Intervention de Gilbert Cette

Réunion du 29 novembre 2012 à 9h00
Mission d'information sur les coûts de production en france

Gilbert Cette, professeur associé de sciences économiques à l'université d'Aix-Marseille II :

Ces questions peuvent être envisagées sous différents angles. Je commencerai par dire quelques mots de la situation financière des entreprises, avant d'évoquer la question du coût salarial. Je finirai mon exposé par quelques mots sur l'accès au crédit.

La situation financière des entreprises se mesure d'abord au taux de marge, soit la part des profits dans la valeur ajoutée. Or, suivant le champ d'étude retenu, cette part s'accroît, se réduit ou reste stable depuis la fin des années quatre-vingt jusqu'à la crise actuelle.

Le diagnostic le plus solide me semble devoir porter sur le champ restreint des sociétés non financières, qui génèrent 60 % du PIB. En tenant compte des incertitudes statistiques et des modifications de la fiscalité qui ont eu lieu durant cette période, on peut considérer que leur taux de marge est relativement stable depuis la fin des années quatre-vingt, avant de connaître un effondrement à partir de 2008.

Si on élargit le champ de l'analyse en y intégrant les sociétés financières, on observe que le taux de marge diminue. C'est qu'il est délicat de mesurer la valeur ajoutée des sociétés financières et la rémunération de leurs salariés, notamment lorsqu'elle se fait sous forme de stock-options. Si on élargit le champ à toutes les entreprises du secteur marchand, le diagnostic est encore différent, puisqu'on constate alors que le taux de marge augmente. La différence s'explique principalement par la prise en compte des entrepreneurs individuels : dans leur cas, il est difficile de distinguer entre la rémunération du travail et celle du capital. Enfin, si on étend le champ de l'étude à l'ensemble de l'économie, en y intégrant les administrations publiques, on constate encore une augmentation de la part des profits.

On voit qu'un indicateur aussi simple que la part des profits dans la valeur ajoutée peut déjà considérablement varier selon le champ auquel on s'intéresse. Le champ d'analyse que nous privilégions, avec Philippe Askenazy et Arnaud Sylvain, dans notre ouvrage sur Le partage de la valeur ajoutée, est celui des sociétés non financières, parce qu'il s'agit du plus fiable sur le plan statistique pour appréhender la part des profits dans la valeur ajoutée.

Les comparaisons des taux de marge dans différents pays sont à prendre avec beaucoup de précautions, une même situation financière des entreprises pouvant se traduire par des taux de marge variables en fonction de l'organisation de la fiscalité. Ces réserves n'affectent cependant pas significativement la validité de la comparaison avec l'Allemagne. Or, avant la crise actuelle, le taux de marge des sociétés non financières allemandes est supérieur de dix points à ce qu'il est en France, et on observe en Allemagne une augmentation continue du taux de marge des sociétés non financières depuis la réunification. La crise a provoqué un effondrement du taux de marge dans les deux pays, qui se rétablit légèrement en 2010 en France et plus fortement en Allemagne.

L'évolution du même indicateur dans d'autres pays montre que la crise y est effacée. Aux États-Unis, le taux de marge s'est totalement rétabli en fin de période, en l'occurrence au cours de l'année 2011, dernière année pour laquelle nous disposons de comptes définitifs. Quant à l'augmentation considérable du taux de marge observée en Espagne à la fin de la période, elle s'explique par la disparition des entreprises espagnoles les plus malades.

Le diagnostic qui doit être posé à partir de l'indicateur du taux de marge est que la situation des sociétés non financières est mauvaise en France. Il faut remonter jusqu'en 1985 pour retrouver ce niveau de taux de marge. La situation est d'autant plus dramatique que toutes les prévisions dont nous disposons indiquent que ce taux continuera de baisser en 2012 et 2013, année où l'on devrait revenir à des niveaux de taux de marge qu'on n'avait pas connus depuis 1983.

Le taux d'épargne (rapport de l'épargne brute à la valeur ajoutée) et le taux d'autofinancement (rapport de l'épargne brute aux dépenses d'investissement) des sociétés, sont d'autres indicateurs de leur situation financière. Rappelons que l'épargne brute est l'excédent brut d'exploitation (soit la valeur ajoutée dont on a retranché toutes les dépenses de personnel) moins la rémunération des actionnaires, c'est-à-dire les dividendes, des prêteurs, sous forme de charges financières, et de l'impôt sur les sociétés. On observe que le taux d'autofinancement s'effondre, pour atteindre, là encore, des niveaux qu'on n'avait pas connus depuis le milieu des années quatre-vingt. Cet effondrement devrait se poursuivre en 2012 et 2013.

On constate par ailleurs que le taux d'épargne des sociétés baisse depuis le début de la décennie 2000. Cela signifie que la forte dégradation de la situation financière des sociétés non financières est bien antérieure à la crise. Cet indicateur fait présager une difficulté croissante à financer l'investissement des entreprises.

Le principal élément du passage du taux de marge au taux d'épargne est la rémunération de la propriété, c'est-à-dire les dividendes et les intérêts versés, ou frais financiers. On observe cette évolution incroyable : les dividendes versés ont triplé depuis le premier choc pétrolier, passant de 3 à 9 points de valeur ajoutée en 2011, cette orientation à la hausse résistant même à la crise actuelle. La rémunération de l'actionnaire a donc augmenté continûment depuis quarante ans.

À l'inverse, le niveau des intérêts versés connaît une baisse marquée dans la décennie quatre-vingt-dix pour se stabiliser ensuite. Cela est dû uniquement à la baisse des taux d'intérêt. En effet, la marche vers l'euro durant cette décennie s'est concrétisée par la disparition des primes de risque pour des pays comme la France ou l'Italie, ce qui a provoqué une baisse très forte des frais financiers, qui passent de 7 points à 2 points de valeur ajoutée.

Du coup, la hausse des dividendes a été contrebalancée par la baisse des frais financiers payés par les sociétés non financières et la rémunération de la propriété a de ce fait connu une orientation à la baisse. Cette situation perdure jusqu'aux années 2000, qui voient une stabilisation des frais financiers, d'où une augmentation des revenus de la propriété (du fait de l'augmentation des dividendes), qui passent de 8 points à 11 points de valeur ajoutée. C'est ce qui explique que le taux d'épargne des sociétés est orienté à la baisse depuis le début de la décennie 2000, alors même que le taux de marge reste stable jusqu'en 2007-2008.

Les taux d'intérêt actuels étant historiquement bas, la baisse des frais financiers est appelée à se poursuivre en 2012-2013, en dépit de la hausse de l'endettement des sociétés non financières. Il faut bien comprendre néanmoins qu'il s'agit d'une situation exceptionnelle qui ne durera pas éternellement : les taux d'intérêt sont appelés à augmenter dans le futur, ce qui, compte tenu des taux d'endettement des sociétés non financières, provoquera une hausse des frais financiers qui va plomber encore davantage la situation financière de ces sociétés.

La comparaison du taux d'épargne des sociétés non financières dans les grands pays industriels montre que l'orientation à la baisse de ce taux ne s'observe en Allemagne que depuis la crise. Dans les autres grands pays industrialisés, on n'observe pas cette évolution à la baisse, ou bien les effets de la crise ont été complètement épongés. La situation est donc particulièrement grave en France et est appelée à s'aggraver encore du fait de la hausse des frais financiers et de la faiblesse de la conjoncture au cours des années 2012, 2013, voire 2014.

Si l'on compare, pour l'année 2010, les différents éléments de passage du taux de marge – de 32 % en France en 2010 – au taux d'épargne des sociétés non financières – dividendes, intérêts versés, impôt sur les sociétés – on s'aperçoit que la part des dividendes n'est pas considérable en France en comparaison des autres pays. Pourtant, comme nous l'avons vu, ceux-ci n'ont pas arrêté d'augmenter dans notre pays, ce qui peut laisser penser que les propriétaires des sociétés non financières « s'en mettent plein les poches » depuis le premier choc pétrolier, plombant, ce faisant, la situation financière de ces sociétés. En réalité, la distribution de dividendes partait de très bas en France, puisqu'elle représentait 2 points de valeur ajoutée au moment du premier choc pétrolier. Même si la rémunération des actionnaires des sociétés non financières françaises ne cesse plus d'augmenter depuis, pour atteindre en 2010 un peu moins de 9 points, elle reste cependant près de 10 points inférieure à ce qu'elle est en Allemagne.

Cette moindre rémunération des actionnaires ne tient pas à une différence dans la structure de financement des entreprises, qui feraient appel davantage à l'emprunt. En effet, la part des intérêts versés ne diffère pas considérablement en France et en Allemagne. Certes, les sociétés non financières recourent plus à l'emprunt en France, mais l'amplitude de l'écart – les intérêts versés représentent 2,5 points de valeur ajoutée en France, contre 1 point en Allemagne – n'est en rien comparable aux 10 points qui séparent la rémunération des actionnaires dans les deux pays.

La situation financière des sociétés se mesure également au taux d'endettement, soit le stock de dettes en pourcentage de la valeur ajoutée. En 2011, les sociétés non financières sont endettées à hauteur d'environ 130 points en France et de 75 points en Allemagne. Les sociétés non financières américaines sont également moins endettées que les Françaises. En revanche, le taux d'endettement est largement supérieur en Espagne, en Italie et au Royaume-Uni. Cependant, les sociétés non financières espagnoles et italiennes se désendettent rapidement, puisqu'elles ont réduit leur taux d'endettement d'une dizaine de points en période de crise. Cela s'explique, non seulement par la disparition d'entreprises, mais également par un assainissement marqué de la situation financière de ces sociétés.

Il faut noter également que l'écart de taux d'endettement entre la France et l'Allemagne était de 25 points de valeur ajoutée au début de la décennie 2000, et qu'il est désormais de plus de 50 points : alors que les sociétés non financières allemandes se désendettent, les sociétés non financières françaises s'endettent de plus en plus. Cela signifie que ces dernières, partant d'une situation patrimoniale particulièrement dégradée par rapport aux sociétés allemandes, souffriront bien davantage de l'augmentation des taux d'intérêt qui ne manquera pas d'arriver.

Les données de comptabilité nationale que je viens de vous exposer indiquent donc que la situation financière des sociétés non financières françaises est mauvaise. En outre, tous les éléments de prévision dont nous disposons pour les années 2012-2013 ne font qu'aggraver ce diagnostic. Dans un tel contexte, le transfert, via le crédit d'impôt, de 20 milliards d'euros vers les entreprises françaises est bienvenu.

Avant de vous donner quelques éléments relatifs au coût salarial, je voudrais parler de revenu salarial et d'inégalités salariales. Sur ce dernier plan, la situation de la France est singulière, puisqu'elle est le seul pays industrialisé où les écarts salariaux se resserrent, alors qu'ils se creusent dans tous les autres, depuis trois décennies dans les pays anglo-saxons, et depuis une époque plus récente dans les pays du continent européen. La réduction continue des inégalités salariales observée dans notre pays est due à la très forte augmentation du SMIC par rapport au salaire médian depuis le début des années soixante-dix. Depuis cette date, le SMIC a plus vite augmenté que tous les autres indicateurs salariaux – salaire mensuel par tête, salaire mensuel de base ou salaire horaire de base des ouvriers.

Le niveau du SMIC pourrait à lui seul faire l'objet d'une discussion. En tout état de cause, on ne peut pas parler du coût du travail sans poser la question du SMIC. Dans son ultime rapport, qui doit être rendu public la semaine prochaine, l'actuel groupe des experts sur le SMIC, qui a été mis en place il y a quatre ans par le précédent gouvernement et auquel j'appartiens, formule un certain nombre de propositions de réforme du SMIC. Une telle réforme devra faire en sorte que le SMIC plombe moins les comptes des entreprises, sans porter préjudice à une lutte forte et résolue contre la pauvreté.

Si l'on considère l'évolution du coût unitaire du travail dans l'ensemble de l'économie depuis 1999, on voit que, en matière de coûts salariaux, la distance s'est creusée entre la France et l'Allemagne jusqu'à devenir abyssale, puisque l'augmentation du coût unitaire du travail a été de 20 points supérieure en France. Parmi les grands pays de la zone euro, seules l'Espagne et l'Italie ont fait moins bien. Cette différence ne tient pas à de meilleures performances de l'Allemagne en termes de productivité du travail, celle-ci connaissant dans les deux pays une évolution similaire depuis la fin des années quatre-vingt-dix, mais à une modération salariale beaucoup plus forte : d'une bonne quinzaine de points supérieure en Allemagne depuis la fin des années quatre-vingt-dix.

La conséquence en est la dégradation de la compétitivité de la France, comme le montre l'évolution du solde courant des deux pays : le solde courant de l'Allemagne est excédentaire de 6 points de produit intérieur brut, alors que celui de la France est déficitaire de deux points de PIB. Plus grave, on observe une dégradation continue du solde courant de la France depuis la fin des années 1990, où il était excédentaire de 3 points de PIB. L'implosion des économies de l'Italie et de l'Espagne, grands partenaires commerciaux de la France, fait craindre une nouvelle dégradation de notre solde courant dans les prochaines années.

Il faut mentionner ici les conclusions d'une étude de l'INSEE portant sur les différences des coûts unitaires du travail et des salaires dans l'industrie et les services. Cette enquête révèle que, si les coûts salariaux moyens sont les mêmes en France et en Allemagne, le coût du travail dans les services est de 25 % supérieur en France. De ce fait, le coût du travail indirect – c'est-à-dire des services – pour l'industrie manufacturière est beaucoup plus bas en Allemagne. Deuxièmement, l'Allemagne bénéficie de son voisinage avec des pays tels que la Pologne, la Tchéquie, la Slovaquie ou la Hongrie, où le coût du travail est beaucoup plus bas. Cette proximité lui permet de segmenter ses chaînes productives, notamment dans le secteur automobile, délocalisant une partie de la production dans les pays limitrophes tout en conservant sur son sol la plus grande partie de son industrie automobile : l'industrie automobile allemande génère un excédent de 100 milliards d'euros par an, quand l'industrie automobile française, bien que comptant deux constructeurs mondiaux, souffre d'un déficit de 5 milliards d'euros par an. On voit donc que, en réalité, l'Allemagne bénéficie de coûts du travail beaucoup plus bas qu'en France.

Je conclurai en parlant de l'accès au crédit. Dans l'ensemble, les entreprises n'ont pas de problème d'accès au crédit en France. Une étude économique de la Banque de France, réalisée par G. Horny, E. Kremp et P. Sevestre et corroborée par les enquêtes réalisées par la Banque centrale européenne et par Oséo, montre que, même pendant la crise de 2008-2009, il n'y a pas eu de rationnement du crédit accordé aux PME. Il en a été de même pour les grandes entreprises, même si le pourcentage de celles qui n'ont rien obtenu des crédits qu'elles avaient demandé a été un peu plus élevé. Certes, pendant la période avril-septembre 2012, on constate une orientation à la hausse du nombre d'entreprises n'ayant rien obtenu et une orientation à la baisse du nombre de celles qui n'ont obtenu qu'une partie des crédits sollicités. Mais le diagnostic est un peu délicat à établir, puisque, pour les entreprises qui ont obtenu tout ce qu'elles avaient demandé, le niveau reste comparable, à 85 %.

En Allemagne, il n'y a pas de difficultés de financement, mais, dans d'autres pays, comme l'Italie, le pourcentage des entreprises qui n'ont rien obtenu ou qui n'ont obtenu qu'une partie des crédits a considérablement augmenté depuis le début de la crise, alors que le pourcentage de celles qui ont tout obtenu a diminué de quelque 20 points.

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