Je vous remercie, Madame la présidente, d'avoir provoqué cette audition. C'est un moment important pour un dirigeant d'entreprise publique d'être interrogé par les parlementaires sur des sujets d'actualité, et la dimension européenne de notre activité est fondamentale pour nous. Le transport ferroviaire est déjà européanisé mais il doit l'être plus encore ; alors que le transport aérien et le transport par la route sont largement unifiés, il est attristant que le transport ferroviaire soit victime d'un émiettement persistant. Il en résulte par exemple qu'un constructeur ayant produit un nouveau modèle de locomotive doit obtenir une homologation pour chaque État de l'Union européenne ; pour chaque pays, cela prend un an et coûte un million d'euros, si bien que l'interopérabilité des matériels est encore très loin d'être garantie. Nous pâtissons aussi de ce qu'il y a autant de régulateurs ferroviaires que de pays membres de l'Union mais pas encore un régulateur européen. En conséquence, un Eurostar est soumis à trois systèmes de péage différents – en France, avec Eurotunnel, et en Angleterre – si bien qu'il faut traiter avec trois autorités différentes. D'évidence, nous avons besoin de plus d'Europe.
La discussion du quatrième paquet ferroviaire est très longue et il faut espérer qu'elle aboutira le plus vite possible. Le plus important est le pilier technique, c'est-à-dire la capacité donnée aux opérateurs de faire « l'Europe des chemins de fer » ; nous en sommes très loin. L'accord sur le volet technique est le préalable indispensable à l'Europe ferroviaire politique, celle de la régulation, des entreprises et des passagers. Nous suggérons que le pilier technique soit adopté au plus vite, séparément du volet relatif à la gouvernance, puisque l'on sait devoir s'attendre à la sempiternelle bagarre entre les pays qui, tels la France depuis la loi que vous avez votée, ont intégré leur secteur ferroviaire, et ceux qui ne l'ont pas intégré. J'espère que le pragmatisme prévaudra – que l'on se persuadera que différents systèmes peuvent coexister en Europe, à condition qu'ils ne soient pas discriminatoires et qu'ils permettent à de nouveaux entrants d'exercer leur activité dans des conditions de concurrence normale –, et que l'on passera donc d'un débat institutionnel à un débat économique centré sur le bénéfice aux clients et aux usagers.
Sur l'ouverture à la concurrence, question éminemment politique, c'est au Parlement français, aux autres parlements nationaux et au Parlement européen de se prononcer. J'ai dit et je répète que la SNCF ne demande pas le report de l'ouverture de la concurrence. Parce que la France l'a sans cesse repoussée pour le fret ferroviaire, la violence du choc a été considérable lorsque l'ouverture a eu lieu. La sagesse commanderait que le Parlement français et le Parlement européen déterminent un calendrier, quel qu'il soit, permettant de préparer le système ferroviaire français à l'arrivée de la concurrence. Je puis vous dire qu'être responsable d'une entreprise qui ne sait pas quand elle passera d'une situation de monopole à la concurrence ne facilite pas le management.
La question des flux financiers agite beaucoup les responsables européens du quatrième paquet ferroviaire. Sur ce point, les Français n'ont pas matière à s'inquiéter, puisque le nouveau groupe public ferroviaire, tel que la loi du 4 août 2014 l'a prévu, sera placé sous un double contrôle : le contrôle rigoureux de la Commission européenne et, en France, celui de l'Autorité de régulation des activités ferroviaires (ARAF), garante notamment, conformément à la loi, de l'application des règles de séparation comptable. M. Pierre Cardo, son président, et le collège de l'ARAF m'ont indiqué que l'Autorité consacrera très largement l'année 2015 à vérifier l'absence de financements croisés entre SNCF Réseau et SNCF Mobilités d'une part, et d'autre part chez l'opérateur lui-même, entre Ile-de-France et provinces ou encore entre trafic de fret et trafic de voyageurs. En matière de flux financiers, le système français est donc assez proche de l'exemplarité.
La question du statut juridique du groupe est plus délicate depuis l'arrêt rendu le 3 avril 2014 par la Cour de justice de l'Union européenne au sujet de La Poste. La Cour a paru considérer que l'existence même d'un EPIC dans un secteur concurrentiel pouvait être susceptible de constituer de facto une aide d'État. Par ces précautions de langage, je rappelle que la Cour a jugé un cas d'espèce. Notre point de vue est que le législateur français a pris la question en compte dans la loi du 4 août 2014 portant réforme ferroviaire puisqu'il n'existe aucun argument de droit permettant à l'opérateur de remonter directement à l'État en cas de difficultés financières ; le Parlement, dans sa sagesse, a institué le contrôle de la holding sur l'opérateur, SNCF Mobilités. Serions-nous attraits que nous aurions donc des arguments à faire valoir, et l'on ne peut préjuger de la décision qui pourrait être prise. Enfin, dès que nos activités entrent en concurrence, leur financement se fait à taux de marché. C'est le cas pour Fret SNCF, qui ne bénéficie d'aucun avantage en termes financiers, le taux de son financement long terme étant dicté par la Commission européenne depuis 2005.
J'en viens précisément au fret ferroviaire, partie constitutive de l'identité, des savoir-faire et de la stratégie de la SNCF et l'un de ses deux piliers, l'autre étant le transport de voyageurs. Le chiffre d'affaires de la branche « voyageurs » est de 15 milliards d'euros, celui du transport de marchandises de 9 milliards d'euros, dont un peu moins de 2 milliards proviennent du fret ferroviaire. Le volet européen ferroviaire de marchandises de SNCF est en pleine croissance car le fret ferroviaire est bien adapté aux longues distances ; les trains de conteneurs sont très utiles au trafic portuaire et au transport des pièces entre les usines des grands groupes, ArcelorMittal ou PSA par exemple.
Nous avons réussi à réformer le fret domestique, dont les pertes sont passées, en cinq ans, de 483 millions d'euros à un peu moins de 100 millions. Le résultat demeure certes négatif mais y a-t-il dans notre pays beaucoup d'activités qui, connaissant pareilles pertes, ont quasiment réussi leur redressement économique ? Cela s'est fait au prix d'un effort social intense, avec de considérables suppressions de postes des cheminots, par une très grande réorganisation et aussi en concentrant le fret ferroviaire français sur sa zone de pertinence, là où il reste économiquement raisonnable dans le marché du transport de marchandises. Il y a deux manières de remonter la pente. La première est de ne pas perpétuer un système qui fait coexister dans le transport des marchandises un secteur quasiment dérégulé, la route, et un secteur totalement régulé, le ferroviaire. La deuxième, c'est d'obtenir que l'Union européenne accepte de faire payer au transport routier les coûts qu'il engendre – c'est un débat qui a animé vos travaux au cours des derniers mois.
Le plan Juncker sera malheureusement financé pour partie par des prélèvements opérés dans le fonds du Mécanisme pour l'interconnexion en Europe, et je ne suis pas certain que l'application du plan rendra au secteur ferroviaire européen ce qui lui aura été pris ; en d'autres termes, le plan Juncker risque d'affaiblir la part européenne du financement des projets ferroviaires.
D'autre part, faute d'argent public, on a beaucoup poussé, ces dernières années, en Europe, à la signature de concessions et de partenariats public-privé (PPP), sans prendre suffisamment en compte le fait que les fonds privés investis dans le ferroviaire veulent être rémunérés au même taux qu'ils le seraient dans d'autres activités. Il en résulte que les PPP, s'ils présentent l'avantage de dispenser d'une dépense publique à l'instant T, sont des montages extraordinairement coûteux, bien davantage que les financements par l'argent public, actuellement très bon marché.
La fusion de China CNR et de China CSR, les deux constructeurs chinois de matériel ferroviaire, a été un coup de tonnerre. La constitution de ce mastodonte dont le chiffre d'affaires approche les 20 milliards de dollars pose incontestablement la question de la consolidation de l'industrie européenne du secteur. Cette question est mal vue par l'Union européenne, qui préfère la concurrence intra-européenne à la concurrence avec l'extérieur ; mais cette préférence empêche souvent la création de groupes industriels européens de taille mondiale. À cela s'ajoute que l'histoire des relations entre Alstom, Bombardier et Siemens, les trois grands constructeurs européens, n'est pas que paisible. Tout cela crée des difficultés. Du point de vue du client – la SNCF est, selon les années, le premier ou le deuxième client de l'industrie ferroviaire européenne – la consolidation permettrait davantage d'efficacité et d'innovation et un meilleur financement, ce qui renforcerait la place de l'industrie européenne.
Je sais avoir été un peu long, mais les questions posées étaient complexes.