Intervention de Philippe Noguès

Séance en hémicycle du 30 mars 2015 à 16h00
Sociétés mères et entreprises donneuses d'ordre — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaPhilippe Noguès :

Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, monsieur le rapporteur, madame et monsieur les rapporteurs pour avis, chers collègues, il y a deux mois, presque jour pour jour, à l’issue d’un court débat, nous avions renvoyé en commission, à quelques voix près, une première proposition de loi sur le devoir de vigilance, inscrite à l’ordre du jour par notre collègue écologiste Danielle Auroi. Nous avions alors pris rendez-vous pour qu’un nouveau texte puisse être débattu rapidement. Je me félicite que cet engagement ait pu être tenu et que le rendez-vous soit honoré, malgré des pressions discrètes, mais souvent efficaces.

Est-il encore besoin d’expliquer l’intérêt et l’importance de légiférer sur la responsabilité sociale des maisons mères et leur devoir de vigilance vis-à-vis de leurs chaînes de production ? Je veux redire que la question n’est pas simplement morale, mais aussi politique et économique.

Outre son coût humain et environnemental inacceptable dans les pays où il est pratiqué, le moins-disant social généralisé pénalise en effet notre économie. Tout comme il existe un dumping social, il existe un dumping sur les droits de l’homme et sur les normes environnementales avec, toujours en filigrane, une dilution organisée de la responsabilité.

En choisissant des chaînes de production de plus en plus complexes et de moins en moins lisibles pour le consommateur et les autorités, les entreprises ont parfois l’illusion de contourner à leur avantage des contraintes qu’elles jugent trop rigides, alors qu’en fait, elles s’exposent à de nouveaux risques extra-financiers, tels que la sous-traitance sauvage, le risque réputationnel, et celui de devoir indemniser des victimes.

Or c’est bien le rôle du pouvoir politique de fixer les règles dans lesquelles se déroulent les échanges économiques mondialisés. Au vu de l’ampleur des conséquences humaines, environnementales et économiques de la situation, je suis convaincu que l’État a la responsabilité d’agir.

Si nous, représentants de la nation, ne prenions pas à bras-le-corps la question de la régulation de la mondialisation, pour que les échanges économiques soient demain plus justes et plus respectueux des hommes, des territoires et de l’environnement, alors nous laisserions ces sujets aux mains des populistes de tous bords, défenseurs de frontières fermées et d’un retour en arrière, au profit d’un monde prétendument meilleur autrefois.

Au lendemain des élections départementales, ce constat doit plus que jamais nous interpeller et nous conduire à agir. La lutte contre le discours démagogique et populiste du Front national passe aussi par notre capacité à porter un discours fort en faveur d’une mondialisation plus juste et mieux régulée, et à transformer concrètement ce discours en actes forts.

Venons-en au texte. Je ne reviendrai pas sur la présentation du dispositif, les rapporteurs qui m’ont précédé à cette tribune l’ont déjà très bien fait.

Cette nouvelle proposition de loi va-t-elle dans le bon sens ? Cela me paraît évident. Elle renforce assurément l’impératif de prévention qui incombe aux entreprises, et crée de nouvelles exigences de transparence qui tireront les pratiques des grandes entreprises vers le haut.

Aurait-elle permis d’éviter des drames humains, comme celui du Rana Plaza au Bangladesh, dont nous célébrerons le triste anniversaire le 24 avril ? On peut en douter, notamment en raison des seuils très élevés qui ont été retenus dans ce texte. Ceux-ci ont pour effet de concentrer les effets exclusivement sur les très grandes entreprises, au-delà de 5 000 salariés, soit moins de 200 entreprises selon les estimations. De fait, la plupart des entreprises françaises impliquées directement ou indirectement dans le Rana Plaza n’auraient pas été concernées par le dispositif. Le secteur extractif, responsable à lui seul de près d’un tiers des violations des droits humains commises par les entreprises dans le monde, ne sera pas non plus pleinement couvert par les nouvelles obligations que nous nous apprêtons à adopter.

Quant à l’accès à la justice, des doutes sont également permis. Alors que la proposition de loi initiale proposait une inversion de la charge de la preuve et une évolution du droit de la responsabilité civile, ce nouveau texte se contente de donner au juge un pouvoir de contrôle de la publication et de la mise en oeuvre du plan de vigilance.

Je comprends l’argument du risque de judiciarisation abusive des relations entre les entreprises et leurs parties prenantes, qui était reproché à la première proposition de loi mais qui n’était, bien évidemment, l’objectif de personne. À l’inverse, ce nouveau texte se concentre presque exclusivement sur le volet prévention de la responsabilité sociale des maisons mères, renvoyant ainsi la partie réparation au droit commun de la responsabilité civile. Or, on connaît les limites de cette approche ; cela fait des années que des ONG accompagnent des victimes de drames humains, afin qu’elles puissent obtenir réparation auprès des maisons mères, avec un succès plus que mitigé.

Je regrette donc que ce nouveau texte renonce à réformer le droit de la responsabilité civile.

En somme, et je conclurai sur ce point, ce texte est une sorte de « pied dans la porte ». Encore faudra-t-il que ce pied ne soit pas écrasé mais qu’il permette au contraire d’ouvrir cette porte beaucoup plus franchement ! Nous posons un jalon, sur un chemin encore très long. Nous pouvons en être satisfaits et je n’ai aucun doute sur le fait que nous agissons dans le sens du progrès économique et humain. Je compte néanmoins sur ce débat parlementaire pour renforcer et clarifier le texte, afin de le rendre plus efficace. J’ai déposé en ce sens une série d’amendements, dont j’espère qu’ils recevront, mes chers collègues, un accueil favorable.

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