Intervention de Virginie Duvat

Réunion du 25 mars 2015 à 9h30
Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire

Virginie Duvat, chercheuse en géographie des littoraux tropicaux à l'Université de la Rochelle, membre du GIEC :

Monsieur le président, mesdames, messieurs, je vous remercie de m'avoir invitée pour vous présenter l'état des connaissances scientifiques sur les impacts du changement climatique dans les outremer français et les voies d'adaptation identifiées à ce jour.

Le changement climatique se traduit par des modifications des paramètres climatiques et océaniques qui engendrent des changements environnementaux rapides, durables et irréversibles à l'échelle du siècle prochain, changements qui fondent la double urgence, d'une part, des mesures de mitigation visant à réduire leur ampleur, d'autre part, des politiques d'adaptation consistant à réduire leurs impacts.

Face à ces enjeux, les outremer constituent des territoires spécifiques, au moins pour deux raisons : premièrement, parce que des écosystèmes très sensibles à ces modifications environnementales jouent un rôle déterminant dans leur fonctionnement ; deuxièmement, parce que les pressions anthropiques fortes et en augmentation, qui existent sur ces territoires, en se combinant aux pressions climatiques, ont pour effet de démultiplier leurs impacts. Cela rend d'autant plus cruciale notre capacité à contrôler ces impacts.

Or ces territoires possèdent des possibilités de redéploiement spatiales et économiques limitées, en raison de leur configuration physique. Autant de spécificités qui font des outremer des laboratoires absolument majeurs en France pour mettre en oeuvre des mesures d'adaptation très concrètes, dans l'esprit de l'« agenda positif » voulu par la France dans le cadre de la 21e Conférence des Parties de la Convention cadre des Nations unies sur les changements climatiques (COP21).

Quelles sont les principales manifestations du changement climatique dans les outremer ?

On prévoit une accélération de la hausse des températures atmosphériques, qui devrait s'établir entre + 1 et + 3 °C d'ici à 2100, hausse rapide aux Antilles, en Guyane et en Nouvelle-Calédonie. On prévoit parallèlement une hausse des températures océaniques de surface, plus rapide dans la Caraïbe que dans le Pacifique, et une évolution des précipitations contrastée entre les différents bassins océaniques : les précipitations pourraient en effet baisser dans l'océan Indien et en Nouvelle-Calédonie, mais augmenter dans le Pacifique Sud.

Cette baisse des précipitations aura pour effet d'aggraver la pression qui s'exerce déjà sur les ressources en eau, par exemple à la Réunion, où une baisse des précipitations dans l'Ouest peuplé et dynamique économiquement, couplé à la hausse des températures et de la pression démographique, va aggraver la pression qui s'exerce sur les ressources en eau.

Concernant l'élévation du niveau de la mer, nous allons assister à une poursuite de son accélération, déjà enregistrée depuis le début des années 1990, et arriver à une élévation comprise entre soixante centimètres et un mètre d'ici à 2100. Il est à noter que cette hausse est particulièrement rapide dans certains outremer, comme en Polynésie française qui connaît une vitesse d'élévation près de deux fois plus élevée que dans les territoires de la Caraïbe.

À cela il faut ajouter l'acidification des océans, qui accroît la pression s'exerçant sur les écosystèmes et les ressources halieutiques.

Enfin, en ce qui concerne l'évolution des événements extrêmes, on attend une hausse de la fréquence des sécheresses – ce qui va accroître le risque de feux de forêt à La Réunion et en Nouvelle-Calédonie – et de l'intensité des cyclones les plus puissants, qui va toucher les territoires les plus affectés par ces phénomènes atmosphériques que sont les Antilles et La Réunion.

Ces modifications du climat et des paramètres océaniques vont accroître des pressions qui s'exercent, premièrement, sur les ressources vitales – eau et sols ; deuxièmement, sur les écosystèmes, ce qui va affecter la biodiversité et les fonctions que remplissent ces écosystèmes ; troisièmement, sur les secteurs d'activité économique qui, outremer, dépendent fortement des conditions environnementales et climatiques, qu'il s'agisse de l'agriculture, de la pêche, du tourisme ou de l'aquaculture.

Je vais examiner les impacts par composante, en commençant par ceux qui concernent les écosystèmes et les services qu'ils rendent.

Les pressions climatiques vont entraîner, sur les îles sur lesquelles les forêts primaires couvrent encore 20 à 40 % du territoire – comme c'est le cas à La Réunion, à la Martinique, en Nouvelle-Calédonie –, la disparition des forêts de basse altitude et une remontée progressive des étages forestiers en altitude, qui se traduira nécessairement par une perte de biodiversité, ce qui donne toute leur pertinence aux politiques de protection déjà mises en place.

Par ailleurs, en Guyane, elles vont engendrer un changement progressif de composition de la forêt, avec le remplacement de certaines espèces d'arbres par de la savane, ce qui va se traduire également par une perte de biodiversité et une augmentation du risque de feux de forêt.

Les mangroves, très développées en Guyane, en Nouvelle-Calédonie et aux Antilles, vont se contracter, voire disparaître dans les territoires dans lesquels elles ne pourront pas, du fait des pressions anthropiques, migrer vers la côte pour se maintenir, comme on le redoute aux Antilles ou à Mayotte.

Parallèlement, l'accroissement des pressions qui s'exercent sur les récifs coralliens engendrera une dégradation progressive de leur état de santé, qui pourrait mener à leur disparition dans certains archipels à partir de 2050 : on a de fortes inquiétudes au sujet des îles de la Société, en Polynésie française. Cela aurait des répercussions majeures sur l'alimentation des populations dépendantes des ressources récifales et sur les niveaux de risques côtiers, puisque la mort des récifs coralliens renforcerait les impacts dévastateurs des tempêtes intenses.

En ce qui concerne l'agriculture et l'élevage, la hausse des pressions climatiques va affecter la qualité des sols et exercer des pressions accrues sur les principales cultures commerciales : la banane, qui joue un rôle central à la Martinique, la canne à sucre, pour laquelle on attend une chute de productivité marquée, et le maraîchage. L'agriculture de subsistance sera également affectée, en particulier à Wallis-et-Futuna, en Nouvelle-Calédonie et à Mayotte, où elle souffrira de la dégradation des sols, de la sécheresse et des feux de brousse.

En ce qui concerne la pêche – et l'aquaculture –, on prévoit une diminution globale des ressources halieutiques, qui sera aggravée par la surexploitation là où la pêche persistera. Elle sera compensée dans les outremer par une hausse fortement probable de certaines populations de thonidés, sous l'effet de leur redistribution en Polynésie française et en Nouvelle-Calédonie.

On doit s'attendre par ailleurs à une modification qualitative des stocks, qui va exiger une évolution des techniques de pêche ; à une hausse de la variabilité interannuelle des captures, qui va rendre plus aléatoire la production de certaines filières, comme celle de la crevette dans la Caraïbe ; à une baisse des stocks côtiers, qui va toucher les pêches côtières et vivrières de la Caraïbe, de Mayotte dans l'océan Indien, des îles de la Société dans le Pacifique, et aggraver les tensions alimentaires et économiques.

En ce qui concerne le tourisme, bien que de fortes incertitudes demeurent, on retiendra les impacts négatifs de quatre facteurs : la dégradation des écosystèmes, sur lesquels s'appuient certaines formes de tourisme – plongée en Polynésie française, éco-tourisme basé sur la découverte de la mangrove à Mayotte –, l'augmentation des risques sanitaires liés au développement des maladies et épidémies tropicales dû au pullulement des moustiques – c'est l'exemple de la crise du chikungunya à La Réunion en 2005-2006 ; la pression sur les ressources en eau, qui pourrait poser problème assez rapidement aux Antilles et à Mayotte ; enfin, les extrêmes climatiques, qui ont un impact négatif sur la fréquentation touristique de certains territoires, comme les îles de la Caraïbe, dans lesquelles les cyclones de 1995 et 1999 ont fait chuter pendant plusieurs années la fréquentation en provenance des États-Unis, qui constitue une part majeure de la clientèle.

Enfin, de manière plus globale, les aménagements et les systèmes de production côtiers, quels qu'ils soient, vont être beaucoup plus exposés, à l'avenir, aux risques de submersion marine et d'érosion côtière, ce qui signifie que le changement climatique renforce l'impératif de mise en sécurité de l'ensemble des activités humaines exposées.

Face à ces projections, quelles stratégies d'adaptation promouvoir ? Dans quelle mesure peuvent-elles s'appuyer sur des expériences acquises ? Ce qui pose la question de la part de l'innovation et de celle des savoir-faire et des acquis – j'aborderai également la question des solutions par secteurs.

Dans le secteur de l'agriculture et de l'élevage, l'adaptation passera par la mise en oeuvre de trois types de mesures.

Le premier visera au maintien des conditions de production, c'est-à-dire la protection des sols et le maintien à un niveau suffisant de la ressource en eau. Pour ce qui est de l'eau, enjeu majeur, je retiens trois points : premièrement, des actions à entreprendre d'urgence dans certains territoires comme la Martinique, où 93 % de la ressource dépendent de captages fortement exposés aux mouvements de terrain ; deuxièmement, l'expérience acquise dans le domaine du transfert de l'eau, par La Réunion ou par la Guadeloupe, devrait aider à gérer l'aggravation des distorsions spatiales entre disponibilité de la ressource et besoins humains. Troisièmement, la maîtrise de l'irrigation, et notamment la lutte contre l'excès d'eau, doit être à l'avenir une priorité, en Guadeloupe par exemple, afin de mieux gérer la ressource et limiter le développement des parasites.

Le deuxième type de mesures concerne l'adaptation du système agronomique à travers la sélection de cultures et d'espèces adaptées aux nouvelles conditions climatiques, la relocalisation en altitude de certaines cultures, comme la banane, le renforcement de la résilience du secteur agricole par l'introduction de plantes de service qui aident à fixer les sols et à limiter la propagation des parasites, la réintroduction de la rotation des cultures et le développement de la pluriactivité, autant de mesures qui permettront tout à la fois d'améliorer la productivité et la biodiversité agricole et de réduire les risques. Pour les mettre en oeuvre, nous disposons d'une intéressante expérience antillaise, qui peut être valorisée.

Le troisième type de mesures visera à soutenir et à intégrer l'innovation à travers notamment une gestion plus participative de ce secteur d'activité, et à mettre en oeuvre une politique volontariste de transformation en profondeur de ce secteur qui souffre souvent d'archaïsme, d'une faible productivité et d'une faible rentabilité.

En ce qui concerne l'adaptation dans le secteur de la pêche, la politique nationale de protection des ressources halieutiques menée dans les îles subantarctiques et les eaux polynésiennes constitue un atout pour l'exploitation durable des ressources. Ce type de politique est à promouvoir dans le contexte actuel d'augmentation des pressions qui s'exercent sur les ressources halieutiques. Une telle politique peut par ailleurs constituer une véritable force pour la France pour renforcer les politiques régionales d'évaluation et de gestion collaborative des stocks, qui constituent un enjeu majeur à l'échelle des prochaines décennies.

En parallèle, certains principes d'adaptation qui s'appliquent au secteur agricole sont également très porteurs pour le secteur de la pêche. Ils consistent à adapter les techniques de pêche à l'évolution des captures, à soutenir la diversification de la production par des efforts dans le domaine de l'innovation technologique et de la commercialisation, en s'appuyant notamment sur le rôle majeur que peuvent jouer les dispositifs de concentration de poissons (DCP) en appui à la pêche côtière, dans l'océan Indien et dans l'océan Pacifique, tout en encourageant également dans ce secteur la pluriactivité – pêche, agriculture, tourisme. Ces efforts sont d'autant plus stratégiques dans le Pacifique que la variabilité du climat y est forte et engendre une forte variabilité des captures, que la pêche récifale devrait sérieusement reculer et que les ressources halieutiques devraient au moins se maintenir, voire augmenter. En fait, il s'agit tout autant de limiter les risques que de saisir des opportunités.

Enfin, pour réduire les risques côtiers, trois voies d'adaptation majeures se dégagent.

La première consiste à réduire l'exposition des enjeux actuellement menacés en les protégeant mieux ou en les relocalisant suivant les cas et à contrôler les développements futurs afin d'éviter que le nombre des personnes et des biens menacés continue à augmenter, dans un contexte qui est souvent celui d'une forte croissance démographique, favorable à l'augmentation des risques.

À ce titre, les grands projets de développement des infrastructures constituent des leviers intéressants pour soutenir les politiques de rééquilibrage démographique et économique en faveur des mi-pentes – ainsi l'ouverture de la route des Tamarins à La Réunion. Ces enjeux de réduction de l'exposition des biens et de contrôle des développements futurs s'appliquent au secteur touristique, qui va devoir évoluer et valoriser des facteurs d'attractivité plus indépendants du climat.

Enfin, il va falloir mettre en place des politiques d'anticipation des risques, globales et intégrées, c'est-à-dire trans-risques, impliquant des acteurs publics et privés et incluant en particulier une amélioration des dispositifs de prévention – qui peut passer, sur certains territoires, par la construction de refuges anticyclones, par exemple –, et de gestion de crise.

En conclusion, un certain nombre de voies d'adaptation majeures identifiées à ce jour, telles que la protection des écosystèmes, la gestion durable des stocks halieutiques ou encore la mise en oeuvre de l'agriculture dite « intelligente » ou durable, constituent des solutions très concrètes relevant des logiques mêmes de l'agenda positif promu par la France dans le cadre de la COP21. Il s'agit à ce jour de valoriser des initiatives existantes au nom des bénéfices multiples qu'elles peuvent produire et de voir, tant en outremer que dans d'autres territoires, le changement climatique comme une véritable opportunité de régler les problèmes environnementaux et socio-économiques existants, en repensant nos modes de développement et d'aménagement du territoire.

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