Madame la présidente, mesdames les députées, c'est la première fois que je suis auditionnée à l'Assemblée nationale en tant que secrétaire générale du Conseil supérieur de l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes (CSEP). Je suis très heureuse de rendre compte du travail de cette instance, créée en 1983 par la loi « Roudy », et dont la rénovation en 2013 a été marquée par la création de la fonction de secrétaire générale. Même si nos moyens ne sont pas à la hauteur de nos espérances, nous comptons bien nous développer pour vous proposer encore plus de rapports et vous faire encore plus de suggestions concernant les politiques publiques à mettre en oeuvre dans les lois.
Le CSEP s'est attaqué dès sa rénovation à la question du sexisme. Une enquête menée auprès de neuf grandes entreprises françaises nous a permis de recueillir les réponses de 15 000 salariés, femmes et hommes, à un questionnaire couvrant divers aspects de la vie au travail, des réunions jusqu'aux interactions devant la machine à café, des situations de gouvernance aux périodes de grossesse. Il s'agissait pour nous de mettre au jour ce qui, dans les relations entre femmes et hommes, était ressenti comme du sexisme. Les résultats sont impressionnants : plus de 80 % des femmes salariées considèrent qu'elles sont régulièrement confrontées à des attitudes ou à des décisions sexistes, 56 % des hommes salariés ont déclaré en avoir été témoins et 90 % des femmes victimes de sexisme estiment que ces attitudes ont eu un effet négatif sur leur sentiment d'efficacité personnelle. Autrement dit, le sexisme a un impact direct sur le bien-être des salariés et donc sur leur performance au travail.
Fort de ces résultats, le Conseil supérieur a publié un avis, à la suite duquel il a été décidé d'aller plus loin. C'est ainsi que nous avons rédigé ce rapport sur le sexisme dans le monde du travail, remis le 6 mars dernier à Mme la ministre des affaires sociales et à Mme la secrétaire d'État en charge des droits des femmes.
Ce rapport, j'insiste sur ce point, est innovant. Nous avons trouvé très peu d'éléments sur le sexisme au niveau de l'Union européenne, exception faite de la Belgique, dans le domaine de la psychologie sociale, les informations venant principalement des États-Unis. D'une façon générale, ce sujet demeure largement inexploré. Ce qui prévaut dans le monde du travail, c'est la loi du silence. Le mot « sexisme » est un mot tabou : on parle de « misogynie », de « machisme », alors que les mots de « racisme » et « homophobie » ont droit de cité.
Nous nous sommes posé la question de savoir pourquoi le sexisme se heurtait à tant de résistances et faisait l'objet d'une telle euphémisation dans le monde du travail.
C'est d'abord, nous semble-t-il, parce qu'il prend place dans le tissu des relations quotidiennes entre femmes et hommes, qui supposeraient humour et distanciation. C'est ensuite que ce terme est mal défini : il désigne aussi bien des actes clairement visés dans notre droit, comme la discrimination, le harcèlement, les agressions sexuelles voire le viol, que des actes plus anodins, qui se manifestent de manière plus subtile et insidieuse, que l'on pourrait ranger dans la catégorie du sexisme ordinaire – on parle même de « minutie du sexisme » –, incidents mineurs et micro-agressions qui, additionnés, créent de la souffrance au travail.
Tout cela pose une question très délicate : où se situe la limite entre le caractère acceptable et le caractère blessant dans les actes, les propos, les attitudes de la vie quotidienne en entreprise ? La grande difficulté qu'il y a à la saisir exige de s'entourer de précautions.
La notion de sexisme est née aux États-Unis dans les années soixante, par analogie avec le mot « racisme » apparu trente ans plus tôt, pour désigner un déséquilibre hiérarchique entre femmes et hommes, et un phénomène d'exclusion et de concentration du pouvoir dans les mains de ceux qui le détiennent déjà.
Cette notion renvoie bien évidemment aux systèmes de représentation. Elle repose sur la construction sociale des rôles de sexe à travers une valence différentielle qui accorde au masculin un coefficient symbolique positif par rapport au féminin. Elle a à voir avec les stéréotypes qui, rappelons-le, ne créent pas les inégalités mais les légitiment en les naturalisant et en les rendant invisibles.
Le mot sexisme se réfère, d'une part, à une idéologie, qui proclame la supériorité d'un sexe sur l'autre, d'autre part, à des actes et des pratiques s'inscrivant dans un continuum des violences, de la plus anodine jusqu'à la plus grave.
Trois étapes ont marqué l'histoire du sexisme. D'un sexisme ouvertement hostile mettant en avant de prétendues qualités naturelles des femmes en les privant d'accéder à certains espaces pour mieux les confiner dans d'autres, nous sommes passés dans les années soixante-dix à un sexisme masqué : à une époque où les luttes féministes ont commencé de produire leurs effets tant dans le domaine du droit que des politiques d'accompagnement, il est devenu politiquement incorrect de se dire sexiste, et ce phénomène a pris des formes subtiles. Aujourd'hui, prévaut ce que l'on pourrait appeler un sexisme ambivalent : en apparence bienveillant, il consiste à attribuer aux femmes des qualités prétendument positives, tout en les maintenant dans un statut de subordonnées et dans une logique de protection. Ce faisant, il reproduit une division des qualités, des aptitudes et des comportements dans laquelle les femmes sont considérées comme complémentaires des hommes et non comme leurs pairs. Il se manifeste dans la mise en avant d'un modèle androgyne de l'entreprise qui attribue certaines compétences et certains postes aux femmes – direction des ressources humaines, communication – et d'autres aux hommes – le leadership, la finance et la stratégie. Cette forme de sexisme renoue avec une division sexuelle des fonctions et une naturalisation des compétences de l'ordre de la discrimination.
Je n'entre pas dans le détail des différentes manifestations du sexisme : blagues, incivilité, police des codes sociaux de sexe, interpellations familières, fausse séduction. Je soulignerai avant tout la façon dont les femmes façonnent des stratégies de réponse au sexisme. Le plus souvent, elles adoptent une attitude de déni, de contournement ou d'euphémisation. L'affrontement est assez rare : le coût en est plus lourd pour elles que l'acceptation. Elles préfèrent faire comme si elles n'avaient rien vu, ce que les Anglo-Saxons appellent la stratégie de coping, une logique de protection mise en oeuvre pour se préserver de la menace ou de l'agression : notre enquête a ainsi montré qu'à peine 8 % des femmes ont fait appel à leur supérieur hiérarchique ou aux syndicats pour dénoncer le sexisme. Ou alors elles déploient des stratégies de blanchiment à travers lesquelles le sexisme est repeint avec des couleurs qui le rendent acceptable aux yeux de celles qui en sont victimes, ce qui va jusqu'au déni, à l'évitement, voire au retrait et au désengagement du travail.
Le sexisme n'a rien d'anodin. Il crée de la souffrance. C'est une entorse au bien-être et à la qualité de la vie au travail. Isabelle Boni a ainsi montré comment les femmes en situation de gouvernance mettaient en place des stratégies de passing pour surmonter les injonctions paradoxales auxquelles elles sont soumises : montrer leur appartenance à la catégorie des femmes tout en devant se comporter comme un homme. Ces mécanismes, que la psychologie sociale s'attache à mettre au jour, il s'agit de mieux les cerner pour apporter des éléments de réponse.