Intervention de Jean-Emmanuel Ray

Réunion du 27 mars 2015 à 9h00
Groupe de travail sur l'avenir des institutions

Jean-Emmanuel Ray :

Je suis agrégé de droit privé, si bien que, sur cette question de la démocratie sociale, ma vision est plus restrictive que celle de mes collègues de sciences politiques.

La démocratie sociale, comme la démocratie politique, est à la fois un système de valeurs et une technique d'organisation. La loi du 20 août 2008 portant rénovation de la démocratie sociale et réforme du temps de travail a totalement changé le système de représentation des salariés. Le titre même de la loi atteste l'existence de la démocratie sociale avant 2008, car on ne saurait rénover ce qui n'est pas. Avant cette loi, un syndicat obtenant 5 % des voix des salariés et comptant deux adhérents pouvait négocier au nom de la totalité du personnel, ce qui créait une forme de démocratie des plus particulières. Aujourd'hui, aucun syndicat non représentatif et n'ayant pas obtenu 10 % des suffrages exprimés ne peut s'asseoir à la table des négociations : cette mesure insuffle un renouveau de la vie démocratique en matière sociale. En outre, cette loi dispose que l'accord collectif n'est valide que s'il est signé par des syndicats représentant au moins 30 % des salariés – en France, contrairement à beaucoup d'autres pays comme les États-Unis, l'accord ne s'applique pas seulement aux adhérents des syndicats, mais à tout le personnel. Cette évolution constitue un pas dans la bonne direction, même s'il aurait été préférable de fixer le seuil à la majorité du personnel.

La loi du 31 janvier 2007 de modernisation du dialogue social, dite « loi Larcher », a ouvert un débat sur l'opportunité de permettre aux partenaires sociaux de prendre des mesures d'une valeur juridique supérieure à la loi. Je suis personnellement opposé à une telle évolution qui abaisserait le Parlement.

Les ouvrages de philosophie vantent la démocratie athénienne, qui ne concernait pourtant que les citoyens libres, c'est-à-dire des mâles riches. Le droit du travail vise à réinsérer dans la démocratie politique les gens qui en étaient exclus : les « classes laborieuses, classes dangereuses » de Louis Chevalier sortent en quelque sorte des égouts, tel Jean Valjean, grâce aux lois sociales ! Les professeurs de droit du travail se mettent volontiers en avant en se présentant comme les grands intégrateurs de la classe ouvrière, mouvement qui a empêché une révolution comme celle de 1917 de se produire en France.

Peut-on dire pour autant que la démocratie sociale existe encore en France ? Les membres des syndicats se recrutent surtout dans les services publics et parmi les personnels qualifiés. Comme en 1840, des pans entiers de la population ne sont pas intégrés à la démocratie sociale, à commencer par les chômeurs, même si cela ne doit en aucun cas justifier la création de syndicats de chômeurs, peuplés de permanents chômeurs qui disposeraient d'un statut de chômeur à vie.

Le système de valeurs porté par la démocratie ne se réduit pas à l'organisation d'élections tous les cinq ans. Léon Blum, lors de son procès à Riom, avait déclaré que la démocratie était avant tout un système de valeurs partagées et de citoyenneté. La démocratie sociale dépasse donc très largement la seule désignation de syndicats habilités à négocier dans les branches ou au niveau interprofessionnel ; elle possède des liens avec la démocratie politique, ceux-ci pouvant être très forts – les syndicats britanniques ont ainsi créé le parti travailliste dans le but de prendre le pouvoir. Parmi les anciens critères de représentativité – qui dataient de 1950 – figurait l'attitude patriotique pendant l'occupation, cette condition ayant été remplacée en 2008 par l'adhésion aux valeurs républicaines, qui constitue la première condition pour qu'une organisation de salariés ou patronale soit considérée comme représentative. Si les partenaires sociaux prétendent faire la loi, ils doivent être irréprochables en matière de valeurs républicaines : le lien entre démocratie politique et sociale s'avère donc très étroit. Il est également nécessaire que les partenaires sociaux puissent se faire confiance et mènent des discussions loyales ; il ne s'agit pas d'être d'accord sur tout, mais d'aboutir à des accords reposant sur un bon équilibre social et politique.

L'article 1er de la Constitution de 1958 dispose que la France est « une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ». Que la République soit sociale induit l'existence d'une protection sociale pour tous et d'une force d'interposition juridique, nommée droit du travail, entre le salarié et l'employeur. Au moment de l'embauche, le salarié est l'inégal de l'employeur et, une fois signé le contrat d'adhésion qu'est le contrat de travail, il devient son subordonné – il n'y a en effet pas de salarié sans subordination juridique, le contrat de travail échappant à la naïve équation du philosophe et juriste Alfred Fouillée : « Qui dit contractuel dit juste ».

Outre le système d'organisation constitutionnelle, la République est sociale grâce à la participation. Celle-ci, développée par Charles de Gaulle à partir de 1958, peut se déployer dans le comité d'entreprise, dans le conseil d'administration – excellente idée mise en oeuvre par la loi du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l'emploi – et dans la négociation collective, devenue source de droit hors les murs de l'entreprise.

Si Candide revenait aujourd'hui après une absence de quarante ans, il serait très étonné qu'existe une négociation dans l'entreprise, née avec la création de la fonction de délégué syndical en 1968 après les événements du mois de mai qui ont déstabilisé tous les corps intermédiaires, y compris la Confédération générale du travail (CGT). Pourtant, la négociation collective n'est pas encore entrée dans les moeurs françaises, un acteur ne souhaitant négocier que s'il se perçoit comme faible – car s'il est fort, il décide ! Georges Clemenceau disait ainsi qu'il fallait un nombre impair pour prendre une décision, et qu'il préférait les formations inférieures à trois membres… Aujourd'hui, ce sont les entreprises qui veulent que les négociations s'opèrent à leur niveau, ce qui constitue une nouveauté car l'employeur souhaitait traditionnellement rester maître chez lui.

Je me méfie des appels à imiter les systèmes étrangers : notre droit social a été construit pour un peuple aux racines et à l'histoire particulières, et non pour un autre. En Suède, les salariés se syndiquent avant tout pour ne pas être les premiers à subir un licenciement économique, ainsi que pour bénéficier de l'indemnisation chômage et d'une assurance pour un prêt immobilier. L'histoire française est différente, et les syndicats français, s'ils choisissaient d'adopter le modèle nordiste, devraient quitter une posture idéologique pour devenir des prestataires de services.

La génération des quinquagénaires n'a pas bien compris l'état de notre économie et des rapports sociaux ; elle a été éduquée dans la croyance en l'autorité naturelle et en la croissance économique des Trente Glorieuses. Les jeunes gens qui ont vingt ans aujourd'hui ne ressemblent absolument pas à ceux qui avaient cet âge en 1983 lorsque j'ai commencé à enseigner. Dans un amphithéâtre, j'ai en face de moi sept cents MacBook Air connectés au wi-fi : on peut légitimement se demander si les étudiants ne surfent pas sur Internet pendant le cours… Leur rapport à l'autorité et au syndicalisme diffère en tous points de vue de celui d'il y a trente ans.

Nous ne sommes plus dans une négociation d'acquisition. L'ordre public social – qui repose sur le principe selon lequel plus la valeur de la norme est basse, et plus les avantages croissent – était corrélé à la croissance économique. Pourquoi cette nouvelle religion laïque de la négociation collective à tous les niveaux ? Un Candide optimiste dirait que l'union sacrée, dans le cadre de la démocratie politique et sociale, pourrait sortir la France de l'ornière grâce à un consensus sur les réformes structurelles permettant, comme en Allemagne, d'accroître la compétitivité, alors que son pendant pessimiste insisterait sur la remise en cause de la légitimité des élus politiques et des représentants syndicaux. Il paraît évident que les parlementaires et les dirigeants syndicaux sont moins sûrs de leur légitimité qu'il y a cinquante ans, si bien qu'ils peuvent être tentés de s'allier pour maintenir leurs positions. Quand il s'agissait d'accompagner la croissance du salaire minimum et des congés payés, l'État revendiquait son influence, mais sa parole devient plus discrète pour gérer le reflux des acquis sociaux.

C'est en vérité la chambre sociale de la Cour de cassation qui fait le droit du travail en France, car les textes de loi empiètent sur le domaine réglementaire en allant trop loin dans le détail, et résultent en outre le plus souvent de négociations, à l'instar des accords nationaux interprofessionnels (ANI) qui sont discutés par huit acteurs et qui sont donc très généraux. Le législateur reprend ces termes pour les faire voter par le plus grand nombre de parlementaires possible, et le juge se retrouve dans l'obligation de les interpréter.

4 commentaires :

Le 28/12/2016 à 10:46, Laïc1 a dit :

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"Si Candide revenait aujourd'hui après une absence de quarante ans, il serait très étonné qu'existe une négociation dans l'entreprise,"

Et avec la loi de travail de Mme El Khomry, il tomberait à la renverse.

Vous trouvez ce commentaire constructif : non neutre oui

Le 28/12/2016 à 10:50, Laïc1 a dit :

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 « classes laborieuses, classes dangereuses »

et "classes fainéantes, classes pacifiantes" ?

Ce sont plutôt les classes fainéantes qui sont un danger pour la société, avec ce goût du pouvoir pour le pouvoir, pour asseoir leur domination et leurs avantages sur le dos de la classe laborieuse, la poussant au désespoir et à la rébellion, d'où le danger de ces classes laborieuses, qui ne font en fait que répercuter la dangerosité des classes dominantes, dites fainéantes.

Vous trouvez ce commentaire constructif : non neutre oui

Le 28/12/2016 à 11:06, Laïc1 a dit :

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" Dans un amphithéâtre, j'ai en face de moi sept cents MacBook Air connectés au wi-fi : on peut légitimement se demander si les étudiants ne surfent pas sur Internet pendant le cours…"

Bientôt les cours en visioconférence : le prof tout seul dans son bureau, et les étudiants chez eux à l'écouter devant leur ordi, quoi de plus simple ? Le cours serait d'ailleurs enregistré, comme ça les étudiants qui n'auraient pas y assister en direct se le repasseraient à loisir à l'heure voulue. Finis les amphis surpeuplés, plus besoin de créer de nouvelles facs, ce sont de grosses économies en perspective, l'inconvénient est que les étudiants ne se verraient plus, et cela sera alors difficile pour eux de faire des rencontres, amoureuses notamment. L'inconvénient du progrès.

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Le 28/12/2016 à 11:09, Laïc1 a dit :

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"comme ça les étudiants qui n'auraient pas y assister... "

"comme ça les étudiants qui n'auraient pas pu y assister..." voulais-je dire.

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