Intervention de Virginie Duvat

Réunion du 25 mars 2015 à 9h30
Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire

Virginie Duvat, chercheuse en géographie des littoraux tropicaux à l'Université de la Rochelle, membre du GIEC :

Les outremer présentent une immense diversité et de très fortes spécificités qui les distinguent les uns des autres, que ce soit entre eux, mais aussi à l'échelle d'un seul et même territoire. Répondre à toutes vos attentes dans un temps court est donc difficile. Cela étant, je comprends que cela puisse être frustrant pour vous de ne pas avoir d'indications précises, vous le signaliez, monsieur Claireaux, à propos de Saint-Pierre-et-Miquelon. Vous pouvez avoir des attentes portant sur un territoire en particulier et vous sentir un peu frustré par ce type d'exposé quand on doit aborder, dans un temps contraint, deux thèmes – impacts et mesures d'adaptation – sur un ensemble de territoires.

Ce doit être d'autant plus frustrant qu'on vous dit que l'adaptation doit être mise en oeuvre à l'échelle locale, qui est la seule bonne échelle, l'adaptation devant être spécifique à la configuration des territoires, à leurs forces et faiblesses, ainsi qu'aux impacts du changement climatique, eux-mêmes tout à fait spécifiques en termes qualitatifs et quantitatifs. Sachez en tout cas que les éléments d'information disponibles pour chacun des territoires sont contenus dans le rapport au Premier ministre et au Parlement, que j'ai eu la chance de coordonner fin 2012. Je peux vous en faire parvenir des exemplaires en nombre suffisant.

Vous voulez savoir très précisément quels sont les impacts du changement climatique sur ces territoires. Vous voulez connaître les chiffres et les impacts de ce changement sur les populations et sur les secteurs d'activité économique. À tous ceux qui se posent ces questions, je veux répondre ici : il faut accepter qu'il existe encore un certain nombre d'incertitudes scientifiques sur les valeurs relatives à des projections futures. La science est mobilisée : le changement climatique est l'une des questions qui mobilisent le plus les scientifiques, au point de générer des reconversions chez les chercheurs. Mais veuillez, je vous en prie, accepter les incertitudes sur les chiffres. Parce que c'est ainsi. Les scientifiques doivent être honnêtes et faire part de leurs incertitudes. Nous organisons des colloques et des programmes de recherches spécifiquement consacrés à l'incertitude.

Cela étant, nous connaissons les tendances et nous avons aujourd'hui des faits avérés depuis assez longtemps pour savoir exactement dans quel sens doit aller la décision et dans quel sens doit se faire l'action, publique ou privée, qui de toute façon devra être participative et collaborative.

Je le répète, acceptons l'incertitude sur certaines données chiffrées. Ainsi, la valeur d'élévation du niveau de la mer ne doit aucunement paralyser l'action. Vous l'avez tous dit, il est déjà tard pour agir. Nous sommes acculés à mettre en oeuvre, aujourd'hui, des politiques lourdes, ambitieuses et intégrées, parce qu'un certain nombre de choses n'ont pas été faites correctement. C'est en ce sens que je vous disais tout à l'heure que le changement climatique devait être vécu comme une opportunité, une opportunité de bien faire ce que l'on a mal fait jusqu'à présent. De toute façon, nous n'avons plus le choix : il faut agir, car nous sommes dans une situation d'urgence.

Cela étant, la connaissance scientifique progresse à un rythme soutenu. J'ai moi-même beaucoup travaillé sur les Tuamotu. Il faut savoir qu'il y a différentes temporalités à envisager : entre la temporalité de la science et la temporalité de l'action, il y a une jonction toujours plus forte à établir. Ce qui est certain, c'est qu'il faut des solutions adaptées localement, qui visent à renforcer la résilience des écosystèmes et des sociétés, pareillement malmenés par la mondialisation dans leurs fondements propres. C'est ce qui crée aujourd'hui des situations difficiles.

J'en viens à la première question sur le caractère plus ou moins intégré des acteurs, des financements, et sur la coopération régionale. Je suis spécialiste des îles tropicales, dans les outremer français, mais aussi dans les Maldives, Kiribati et ailleurs : en matière de recherche, nous souffrons à l'évidence d'un manque d'intégration des initiatives mises en oeuvre, d'un manque d'instrumentalisation de ces territoires qui permettrait de mieux connaître, de mieux enregistrer, de manière plus précise, les changements environnementaux qui les concernent. Ce sont des territoires dans lesquels il y a beaucoup de mouvements : des mouvements de populations, des mouvements financiers, des investissements opportunistes. Il y a souvent une très forte discontinuité, dans le temps, des actions menées, et, globalement, un degré de collaboration, de coopération, lui aussi très discontinu et souvent insuffisant, avec des moyens financiers parfois extrêmement aléatoires.

Ajoutons que ces territoires sont parfois pénalisés par les modalités d'attribution des financements. Je me bats en Polynésie, où j'ai un programme de recherche, pour intégrer dans nos équipes françaises des chercheurs australiens, néo-zélandais ou américains, parce que ces gens-là vivent dans le Pacifique. Il s'agit de pays extrêmement puissants, qui déploient des moyens colossaux en termes de recherche. Pourtant, un certain nombre de financements publics français nous interdisent de faire bénéficier de nos financements des chercheurs étrangers, alors que ce serait nécessaire pour qu'une véritable collaboration puisse exister.

Pour ma part, j'échappe à la plupart de ces difficultés. En tant que membre du GIEC, j'ai la chance d'oeuvrer dans le cadre d'une énorme tribune internationale qui, sur le plan scientifique, permet de brasser les idées, d'échanger, de construire. Cela étant, vous avez souligné un point important : il y a une discontinuité, un manque de cohérence des actions ; il y a, dans certains territoires, une rotation des personnels en charge des dossiers, qui fait que l'on ne revoit jamais les mêmes personnes, qui savent dès le départ qu'elles ne vont pas rester longtemps, souvent pas plus de deux ans. De notre côté, nous avons des programmes de recherche sur trois ou quatre ans et nous prévoyons de faire des retours vers les acteurs aux différents échelons de la décision publique, et nous nous apercevons qu'ils ont disparu en cours de route… C'est un problème de fond sur lequel il me semble crucial d'avancer même si, actuellement, je ne vois pas comment faire concrètement.

J'en viens à l'intervention, très riche, de Mme Maina Sage. Je suis moi-même particulièrement attentive à la situation des atolls. En termes de résultats quantitatifs des études produites, aujourd'hui, il faut accepter qu'elles ne puissent pas être optimales. C'est déjà magnifique de pouvoir dire qu'entre 1950 et 2009, l'élévation moyenne du niveau de la mer en Polynésie française, à Tahiti, a été de 3 millimètres par an en moyenne, et comprise entre 2,5 et 2,9 millimètres par an dans certains atolls des Tuamotu-Gambier. Il y a quelques années seulement, on ne connaissait pas ces chiffres.

Au demeurant, ces petites îles concentrent tellement l'attention de la communauté scientifique que, quand on me demande des valeurs chiffrées pour les littoraux français, à Marseille ou à La Rochelle, je ne suis pas capable de répondre aussi précisément que pour la Polynésie française. C'est bon signe : cela montre que les équipes spécialistes de ces questions sont aujourd'hui très fortement mobilisées sur les petites îles, parce qu'on sait que, comme l'Arctique et les déserts, elles font partie des territoires en première ligne face aux impacts du changement climatique, et que ces impacts vont frapper très fortement les populations et leur culture. Cela touche à des questions identitaires, à des questions de survie.

Bref, on fait ce qu'on peut, on essaie d'avancer le plus vite possible. Mais soyez rassurée, madame Sage : ces territoires sont de plus en plus au coeur des programmes de recherche, et ces programmes obtiennent des financements.

Vous me demandez si vos atolls seront sous l'eau dans vingt ans. J'ai écrit un ouvrage intitulé Ces îles qui pourraient disparaître et je serai ravie de vous en envoyer un exemplaire. Il faut être très conscient des menaces qui pèsent sur ces territoires, mais en même temps fortement convaincu que le catastrophisme conduit à des erreurs en termes de décisions. Je pense à ce qu'il s'est passé en Papouasie Nouvelle-Guinée où les populations sont venues à la hâte vers Bougainville, suite à des submersions majeures, et sont, parce qu'elles n'avaient plus de terres, tombées dans une misère effroyable. Nous le savons, il ne faut pas agir trop vite. Les îles composant ces atolls ne vont pas disparaître au cours des prochaines années.

Il n'y a pas qu'une seule suite de l'histoire, il y a des trajectoires insulaires extrêmement diversifiées et il y aura un certain nombre d'histoires futures différentes les unes des autres, notamment pour les atolls. Certains de mes collègues étaient sur le terrain, en Polynésie, sur l'atoll de Mataiva, après le passage récent de la dépression tropicale Niko. Même si cette dépression n'était pas très intense, elle a apporté à Mataiva entre 5 et 30 centimètres d'épaisseur de sable et de débris coralliens sur une partie de l'atoll – par chance celle qui est habitée –, exhaussant par là même le niveau des côtes.

L'an dernier, j'étais à La Réunion, immédiatement après le passage du cyclone Bejisa. Ces événements extrêmes, dont l'intensité va augmenter dans le contexte du changement climatique, nous permettent de décrypter les processus, de procéder à des mesures et de voir concrètement ce qui se passe sur le terrain, le terrain de la nature, mais aussi le terrain des hommes. Qu'ai-je constaté à La Réunion ? Que dans certains secteurs, sur les côtes récifales, le cyclone Bejisa était à l'origine de l'accumulation de quatre-vingts centimètres à un mètre de sable et de débris coralliens. Autrement dit, le problème auquel devaient répondre les résidents, ce n'était pas l'attaque des parcelles, la destruction des ouvrages de défense, etc., mais le remplissage des piscines par des quantités phénoménales de sable et de débris coralliens ! Suite à cela, que peut-on dire aux acteurs ? D'engager des actions concrètes de recul stratégique, de relocalisation de ces quartiers urbains qui n'ont rien à faire dans la bande des cent mètres. Il existe des mécanismes de résilience naturels des côtes : les récifs coralliens, on le sait, nourrissent les côtes. Le plus dramatique lorsque ces événements surviennent, c'est que parfois des ouvrages de défense verticaux ont été construits qui empêchent le sable et les débris coralliens de s'accumuler, tant et si bien que les mécanismes naturels d'ajustement vertical des îles ne peuvent plus fonctionner !

Il faut donc avoir une vision des choses extrêmement nuancées et travailler à l'échelle locale, car les impacts sont très différenciés d'un endroit à un autre du littoral. Ce qui est certain, c'est que là où les pressions anthropiques sont faibles et où il existe une zone tampon naturelle permettant au système naturel de respirer, il y a, de fait, des mécanismes naturels de résilience extrêmement favorables aux sociétés humaines.

Aujourd'hui, il est crucial de parvenir très rapidement à réduire tous les impacts anthropiques qui ne font que démultiplier les impacts du changement climatique. Il est urgent et vital de réduire nos impacts directs sur les milieux naturels. Il y a parfois des configurations extrêmement dramatiques : je travaille sur Avatoru, à Rangiroa, qui fait partie des zones critiques, comme Malé, aux Maldives. Dans certaines zones urbaines, la densité peut atteindre un pic de 13 000 habitants par kilomètre carré, sur des îles qui culminent à quatre mètres. Mais pour l'heure, nous n'en sommes pas encore à devoir envisager la disparition de territoires et la migration de populations. Continuons à travailler et sachons que nous avons du temps devant nous – au moins quelques décennies. Bien entendu, il faut agir dès aujourd'hui, mais il faut agir graduellement, prévoir des ajustements. Il ne faut pas s'affoler et dramatiser trop vite : la précipitation dans l'action a des effets contreproductifs.

S'agissant des abris anticycloniques dans les atolls les plus peuplés des Tuamotu, dans lesquels les hauteurs de vagues connues pour les cyclones les plus intenses sont comprises entre douze et quinze mètres, il me semble très dangereux, pour ne pas dire irresponsable, de ne pas envisager, là où on ne pourra pas évacuer la population, la construction d'abris. L'affaire de la route du littoral à La Réunion est d'une tout autre nature.

Pour répondre à la question très précise de Mme Geneviève Gaillard, oui, les populations sont de plus en plus sensibilisées à la nécessité de changer leurs pratiques. J'ai, sur le terrain, des entretiens avec les populations, qui contribuent à produire les connaissances dont nous disposons car elles en détiennent une partie importante. Elles sont sensibilisées, en particulier à travers deux types d'impacts. Dans certaines zones, elles souffrent d'une érosion côtière forte, qui parfois s'accélère. Elles souffrent aussi de submersions marines qui ont des impacts extrêmement forts. Face à une situation dont elles savent de surcroît qu'elle va s'aggraver sous l'effet du changement climatique, elles réclament une intervention rapide, coordonnée, robuste et durable des pouvoirs publics, que ce soit en Polynésie française ou à La Réunion. Après un cyclone, les particuliers ont un peu l'impression qu'on ne s'occupe pas assez d'eux. Ceux qui ont des moyens font intervenir des entreprises pour se doter d'ouvrages de défense massifs ; ceux qui n'en ont pas se demandent ce qu'ils vont pouvoir faire. Il y a une très forte inégalité dans les réponses et du coup, une incohérence dans les actions, ce qui constitue un facteur aggravant : la situation est devenue à ce point complexe dans certains sites que, le jour où l'on voudra agir correctement, il faudra commencer par nettoyer tout ce qui a été fait auparavant.

Sur les questions de santé publique, les populations sont également sensibilisées lorsqu'elles sont touchées, par exemple, par une crise forte de ciguatera, très probablement influencée dans un sens négatif par le changement climatique, ou quand elles ont du mal à trouver des ressources alimentaires à cause de modifications des températures des eaux océaniques et des courants comme El Niño dans le Pacifique. Il y a des moments où il est difficile de pêcher.

Oui, les populations sont déjà affectées. Mais comme nous, les scientifiques, elles sont incapables de mesurer avec précision la part du changement climatique dans les impacts qu'elles subissent, ceux-ci résultant d'une combinaison de processus : activités humaines, variabilité du climat tout à fait naturelle, qui a toujours existé – il y a toujours eu des cyclones et des épisodes El Niño – et qui n'a rien à voir avec le changement climatique.

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