Intervention de Pascal Saint-Amans

Réunion du 25 mars 2015 à 9h30
Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

Pascal Saint-Amans, directeur du Centre de politique et d'administration fiscales de l'Organisation de coopération et de développement économiques, OCDE :

Merci de ces commentaires et de ces excellentes questions.

Je suis, en effet, régulièrement invité par différents parlements, européens mais pas seulement, puisque je me suis rendu il y a peu devant le Sénat américain. Y parler de fiscalité a été, pour le Français que je suis, une expérience que je qualifierai d'intéressante !

Sur le plan juridique, je souligne que la force – et la faiblesse – de l'OCDE est de ne faire que du « droit mou » : nous réunissons les pays et essayons de trouver des sujets sur lesquels ils acceptent de discuter, car ils sont souverains du point de vue fiscal. Rien ne limite cette souveraineté si ce n'est leur désir de discuter avec d'autres pays, et éventuellement de se mettre d'accord, s'ils le veulent bien, sur des normes communes. À l'OCDE, ces normes ne sont pas légalement obligatoires, elles ne constituent qu'un engagement moral.

De plus, dans ce cadre, les pays arrivent à des accords par consensus, ce qu'il faut bien distinguer de l'unanimité demandée par l'Union européenne. Avec l'unanimité, il faut que chacun dise oui ; à l'OCDE, une règle est acceptée quand plus personne ne dit non. La dynamique est très différente. Il n'y a pas d'obligation légale, je le répète, mais une fois que tous les États se sont mis d'accord, l'effet est réel.

Les conséquences de ces règles sur l'ordre juridique interne des États sont très variables. Prenons l'exemple de l'interprétation de l'article 9 du modèle de convention fiscale, dont s'inspirent les trois mille conventions fiscales bilatérales signées, et qui sont bien du droit dur. L'interprétation juridique de l'OCDE sur les règles de prix de transfert est suivie par la plupart des juridictions judiciaires ou administratives des quarante-quatre pays membres de l'OCDE et du G20. Il n'y a pas là besoin de transposition en droit interne.

En revanche, quand nous proposons dans l'un de nos rapports un modèle de législation que les États peuvent adopter pour se protéger des produits hybrides, il revient à chaque Gouvernement, chaque Parlement de décider, ou pas, d'agir. Chaque pays est souverain et peut aussi décider d'agir unilatéralement : nos propositions ne vous lient pas, ce ne sont pas des directives qu'il faudrait nécessairement transposer en droit interne. Mais si chaque pays peut décider pour lui-même, il faut prendre en considération l'équilibre entre souveraineté nominale et souveraineté réelle : dans un monde globalisé, des mesures unilatérales risquent surtout de n'avoir aucune efficacité. La voie de la coopération me paraît plus efficace, et c'est, je crois, ce que le plan BEPS est en train de provoquer.

S'agissant de la constitutionnalité des lois, nous ne pouvons, bien sûr, pas faire grand-chose. Nous pouvons faire connaître les meilleures pratiques, ce qui peut avoir son importance, notamment lors des discussions avec le Conseil constitutionnel sur la bonne compréhension des dispositions votées. Nos travaux prennent systématiquement en compte la question de la sécurité juridique, qui est cruciale : il faut, en effet, assurer aux contribuables la plus grande sécurité juridique possible. C'est une exigence constitutionnelle en France comme dans de nombreux autres pays.

Dans le domaine fiscal, où les États ont été très réticents à progresser, aussi bien sur l'échange de renseignements que sur la taxation des multinationales, nous nous acheminons vers une plus grande régulation à l'échelle internationale : les États doivent l'accepter pour être mieux armés face à des entreprises mondialisées. Que cela se fasse avec du droit mou, de façon souple mais globale, à l'OCDE – l'OCDE et le G20 représentent 90 % de l'économie mondiale, et de plus en plus de pays en voie de développement nous rejoignent – est plus acceptable par les États, et peut finalement être plus efficace qu'on ne pourrait le penser.

Nos travaux sont critiqués par certaines entreprises. Il existe des lobbies, des coalitions anti-BEPS, qui regroupent notamment de grands groupes américains, mais aussi français. Nous les écoutons ! Il n'y a pas un seul papier de l'OCDE qui soit adopté par les États membres sans avoir fait, à deux reprises, l'objet d'une consultation publique : des réunions publiques sont organisées, des commentaires écrits sont recueillis. Le risque de contentieux est bien réel ; si les règles ne sont pas claires, elles risquent d'être appliquées de manière très divergente d'un pays à l'autre, et les entreprises sont menacées de double voire de multiple imposition, ce qui n'est pas souhaitable. Il faut donc trouver un équilibre, et donc des règles aussi claires que possible, mais qui permettent vraiment de mettre fin à la double non-imposition : si les règles sont trop claires, elles permettent les abus. En donnant une sécurité juridique absolue, on ouvre des avenues absolues pour l'abus de droit, qui est un vrai problème ! Les administrations sont alors dépourvues de moyen de contrôle efficace. Nous essayons donc d'avancer sur cette corde raide.

Vous posez la question de la répartition des recettes fiscales nouvelles qui se profilent. En la matière, tous les pays sont quelque peu schizophrènes, à commencer par la France : vous voulez taxer Google, mais voulez-vous que l'industrie du luxe française soit taxée sur les marchés émergents ou en Chine ? Rassurez-vous, l'Allemagne, l'Espagne et d'autres se trouvent dans la même situation. Les Australiens trouvent le plan BEPS formidable, sauf dans le domaine des ressources naturelles, parce qu'ils estiment que leur industrie minière ne doit pas être taxée là où se trouvent les mines. Les États-Unis sont peut-être les moins schizophrènes, car si tout le monde veut taxer les entreprises américaines, les Américains ont peu de problème avec les multinationales ; toutefois, les groupes européens déduisent massivement des intérêts aux États-Unis, qui aimeraient récupérer des recettes sur ces sommes-là.

Aujourd'hui, tout le monde est d'accord pour dire que la taxation ne doit pas se faire aux Bermudes, c'est-à-dire dans un endroit où il ne se passe rien d'autre que des arrangements contractuels, et parfois pas même une réunion annuelle d'un conseil d'administration : c'est ce qui unit les États, et c'est ce qui nous permet d'avancer. Mais nos progrès vont, d'une part, raviver la compétition fiscale, et, d'autre part, exacerber les combats pour rapatrier la base taxable.

Cette plus vive compétition se traduira sans doute, logiquement, par une réduction des taux – si l'on élargit l'assiette, on peut imaginer une pression à la baisse du taux de l'impôt sur les sociétés. C'est un débat qui se déroule actuellement aux États-Unis : le Congrès est engagé dans une discussion avec la Maison Blanche et le Trésor sur la réduction du taux de l'impôt sur les sociétés. Les États-Unis se sont en effet rendu compte avec consternation que leur taux d'imposition était supérieur au taux français...

Intuitivement, je dirais que nous nous acheminons vers une fourchette de 20 % à 30 % d'impôt sur les sociétés pour les grands États, et sans doute de 10 % à 20 % pour les petits États. Toutefois, si l'assiette est élargie, alors les recettes fiscales ne devraient pas diminuer, mais augmenter.

Dans la discussion sur la répartition du produit de ces nouveaux droits imposés, il y aura sans doute plus de contentieux entre les administrations fiscales. Mais, de fait, la Chine et l'Inde ont une population de 2,5 milliards de personnes ; leurs classes moyennes doivent représenter la moitié de la population totale de l'Union européenne, et s'accroissent très vite ; il est normal que ces pays souhaitent sécuriser leur base taxable. Il est d'autant plus important qu'ils soient intégrés à l'OCDE et participent aux discussions sur les règles communes, afin de limiter les conflits.

Ce que dit l'AFEP n'est pas faux, mais il faut adopter une perspective globale : la France, ainsi que tous les pays européens et le Japon, ont des systèmes territoriaux. Vous ne taxez les entreprises multinationales établies en France qu'à hauteur des profits réalisés en France ; les profits réalisés par leurs établissements stables à l'étranger ne sont pas taxables en France, même si parfois une partie des charges relatives à ces établissements stables sont déductibles en France, ce qui constitue un avantage fiscal important. En second lieu, les dividendes rapatriés sur les profits réalisés par les filiales sont exemptés en France à hauteur de plus de 90 %. Notre système est territorial, mais taxe-t-on correctement les incorporels, de l'industrie du luxe ou de Google par exemple ? Où est l'incorporel, où a-t-il été développé, où doit-il être taxé, quelle est la part du marché et de la consommation ? Voilà les questions que nous devons nous poser.

Je parle bien ici de l'impôt sur les sociétés, qui est un impôt sur le profit – profit qu'il faut d'ailleurs décider comment calculer. Une autre question se pose, celle de l'impôt sur la consommation. Dans l'économie numérique aujourd'hui, notamment pour les services dématérialisés, la TVA n'est même pas prélevée. L'une des mesures qui sera mise au point d'ici au mois de novembre proposera une approche mondiale des problèmes de TVA sur les services dématérialisés. Un forum mondial sera réuni au mois d'octobre pour adopter des règles, qui sont celles qui viennent d'être adoptées par l'Union européenne : la taxation se fait à la destination, avec l'obligation de disposer d'un représentant fiscal dans le pays de destination pour acquitter l'impôt. Cela permettra de rétablir une concurrence beaucoup plus juste, notamment dans les référencements de prix : si vous ne facturez pas la TVA, votre prix est plus bas, et donc proposé en haut de la page par les moteurs de recherche ; le consommateur clique plus souvent, vous vendez plus, ce qui vous permet d'être encore moins cher... C'est donc un triple avantage.

Les entreprises de l'économie numérique ont été très performantes pour mettre en place des planifications fiscales agressives et profiter de doubles non-impositions ; nombre d'entre elles ont localisé leurs incorporels – leurs algorithmes, en l'occurrence – aux Bermudes. Nous travaillons beaucoup, je le souligne, avec Google, et notre relation de travail est tout à fait constructive, bien plus qu'avec d'autres entreprises américaines. J'ai rencontré le numéro deux de Google il y a plus d'un an, et il m'avait déclaré qu'il comprenait que la localisation aux Bermudes de son incorporel n'avait pas de sens économique ; il a ajouté : « Google le fait parce que c'est légal ; si vous voulez changer cette règle, faites-le, à condition de la changer pour tout le monde. »

Nous allons mettre fin à la double non-imposition, qui constitue une vraie entrave à la concurrence entre les entreprises numériques et, par exemple, la librairie du coin de la rue ou le petit commerce local. Mais il est possible qu'une grande partie de cette imposition nouvelle aille aux États-Unis plutôt qu'aux pays de marché. Vous récupérerez donc de la TVA, et un peu d'impôt sur les sociétés, mais peut-être pas autant que vous le souhaiteriez. Il faut mettre ces constatations en regard des préoccupations de l'AFEP afin de rechercher une position équilibrée, sans oublier que même si les Chinois décident de taxer, l'importance de leur marché ne dissuadera pas les entreprises de s'installer là-bas. On nous reproche souvent d'ouvrir la boîte de Pandore en donnant des droits de taxer à la Chine et à l'Inde : c'est nous faire bien du crédit ! Si ces pays veulent taxer, nous ne pouvons pas les en empêcher ; nos efforts ne visent qu'à établir des règles communes, afin de limiter le désordre.

Nous avons produit un rapport sur l'économie numérique, qui dit fondamentalement que l'économie numérique, c'est maintenant l'économie elle-même : on ne peut pas appliquer de règles particulières à ce secteur, car c'est l'ensemble de l'économie qui est en train de se numériser. Les modèles, y compris dans les secteurs les plus traditionnels, changent à une vitesse considérable. Il faut donc une solution globale. Mettre fin à la double non-imposition, c'est déjà mettre fin à la situation qui provoque les réactions les plus fortes et rétablir une meilleure concurrence ; mais il faut aussi se demander si, dans un monde numérisé, les règles traditionnelles demeurent adéquates. Ne faudrait-il pas examiner d'autres options ? Certains pays s'y opposent, comme les États-Unis, qui ont néanmoins accepté d'examiner différentes pistes de travail, qui seront proposées aux chefs d'État et de gouvernement au mois de novembre. Par exemple, on pourrait imaginer que s'il n'y a pas de présence physique d'une entreprise dans un pays, mais qu'un certain volume de chiffre d'affaires y est réalisé, alors on considère qu'il existe une présence économique qui donne au pays un droit de taxer. C'est une option. L'une des autres options porte, dans la lignée du rapport de MM. Colin et Collin que vous connaissez, sur la collecte des données. Ce serait difficile à mettre en oeuvre, et l'on peut peut-être combiner ces deux options. En tout cas, la discussion va se prolonger.

Si les pays ne se mettent pas d'accord, certains prendront, pour des raisons politiques évidentes, des mesures unilatérales – les Britanniques ont d'ailleurs commencé à le faire. Cela ne nous paraît pas souhaitable. Je comprends bien que vous ayez envie d'anticiper mais, comme gestionnaire du dossier BEPS, je préfère des démarches coordonnées.

S'agissant de la transparence, l'accord trouvé à l'OCDE – qui fut très dur à atteindre – stipule qu'il y aura, à partir de 2017, un reporting pays par pays : tous les pays, à commencer par les États-Unis, se sont engagés à demander à leurs multinationales de leur communiquer ce document. Mais la condition pour arriver à cet accord était que seules les administrations fiscales puissent en prendre connaissance ; il ne sera pas public. Cela crée beaucoup de frustrations, notamment parmi les ONG, mais sans doute aussi chez les parlementaires comme chez de nombreux observateurs. Il nous semble que le plus important, c'est bien que les administrations fiscales disposent de cette vision globale de la planification des sociétés, ce qui leur permettra de faire du contrôle de risque et de la vérification fiscale. Les États-Unis nous ont confirmé ne pas avoir besoin de l'accord du Congrès pour exiger ces informations, et ils se sont engagés à intégrer cette clause à leurs conventions fiscales à partir de 2017. C'est là, je crois, une avancée, même si la transparence n'est pas totale.

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