Intervention de André Chassaigne

Séance en hémicycle du 30 mars 2015 à 16h00
Sociétés mères et entreprises donneuses d'ordre — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaAndré Chassaigne :

Monsieur le président, monsieur le secrétaire dÉtat, madame et messieurs les rapporteurs, monsieur le président de la commission des lois, chers collègues, nous sommes appelés à débattre d’une proposition de loi qui se présente comme une version très édulcorée de celle dont nous avons débattu fin janvier. Il s’agissait d’un texte d’initiative parlementaire très ambitieux, qui était tout particulièrement dû à la détermination – que je salue – de nos collègues Danielle Auroi, Philippe Noguès et Dominique Potier. Celui dont nous allons débattre ce soir, fruit de tractations avec le Gouvernement, est d’une portée limitée, pour ne pas dire symbolique.

L’ambition initiale du texte déposé par les quatre groupes de la gauche de notre assemblée et salué par les ONG, était de responsabiliser les multinationales ainsi que leurs sous-traitants et fournisseurs, en matière sociale, éthique et environnementale. Il prévoyait de sanctionner, au pénal et au civil, les entreprises qui ne pouvaient pas prouver avoir mis tous les moyens en oeuvre et pris toutes les garanties nécessaires pour s’assurer du respect, par leurs sous-traitants, des droits fondamentaux de leurs salariés ou employés, notamment de leur liberté physique, de leurs droits politiques, de leur sécurité, du droit d’accéder aux soins et à l’éducation, du droit de grève.

Il s’agissait de tirer les conséquences de l’effondrement du Rana Plaza, à Dacca, au Bangladesh. Ce 24 avril 2013, 1 169 ouvriers du textile ont trouvé la mort. Ce drame a ému le monde entier mais n’a pas mis fin au scandale. Au Bangladesh, aujourd’hui, une ouvrière du textile meurt tous les deux jours, pour fournir à bas coûts des tee-shirts ou des chemises aux grandes marques occidentales.

L’an dernier au Cambodge, les manifestations des ouvrières de l’industrie textile ont été brutalement réprimées : la police a ouvert le feu sur les manifestantes, faisant cinq victimes. Le collectif Éthique sur l’étiquette, qui a lancé en France une campagne visant à sensibiliser l’opinion sur les salaires de misère payés aux ouvrières textiles d’Asie, a rappelé que les marques et distributeurs se livrent aujourd’hui à une concurrence agressive sur les prix, qui se traduit par une pression énorme sur leurs fournisseurs et leurs sous-traitants. Dans les ateliers de production, les conditions d’hygiène et de sécurité sont déplorables et les accidents fréquents. Les ouvriers, en grande majorité des jeunes femmes, travaillent plus de douze heures par jour, six jours sur sept, sans compter les heures supplémentaires non rémunérées. Quand ils existent, les contrats de travail respectent rarement la loi. Les travailleurs ne bénéficient bien souvent d’aucune protection sociale, et touchent parfois des salaires inférieurs au minimum légal en vigueur dans leur pays. Ils sont embauchés ou licenciés sans formalité, en fonction des besoins de la production. Harcèlement, pratiques disciplinaires et amendes diverses sont monnaie courante.

L’industrie du textile n’est pas seule en cause, loin s’en faut. Les entreprises informatiques, par exemple, continuent elles aussi de bafouer les règles sociales et environnementales en Asie, avec des conséquences désastreuses : pollution des eaux, empoisonnement d’ouvriers par des métaux lourds, journées de travail interminables. Je pourrais, malheureusement, multiplier les exemples, en rappelant les agissements de certaines multinationales bien connues comme Apple, Mattel ou Total. Le fait est que la mondialisation non régulée permet aux multinationales de multiplier leurs filiales et leurs sous-traitants, et de s’enrichir au détriment d’une main-d’oeuvre bon marché et vulnérable, au mépris des droits fondamentaux et des règles environnementales.

La France aurait pu s’enorgueillir d’être le premier pays à se doter de règles contraignantes, propres à mettre les grandes entreprises en face de leurs responsabilités, sans qu’elles puissent se défausser, comme elles le font le plus souvent, sur leurs sous-traitants, voir les sous-traitants de leurs sous-traitants. À l’heure actuelle, les entreprises françaises sont légalement responsables vis-à-vis de leurs salariés, mais pas vis-à-vis de ceux qui travaillent pour leurs sous-traitants. Certaines entreprises ont certes adopté des codes de bonne conduite, des chartes éthiques, mais nous savons que cela reste très insuffisant pour lutter efficacement contre ce dumping social et environnemental de grande ampleur.

La question est de savoir si le texte que vous nous présentez aujourd’hui est à la mesure de ces enjeux. En prévoyant que les entreprises devront désormais établir un plan de vigilance dont le juge appréciera l’effectivité en cas de dommages ou d’atteintes aux droits fondamentaux, il marque une avancée. Notre pays rend ainsi effectif le principe juridique de diligence raisonnable, recommandé par les principes directeurs des Nations unies sur les entreprises et les droits de l’homme, qui constituent le texte international de référence en la matière. Ces principes ont, pour la plupart, été intégrés aux principes directeurs de l’Organisation de coopération et de développement économique, l’OCDE, à l’intention des entreprises multinationales. De même, l’indemnisation ne dépendra plus seulement du bon vouloir des entreprises et de la mobilisation des ONG.

En revanche, la responsabilité pénale a disparu de ce texte. Le renversement de la charge de la preuve, qui obligeait les entreprises à prouver qu’elles ont satisfait à leurs obligations de vigilance, est lui aussi passé à la trappe. Par ailleurs les seuils ont été relevés, pour ne plus viser qu’une poignée de grandes entreprises. Les ONG, parmi lesquelles Sherpa, les Amis de la Terre et le Comité catholique contre la faim-Terre solidaire, ont comme nous déploré les failles du mécanisme proposé : l’absence de sanction dans le cas où l’obligation de vigilance ne serait pas effectivement mise en oeuvre, les obstacles à l’imputation de la responsabilité via le régime de droit commun ; les seuils exagérément élevés, qui limitent à environ cent cinquante le nombre d’entreprises ciblées par la loi.

Ces ONG ont ainsi souligné que « certaines entreprises impliquées dans le drame du Rana Plaza, telles que Camaïeu, échapperaient à cette législation, de même que de nombreuses entreprises de secteurs à risque tels que le secteur extractif. » Elles ont déploré enfin que les multinationales importatrices ne soient pas non plus concernées.

Pour notre part, nous considérons qu’il faut aller plus loin : relever les seuils, prévoir un régime de sanction dissuasif, et rétablir le principe selon lequel il incombe à la société mère d’apporter la preuve qu’elle a mis en oeuvre des procédures spécifiques de contrôle de ses filiales et de ses sous-traitants.

Certaines organisations patronales ont fait valoir que les sociétés n’ont pas, à l’heure actuelle, les moyens de contrôler systématiquement toute la chaîne de leurs sous-traitants, notamment à l’étranger. Cet argument de bon sens doit nous conduire à nous interroger sur ces pratiques de sous-traitance en cascade qui rendent impossible tout contrôle effectif. Cette sous-traitance en cascade, source d’opacité, est l’un des principaux leviers de pression sur les coûts et de dumping social. Elle vise à obtenir les fournitures, non pas au plus bas prix moralement acceptable, mais au plus bas prix tout court ! Ne faudrait-il donc pas interdire tout simplement aux grandes entreprises de multiplier les niveaux de sous-traitance, plutôt que de leur permettre d’user de cet argument pour s’exonérer de leur responsabilité ?

Nous savons que le patronat, le MEDEF au premier rang , a opposé de vives résistances au texte présenté par nos collègues du groupe écologiste en janvier dernier. Ils ont fait tour à tour valoir que ce texte créerait de l’insécurité juridique, que sa portée extraterritoriale était contraire aux principes du droit européen et qu’il pouvait nuire à la compétitivité de nos entreprises. Vous avez d’ailleurs, monsieur le secrétaire d’État, rappelé l’essentiel de ces observations. Le Gouvernement et sa majorité ont entendu ces arguments, et accepté de reculer par rapport à la proposition initiale, à laquelle ils ont substitué un texte de compromis, qui, pour développer une image fameuse, laisse le verre à moitié vide.

C’est très regrettable. Tout l’argumentaire patronal repose en effet sur la conviction exprimée par Milton Friedman dans Capitalisme et Liberté : « Les dirigeants d’entreprise n’ont d’autre responsabilité sociale que de faire le plus d’argent possible pour leurs actionnaires. » En l’état, le texte que vous nous proposez ne permettra pas de lutter contre le fléau du dumping social et environnemental, qui prospère sur la rhétorique de la compétitivité. Nous ne nions pas que ce texte de compromis propose des avancées, mais elles sont, à nos yeux, insuffisantes.

Aussi, nous attendons beaucoup de ce débat. C’est de l’accueil qui sera réservé à nos amendements et aux amendements identiques de nos collègues écologistes et radicaux que dépendra notre vote final.

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