Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, madame la rapporteure, messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, nous nous retrouvons aujourd’hui pour débattre de la proposition de loi déposée par nos collègues socialistes, qui vise à instaurer un devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre vis-à-vis de leurs filiales et sous-traitants, texte supposé juridiquement plus solide que la version précédente.
J’aurai tout à l’heure l’occasion de revenir sur la nécessité d’agir pour que des drames comme l’effondrement du Rana Plaza ou la pollution du delta du Niger ne se reproduisent plus.
Je voudrais rappeler le contexte de ce débat. La mondialisation a désormais plusieurs décennies derrière elle. Pourtant, le droit des affaires n’a pas évolué pour tenir compte de la complexité de la chaîne qui relie les donneurs d’ordre aux filiales et aux sous-traitants. Il est temps de tenir compte des conséquences là-bas de décisions prises ici.
Il faut se donner les moyens d’éviter de nouveaux drames et, le cas échéant, de faciliter l’accès à la justice des victimes. C’est cette volonté qui a guidé mes collègues Noguès, Potier – qui l’a rappelé tout à l’heure – et moi-même, lorsque nous avons fondé et animé le cercle parlementaire pour la responsabilité sociétale des multinationales. Les travaux menés au sein de ce cercle ont permis d’aboutir à un texte commun, porté par quatre groupes – je salue d’ailleurs ici mes collègues des groupes GDR et RRDP, eux aussi très engagés dans cette démarche.
Ce texte, dont j’avais l’honneur d’être la rapporteure, et qui a été soutenu par le Forum citoyen pour la responsabilité sociale des entreprises, qui regroupe, en France, des ONG et des syndicats, ainsi que par 250 ONG européennes et une pétition qui a recueilli plus de 160 000 signatures, a été présenté dans le cadre de la niche écologiste du 29 janvier. Il a été rejeté par la plupart de nos collègues socialistes, qui l’ont renvoyé en commission, malgré de nombreux mois d’auditions, de concertation et de consultations juridiques communes.
Le Gouvernement avait néanmoins témoigné, par la voix de M. Mathias Fekl, de sa volonté de ne pas laisser cette question en suspens. Il aurait été intéressant que M. Fekl soit parmi nous aujourd’hui.
Nous avons donc sous les yeux une proposition nouvelle sur laquelle nous prononcer, deux mois après l’examen de la première.
Nous avons beaucoup entendu que la France serait isolée dans cette volonté d’accomplir un premier pas. Pourtant, elle ne ferait que rejoindre les États, comme l’Espagne ou le Royaume-Uni, qui ont mis en place un devoir de vigilance pour leurs entreprises. Cette démarche s’appuie sur des textes internationaux, des Nations Unies et de l’OCDE, qui visent à protéger les droits humains et à inciter à une réelle responsabilité sociétale des entreprises.
Je citerai quelques exemples de drames qui auraient pu être évités si les entreprises avaient appliqué ce devoir de vigilance.À Bhopal, en 1984, l’explosion d’une usine fait 10 000 morts et le site est toujours pollué à ce jour. En 1999, le naufrage de l’Erika, affrété par Total, crée une marée noire en Bretagne, souillant quarante kilomètres de côtes. Au Bangladesh, en 2013, l’effondrement du Rana Plaza – nous en avons tous parlé –, a entraîné pas moins de 1 200 morts. Et aujourd’hui, sur le chantier de la coupe de monde de football, au Qatar, travaillent des esclaves modernes dépouillés de leur passeport.
Voulons-nous rompre avec cet engrenage en nous donnant les moyens de réaliser une réelle avancée et d’éviter de nouveaux drames ? Le texte qui nous est proposé le permet-il ? À cette question, j’ai envie de répondre par un « oui, mais ».
Oui, adopter cette loi marquerait un réel progrès. Oui, le droit français doit évoluer et intégrer des réponses adaptées à la réalité de la mondialisation. Oui, ce texte prévoit des mesures importantes pour faire entrer les plans de vigilance dans le cadre des obligations des entreprises.
Mais, monsieur le secrétaire d’État, quelle lisibilité tout au long de la chaîne des responsabilités, et quels droits pour les victimes ?
Aussi ce texte pourrait être utilement complété sur plusieurs points, et c’est dans cet objectif qu’avec mes collègues écologistes, nous avons souhaité déposer une série d’amendements, comme, d’ailleurs, nos collègues RRDP et GDR. Il ne s’agit pas de dévaloriser le contenu du texte qui nous est présenté, mais de le rendre plus opérationnel dans un délai plus court.
Nos propositions portent sur les points saillants que sont la question des seuils, l’effectivité réelle du plan de vigilance et le renforcement de la responsabilité tout au long de la chaîne de valeurs. L’exercice est proche de celui auquel nous nous sommes livrés s’agissant des travailleurs détachés européens et qui a abouti à la loi Savary.
Ces propositions ne porteront pas atteinte à la compétitivité française ; elles ne conduiront pas non plus les grands groupes français à délocaliser leurs sièges sociaux. Elles visent surtout à anticiper les risques, y compris pour la réputation de ces entreprises, et à faciliter l’accès des victimes à la justice.
Certes, cette loi fixe un seuil, mais il est tellement élevé qu’il exclut près de la moitié des grands groupes du champ d’application du texte. Avec un tel seuil, les entreprises à l’origine drame du Rana Plaza seraient dédouanées de leurs responsabilités ; or nous savons qu’à ce jour, les conditions de sécurité au Bangladesh n’ont pas changé. Nos amendements proposent donc d’appuyer ce texte sur les règles européennes en matière de reporting extra-financier – je rappelle que ces règles ont vocation à suppléer les règles françaises. La cohérence du corpus législatif y gagnerait, la lutte contre l’impunité aussi.
Le plan de vigilance prévu à l’article 1er risque de n’être qu’une liste de bonnes résolutions, un catalogue de bonnes pratiques non suivies d’effets ; en somme, un bel outil d’affichage et de communication, mais à l’effectivité fort réduite. C’est pourquoi il nous semble important de renforcer les outils dont dispose le juge pour contrôler la véracité de ce plan, et la réalité des actions qui y seront exposées.
Si les grandes entreprises françaises sont aussi vertueuses qu’elles l’affirment, qu’ont-elles à craindre ? Il est vrai que la réalité contredit parfois de telles affirmations. La représentante d’une association patronale a pu ainsi m’assurer sans rougir que la corruption n’existait plus nulle part dans le monde ! Je ne savais pas que certaines multinationales vivaient au pays des Bisounours, Bisounours qui pourtant ne s’émeuvent pas de la mort de plus de mille femmes, non plus que du travail des enfants ou de l’esclavage moderne.
Je voudrais insister également sur la nécessité de renforcer les mesures visant à faciliter l’accès des victimes à la justice. Pour ce faire, il faut à la fois renverser la charge de la preuve et renforcer la solidarité de la responsabilité tout au long de la chaîne de production. Là aussi, nous devons regarder les choses en face : lorsqu’un donneur d’ordre passe une commande à des prix trop bas et dans des délais trop courts, il se rend sciemment complice des dérives dont se rendent coupables des sous-traitants en cascade, sans contrôle et au péril des salariés et de l’environnement.