Il me revient pour ma part d'expliquer l'esprit qui anime les trois dispositions du projet de loi qui concernent le ministère de la Justice : le contrôle juridictionnel ; le renseignement pénitentiaire et le suivi des personnes particulièrement surveillées ; le fichier des personnes condamnées pour actes terroristes.
Rappelons d'abord l'état du droit positif. Actuellement, en matière de recueil de renseignement, seuls les interceptions de sécurité et l'accès aux données de connexion font l'objet d'un encadrement juridique inscrit dans le code de la sécurité intérieure, alors que la décision du Premier ministre ne fait l'objet d'aucun recours. Ce projet de loi introduit un cadre juridique précis que nous avons conçu avec le souci de trouver la bonne voie entre les nécessités opérationnelles et le devoir de préserver les droits et les libertés. En effet, les techniques de recueil de renseignement sont évidemment susceptibles de porter atteinte à la vie privée et familiale, à l'inviolabilité du domicile et au secret des correspondances des personnes surveillées, dont la protection est prévue dans notre droit et relève également de nos engagements au titre de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme. L'équilibre entre ces deux contraintes est posé dès le titre Ier qui définit précisément les finalités des dispositions qui suivent et énonce deux principes : celui de la nécessité et celui de la proportionnalité. Nous avons ainsi veillé à assurer aux Français la double protection à laquelle ils ont droit : celle contre les dangers – qui implique de doter les services de renseignement de moyens leur permettant de s'adapter aux techniques modernes et aux nouveaux modes opératoires de la criminalité organisée et du terrorisme – et celle contre l'intrusion et l'exposition à la surveillance. Le texte y parvient en encadrant de façon claire et précise l'action des services, et en prévoyant des modalités de contrôle.
Le contrôle sera assuré par la CNCTR, autorité administrative composée de magistrats, de parlementaires et d'un expert, qui sera chargée de veiller à la conformité à la loi des techniques de sécurité et des conditions dans lesquelles les données seront collectées, conservées et éventuellement détruites. Elle émettra un avis préalable à toute mise en oeuvre de techniques de recueil de renseignements, sauf en cas d'urgence absolue où elle émettra un avis a posteriori sur le recours à la géolocalisation et à la captation des données de connexion. La Commission pourra s'autosaisir de toute difficulté ou être saisie par tout particulier ; elle pourra adresser au Premier ministre toute observation et recommandation. Si elle estime que les suites données à ses recommandations ne sont pas satisfaisantes, elle pourra saisir le Conseil d'État, celui-ci pouvant également l'être par tout particulier qui aura au préalable saisi la CNCTR. Les conditions de procédure – notamment en matière de secret défense et d'habilitation – ont été rappelées par le ministre de l'Intérieur.
À côté des dispositions relatives au contrôle juridictionnel, une autre série de mesures concerne le renseignement pénitentiaire et le suivi des personnes particulièrement surveillées. Après avoir renforcé le contrôle pénitentiaire en 2012, puis en 2013, nous l'avons restructuré en 2014. Le service de l'administration pénitentiaire a bénéficié d'un apport de personnel qualifié, notamment d'officiers ; le renseignement a été renforcé au niveau de l'administration centrale, mais également au sein des directions interrégionales et d'une cinquantaine d'établissements sensibles. Après un premier plan antiterroriste intergouvernemental lancé en avril 2014, un deuxième a suivi en janvier 2015, renforçant une série de dispositifs déjà en oeuvre dans les établissements pénitentiaires – technologies de brouillage et de détection, filets anti-projection et portiques de détection – et augmentant les effectifs que viennent compléter des analystes veilleurs, des informaticiens ou des interprètes. Dans le cadre de ces deux plans, nous avons décidé d'élargir les compétences du service pénitentiaire et de créer une cellule de réflexion pluridisciplinaire intégrant des membres du personnel pénitentiaire ainsi que des chercheurs et des experts en matière de politique internationale ; nous mettons également en place une cellule de veille informatique sur les réseaux sociaux.
Cet élargissement des compétences, des moyens et des effectifs du renseignement pénitentiaire m'a conduite, dès 2014, à m'interroger sur le statut juridique de ce service. Fallait-il l'intégrer à la communauté du renseignement ? Nous avons finalement considéré que le rôle de prescripteur de techniques de renseignement entrerait en contradiction avec l'obligation constitutionnelle du ministère de la Justice – énoncée à l'article 66 et confirmée par la jurisprudence du Conseil constitutionnel – de garantir la préservation des libertés. S'il apparaît important d'encadrer juridiquement les missions du renseignement pénitentiaire – que nous avons renforcé et structuré –, il n'est pas souhaitable qu'il s'occupe directement du recueil et du traitement d'informations. En effet, cette tâche ne correspond pas au métier qu'exerce actuellement le personnel pénitentiaire, chargé d'assurer la sécurité des établissements, de prévenir les risques d'évasion et d'éviter la commission d'infractions en détention ou à distance ; nous renforcerons les moyens lui permettant d'assurer ces missions, notamment la capacité de détecter, de localiser, de brouiller et d'interrompre des communications. Au contraire, les finalités énoncées dans le titre Ier de la loi – notamment la protection des intérêts de la politique étrangère de la France ou de ses intérêts économiques – apparaissent beaucoup trop larges pour relever des missions des surveillants pénitentiaires. Par ailleurs, leur confier un métier nouveau supposerait de leur délivrer une formation différente ; en effet, l'écart est grand entre la tâche consistant à assurer la surveillance, la garde et la préparation à la réinsertion et celle qui revient à mettre directement en oeuvre des techniques de renseignement. Au total, une telle évolution risquerait d'engendrer des tensions dans le fonctionnement de nos prisons. Parce qu'elle doit exécuter les mesures de justice, l'administration pénitentiaire est intégrée, depuis 1911, au ministère de la Justice ; par la suite, la juridictionnalisation de l'application des peines a renforcé le contrôle de l'autorité judiciaire sur les établissements. Or si l'on intégrait le renseignement pénitentiaire à la communauté du renseignement, amenant le ministère de la Justice à mettre directement en oeuvre des techniques de recueil d'informations, l'on brouillerait sa relation avec le ministère de l'Intérieur. En effet, l'État de droit ne saurait fonctionner avec un ministère de l'Intérieur et demi ! Évitons de perturber l'autorité du ministère de l'Intérieur sur les services de renseignement par la création d'un métier approximatif au sein de l'administration pénitentiaire.
En revanche, nous donnons à l'administration pénitentiaire les moyens et les effectifs nécessaires pour assurer ses missions de sécurité dans les établissements, où sont désormais affectés des officiers chargés du renseignement. Durant les six derniers mois de 2014, nous avons structuré nos relations avec le ministère de l'Intérieur, qui se traduisent depuis le début de l'année par l'intégration au sein de l'Unité de coordination de la lutte antiterrorisme (UCLAT) d'un directeur pénitentiaire et par la participation de l'administration pénitentiaire aux réunions hebdomadaires de l'UCLAT et des états-majors de sécurité départementaux. Le ministre de l'Intérieur et moi-même avons émis des circulaires communes et travaillons sur un protocole national – que nous émettrons après l'adoption de ce projet de loi – qui permettra de mieux structurer la circulation de l'information entre l'administration pénitentiaire et les services de renseignement. Nous travaillons également avec les ministères de l'Intérieur et de la Défense à la possibilité pour les services de renseignement d'intervenir directement dans les établissements pénitentiaires afin d'y pratiquer les techniques de recueil d'informations. Les missions des uns et des autres étant clairement définies – sauf à prendre la décision de changer la nature du métier de surveillant pénitentiaire –, nous pensons préférable de renforcer la structuration de nos relations avec les services de renseignement du ministère de l'Intérieur et de la Défense pour permettre un travail d'échanges plus intense et plus suivi. Cette décision n'exclut pas que le personnel pénitentiaire participe à la formation dispensée par l'Académie du renseignement.
Le troisième sujet qui concerne le ministère de la Justice est celui du fichier devant répertorier les personnes prévenues ou condamnées pour des faits de terrorisme. Les dispositions correspondantes n'ont pas été intégrées à ce projet de loi parce que nous attendons encore les avis de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) et du Conseil d'État, qui doivent nous parvenir le 7 et le 9 avril. Le Premier ministre s'étant engagé sur la création de ce fichier, nous avons envisagé, au cas où ces deux avis n'arriveraient pas à temps, de retenir comme véhicule législatif le texte portant adaptation de la procédure pénale au droit de l'Union européenne, actuellement en navette parlementaire. Le calendrier semble finalement nous permettre d'ajouter cette mesure au projet de loi sur le renseignement, mais c'est à vous qu'il reviendra de décider si cette disposition consistante peut être introduite par voie d'amendement ou s'il vaut mieux la renvoyer à un autre texte.