Intervention de Général Christophe Gomart

Réunion du 25 mars 2015 à 9h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Général Christophe Gomart :

Madame la présidente, mesdames et messieurs les députés, je suis très honoré d'être entendu aujourd'hui par votre commission. Avant de prendre la tête de la direction du renseignement militaire en 2013, j'ai eu la chance de commander les opérations spéciales de 2011 à 2013 ; auparavant, j'ai été adjoint du coordonnateur national du renseignement Bernard Bajolet – de 2008 à 2011 – et chef du bureau réservé du cabinet du ministre à la Défense – de 2006 à 2008. Ce parcours me permet d'avoir une vision assez large du monde du renseignement et de tout ce qui touche à sa spécificité.

Je propose de commencer par vous présenter brièvement la direction du renseignement militaire avant d'évoquer l'état de la menace et ses enjeux majeurs et de conclure par mon appréciation du projet de loi, qui me semble aller dans le bon sens.

Foch disait : « À la guerre, on fait ce qu'on peut avec ce qu'on sait ; pour pouvoir beaucoup, il faut savoir beaucoup ». C'est dans cet état d'esprit que je conçois l'action de la DRM, service de renseignement des armées, à l'heure où nos soldats sont engagés dans de nombreuses opérations à l'étranger et sur le territoire national. Nous contribuons – c'est l'essentiel de mon travail – à l'appréciation autonome de situation des chefs militaires de tous niveaux et des responsables politiques dans le choix des options militaires.

La DRM est l'un des six services de renseignement de notre communauté nationale, au sein de laquelle elle occupe une place particulière liée à ses missions et à son organisation. Service de renseignement des armées, elle est subordonnée au chef d'état-major des armées (CEMA). Elle dépend donc des armées pour l'ensemble de ses ressources humaines, matérielles et financières, et le directeur que je suis est également le conseiller du ministre en matière de renseignement d'intérêt militaire. La DRM est donc un service spécialisé autonome qui agit discrètement, mais pas secrètement. Notre expertise est celle du renseignement d'intérêt militaire, comme l'a rappelé le plan national d'orientation du renseignement (PNOR) 2014-2019, qui est un document secret défense permettant de définir le périmètre de chacun des services, ce qui me paraît essentiel. Mon périmètre s'intéresse aux parties des forces vives, militaires et paramilitaires, étatiques ou non, de nos adversaires et de leur environnement qui ressortissent strictement aux seuls domaines d'intérêt militaire, c'est-à-dire ayant ou pouvant avoir des conséquences sur nos forces et nos intérêts nationaux. Notre champ d'action est donc large : il couvre aussi bien l'appui direct aux opérations militaires en cours – en Irak, au Sahel, en Centrafrique –, l'anticipation de crises comme en Ukraine ou en Libye, et la veille stratégique permanente comprenant la surveillance des grandes puissances militaires potentiellement dangereuses, notamment la Chine ou la Russie.

Nous relevons ce défi permanent grâce à la nature intégrée de la DRM, qui lui permet de disposer de la gamme complète des capacités nécessaires à l'élaboration du renseignement.

Il s'agit, premièrement, de l'orientation de la recherche, en étant pleinement impliqués dans les travaux du groupe d'anticipation stratégique du chef d'état-major des armées et en favorisant l'exploitation en boucle courte ; deuxièmement, de la recherche du renseignement, car nous disposons – soit en propre, soit du fait de la mise à disposition par les armées – d'un certain nombre de capteurs techniques – électromagnétiques et de l'image – et humains dans tous les domaines ; troisièmement, de l'analyse et de l'exploitation des informations recueillies par le croisement d'expertises géographiques et thématiques ; quatrièmement, enfin, de la diffusion de ce renseignement élaboré aux destinataires idoines.

La DRM est implantée à Paris, Creil et Strasbourg, ainsi que dans neuf centres d'écoute répartis sur la surface du globe. Nous contribuons aussi aux opérations par la projection en permanence d'environ cent personnes sur les théâtres d'opérations. La DRM emploie 1 600 personnes, dont 80 % provenant du personnel de toutes les armées, des services et de la gendarmerie, et 20 % de personnel civil. Nous souffrons, pour la catégorie du personnel militaire, de lacunes dans la réalisation de nos effectifs de personnel de spécialités rares, notamment les interprétateurs images et les linguistes. Les 20 % de personnel civil sont majoritairement des fonctionnaires. Nous avons également la chance de disposer d'agents sous contrat très diplômés, principalement en tant qu'analystes géographiques et thématiques. Notre richesse réside dans cette alchimie d'experts militaires et civils expérimentés ou tout juste sortis d'école.

La loi de programmation militaire (LPM) doit consolider notre capacité de recherche, notamment dans le domaine satellitaire. Nous attendons avec impatience l'arrivée de la constellation MUSIS, prévue pour 2018, et de CERES, qui doit être lancé en 2020. Ces satellites pérenniseront nos capacités stratégiques du renseignement d'origine image et d'origine électromagnétique. Nous sommes aussi vigilants sur la réalisation des autres programmes comme la charge utile de guerre électronique aéroportée pour succéder au C-160 Gabriel, l'acquisition patrimoniale d'avions légers de surveillance et de reconnaissance, comme ceux que nous louons actuellement sur les théâtres d'opérations et qui se révèlent très efficaces, ainsi que les perspectives de drones MALE en y intégrant une charge de renseignement d'origine électromagnétique (ROEM).

Les attaques du mois de janvier ont cruellement rappelé l'actualité de la menace à laquelle nous sommes confrontés. La DRM s'intéresse principalement à l'adversaire que combattent les armées sur les théâtres d'opérations saharo-sahélien, centrafricain, irakien voire libanais. La zone d'intérêt renseignement est toutefois beaucoup plus vaste que la zone d'opérations stricto sensu ; nous avons à regarder aussi ce qui se passe alentour, dans le golfe arabo-persique, au Levant au sens large, en Afrique du Nord et singulièrement en Libye, au Nigeria et au Cameroun pour citer les principales zones chaudes.

Cet adversaire a radicalement évolué au cours de la dernière décennie. La globalisation de la menace qu'envisageaient les deux derniers livres blancs est désormais une réalité dans tous les domaines. Nous faisons face à un ennemi très réactif, résolument moderne, capable de s'adapter à ses adversaires et ayant des objectifs politico-stratégiques bien définis. L'adversaire s'est approprié la révolution mondiale de l'information dans laquelle nous sommes immergés. Il maîtrise parfaitement les moyens en réseau modernes pour recruter, influencer et communiquer. Les publications en ligne ou les vidéos de Daech illustrent combien notre ennemi sait utiliser les failles de nos « sociétés connectées ».

Cette modernité de l'adversaire lui permet aussi d'être très réactif et de s'adapter face à nous sur le terrain. Il combine aisément les modes d'action conventionnels et les modes d'action asymétriques : les groupes armés terroristes (GAT) du Nord Mali montent ainsi des embuscades classiques contre les forces multinationales et continuent de poser des engins explosifs improvisés, tandis que Daech mène des offensives d'envergure en Irak et en Syrie et lance des attaques suicides au coeur même de Bagdad. Connaissant nos restrictions d'action, Daech sait aussi se fondre dans la population, emprunter des tenues des forces de sécurité irakiennes ou entreposer ses armes dans des hôpitaux ou des mosquées. Ayant tiré les enseignements des premiers combats contre la force Serval, les GAT ont revu leurs procédures : ils n'emploient plus les moyens de communication que nous pouvons intercepter et préfèrent désormais se déplacer à moto plutôt qu'en colonnes de pick-up.

La continuité de cette menace constitue le fait nouveau qui mobilise l'ensemble des services de renseignement. Les armées combattent cet ennemi « au loin », en Irak et au Sahel, mais cet adversaire est de plus en plus intimement lié avec la menace sur le territoire national que j'évoquais précédemment. Il y a donc une véritable continuité entre l'adversaire qui vient nous attaquer sur le sol national et celui qui se trouve aujourd'hui au Sahel ou en Irak.

Au-delà du constat sur la menace – notre raison d'être –, nous avons aussi à prendre en compte l'évolution de l'environnement dans lequel nous évoluons. Nous avons à faire face à une multiplication des sollicitations et à une croissance phénoménale des informations à traiter. Lorsque le général Bolelli, mon prédécesseur, s'exprimait devant vous il y a deux ans, la DRM appuyait principalement le théâtre afghan et les derniers soubresauts du théâtre ivoirien ; aujourd'hui, nous sommes engagés sur toute la bande sahélo-saharienne, en Centrafrique, en Irak et au Liban. La réelle explosion du volume d'informations est déjà une réalité et constitue un phénomène qui s'amplifiera dans les années à venir. Il devient donc encore plus difficile de discriminer la bonne information dans une telle masse.

Conscients de ces défis, nous avons engagé la DRM dans un vaste chantier de transformation depuis bientôt deux ans. L'objectif majeur est de garder l'initiative sur notre adversaire. Nous avons pour ambition de continuer à garantir au CEMA sa liberté d'action par sa capacité autonome d'appréciation de situation. Nous revoyons donc en profondeur notre organisation et nos procédures pour les optimiser, les moderniser et les adapter. Nous comptons exploiter pleinement les acquis actuels et futurs des programmes d'équipement de la DRM.

Parmi nos chantiers, je souhaiterais en souligner trois. Premièrement, la DRM dispose désormais d'une capacité de renseignement fusionné géospatial – ce que les Anglo-Saxons appellent GEOINT (geospatial intelligence) – au sein d'un centre dédié à Creil, le centre de renseignement géospatial interarmées, véritable start-up dont l'ambition est de fournir un renseignement complet, précis, géolocalisé et actualisé sur un support numérique adapté aussi bien aux décideurs stratégiques qu'aux analystes de la DRM et aux chefs militaires tactiques sur le terrain ; il faut voir cela comme une espèce de Google Earth comportant un visualisateur permettant de voir, pratiquement en temps réel, ce qui se passe en tout point du globe.

Deuxièmement, nous poursuivons notre pleine implication dans la mutualisation des programmes entre les services de renseignement. Les moyens de la DGSE, auxquels la DRM, la DGSI, la DNRED et la DPSD ont accès, nous permettent de bénéficier de capacités techniques importantes et dimensionnantes et de guider notre réorganisation.

Troisièmement, enfin, la gestion de la ressource humaine fait l'objet d'une attention toute particulière. Nous avons un besoin criant d'effectifs, au risque d'être asphyxiés et de ne plus répondre correctement aux sollicitations. Ainsi, je ne suis actuellement plus en mesure de suivre les pays classés en catégorie P3, étant obligé de recentrer mes moyens sur les crises actuelles. Nos effectifs ne sont pas pleinement réalisés et nous faisons face à un manque chronique de personnel dans des spécialités importantes, comme les interprétateurs photos et les linguistes. Les enjeux que je vous ai décrits militent pour un renforcement de nos effectifs, afin de nous permettre de traiter cette masse exponentielle d'informations qui nous arrivent et d'y détecter rapidement les signaux d'alerte, capacité vitale pour le renseignement. À titre de comparaison, la DGSE dispose d'un volume de personnel militaire plus important que celui de la DRM – notamment d'un nombre plus important d'officiers brevetés de l'École de guerre. Il a été décidé, à la suite des attentats, de renforcer les effectifs de 185 personnels pour la DGSE – dont au moins trente militaires, qui n'iront pas forcément à la DRM – et de 65 pour la DPSD. Il faut aussi que nous puissions offrir des perspectives de carrières attractives au personnel, tant militaire que civil. Deux pistes sont déjà explorées mais n'ont pas encore abouti : la recherche d'un statut d'emploi pour notre personnel civil et le développement d'une réelle mobilité interservices.

Nous nous attachons à relever d'autres défis, comme celui de la disposition de systèmes d'information et de communication robustes et résilients, la prise en compte du déménagement vers Balard, en réfléchissant sur les opportunités de stabilité et de cohérence qu'offre la base de Creil où nous sommes déjà implantés, ou encore la consolidation d'un centre de bases de données qui vient de nous être livré.

Je crois aussi que nous devons poursuivre la coopération opérationnelle interservices initiée en appui des opérations en Irak avec la cellule Hermès – dont j'ai souhaité la création, soutenu en cela par le chef d'état-major des armées et le ministre de la Défense –, qui permet à tous les services de renseignement de se retrouver au centre de planification et de conduite des opérations au profit des opérations militaires menées actuellement en Irak. Je suis convaincu que la création d'Hermès, qui constitue une première, nous apportera énormément : elle a tracé la voie d'une plus grande interaction entre les services, d'un échange dynamique et efficace de renseignement au profit de l'action, militaire dans ce cas précis. Les enjeux sécuritaires actuels et futurs, notamment sur le territoire national, militent pour la pérennisation et la consolidation de dispositifs similaires.

À propos du projet de loi relatif au renseignement qui vous est soumis, je souhaiterais faire trois observations liminaires. Premièrement, ce projet colle aux réalités présentes et futures de nos services de renseignement quant à leurs moyens et à leurs missions ; deuxièmement, il donne un cadre clair et applicable à tous les services de renseignement ; troisièmement, je pense que cette loi protégera bien nos citoyens.

Le projet définit les missions des services de renseignement, précise les finalités pour lesquels les services peuvent recourir aux techniques de renseignement prévues par la loi, fixe les techniques de renseignement et leurs conditions de mise en oeuvre et définit des procédures de contrôle par une autorité administrative indépendante et par un contrôle juridictionnel.

Pour la DRM, il s'agit d'un projet de loi complet et cohérent qui respecte un équilibre entre les nécessités opérationnelles des services et un contrôle indispensable pour la garantie des libertés publiques. Il assoit aussi la légitimité de l'action des services. Ce projet complète le dispositif existant sans remettre en cause les capacités déjà prévues par les dispositifs législatifs existants.

Les finalités définies dans le titre Ier, pour lesquelles les services peuvent mettre en oeuvre les techniques de renseignement, ne contraignent pas la DRM. Dans ce cadre, elle peut remplir l'ensemble de ses missions, de l'appui aux opérations à la veille stratégique.

Il ne fait pas de distinction entre les services qui agissent sur le territoire national et ceux qui agissent à l'extérieur. La DRM agit essentiellement à l'extérieur du territoire national concernant les techniques de renseignement abordées par ce projet. Elle dispose toutefois de capteurs stationnés sur notre territoire : il s'agit notamment des centres d'écoute de Giens et des départements et collectivités d'outre-mer de Mayotte, Pointe-à-Pitre, Papeete et la Tontouta, ainsi que des bâtiments de la marine nationale tels que le Dupuy-de-Lôme et d'autres bâtiments embarquant des moyens d'interception électromagnétique. Elle est principalement concernée par les mesures de surveillance internationales et le maintien de celles concernant le spectre hertzien déjà prévues par la loi de 1991.

Pour la DRM, le titre V consacré aux techniques de renseignement soumises à autorisation constitue le principal apport de ce projet de loi. Il définit en effet des dispositions relatives aux mesures de surveillance internationales. Celles-ci prennent en compte la surveillance des communications émises ou reçues à l'étranger à partir de capteurs situés sur le territoire national. Elles tiennent surtout compte de l'évolution des techniques de communications électroniques, qui vont bien au-delà de la simple téléphonie telle qu'elle était définie dans la loi de 1991. Il s'agit d'une avancée importante et indispensable au regard du besoin opérationnel et des nouvelles techniques de communication électroniques.

Le dispositif prévu par ce projet, qui apparaît comme plus souple que celui en vigueur pour les interceptions de sécurité, présente cependant de solides garanties : pour les communications qui renvoient à des identifiants nationaux, leur conservation relève de la même procédure que celle prévue pour les autres techniques de renseignement sous le contrôle de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR). Par ailleurs, la CNCTR s'assure des bonnes conditions de mise en oeuvre de ces mesures.

En son article 5, le projet reprend les dispositions de l'exception hertzienne prévues par l'article 20 de la loi de 1991. La DRM considère que le maintien de ces dispositions est impératif, dans la mesure où le balayage du spectre hertzien à partir de capteurs situés sur le territoire national permet la détection de signaux faibles qui, une fois identifiés, peuvent être traités, par exemple, dans le cadre des mesures de surveillance internationale ou de l'accès aux données techniques de connexion.

Je souhaite souligner deux derniers points qui me semblent importants, car ils permettent aux services de réaliser leurs missions dans de meilleures conditions. Premièrement, les dispositions relatives aux conditions dans lesquelles seront pris les actes réglementaires et individuels concernant l'organisation, la gestion et le fonctionnement des services, constituent un complément utile au dispositif existant qui vise à garantir l'anonymat des agents ; deuxièmement, l'article 9 du projet, qui complète l'article 41 de la loi de 1978 relative à l'informatique aux fichiers et aux libertés, est une garantie apportée à la nécessaire confidentialité de l'action des services et au respect du secret de la défense nationale face à un contentieux relatif à l'accès aux fichiers, qui s'accroît en permanence.

Enfin, la définition des missions de la nouvelle commission nationale de contrôle des techniques de renseignement permet une réelle unification des procédures d'autorisation et de contrôle. Elle nous donnera un avis préalable avant la mise en oeuvre des techniques de renseignement soumises à autorisation et procédera au contrôle a posteriori sur la mise en oeuvre de ces techniques. Je pense que l'action de cette commission sera une véritable garantie du respect des libertés publiques.

Le directeur du renseignement militaire que je suis considère donc que ce projet de loi relatif au renseignement concourra au maintien et à l'assurance de l'efficacité des services de renseignements. Notre mission a besoin d'un cadre cohérent appuyé sur des capacités de contrôle. Je salue personnellement cette volonté de nous garantir un tel cadre et je peux vous assurer que l'ensemble des membres de mon service demeurent pleinement engagés dans leur mission, avec pour principale ambition de contribuer à la sécurité de nos concitoyens.

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