiffre d'affaires est enregistré en France et en Allemagne et son profit aux Bermudes y réfléchira sans doute à deux fois avant de devoir s'en justifier devant son conseil d'administration puis devant l'administration fiscale.

Enfin, deux autres mesures concernent, l'une, l'économie numérique, l'autre, la création d'une convention multilatérale permettant une application immédiate des dispositions permettant la lutte contre l'évasion fiscale. Le secrétaire général de l'OCDE a signé aujourd'hui une lettre d'invitation à tous les pays du monde afin qu'ils négocient une convention amendant automatiquement les conventions bilatérales existantes. Ainsi, le Gouvernement, au lieu de vous solliciter toutes les trois semaines pour ratifier une convention fiscale, n'aura-t-il plus qu'à vous demander de modifier en une seule fois les cent dix conventions fiscales françaises.

En termes de calendrier, nous nous sommes donné un délai de deux ans. Bien que le sujet soit extrêmement complexe et qu'il suscite des divergences de vue extrêmement profondes entre les pays émergents, les pays européens, les États-Unis et le Japon, en particulier sur la répartition du profit une fois qu'il aura été mis fin à la double non-imposition, nous devons profiter de l'impulsion politique donnée par les dirigeants du G20 pour avancer rapidement, selon une feuille de route claire.

Sept mesures ont déjà été concrétisées ; huit autres seront présentées aux ministres des finances lors de la réunion mondiale du FMI, qui doit se tenir en octobre à Lima, avant d'être discutées lors du sommet du G20 en novembre. Vous serez sans doute appelés ensuite à légiférer sur plusieurs de ces mesures permettant de protéger la base taxable française, dans un mouvement de convergence mondiale qui rendra les dispositifs mis en oeuvre plus efficaces que s'il s'agissait de décisions unilatérales. L'on parle ici de 90 % de l'économie mondiale, et je précise qu'une quinzaine de pays en développement ont rejoint nos travaux au cours des trois derniers mois.

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