Intervention de Denis Baranger

Réunion du 27 mars 2015 à 9h00
Groupe de travail sur l'avenir des institutions

Denis Baranger :

Dans la perspective de ce point d'étape, j'ai réfléchi à ce que, dans la tradition parlementaire française, on pourrait appeler une motion d'ordre, ou du moins à la question de la méthode. N'étant pas parvenu à mes fins, je ne peux qu'exprimer ici ma perplexité, en espérant qu'elle portera quelques fruits.

Je suis très reconnaissant envers nos deux présidents et tous les membres du groupe de travail pour les ressources significatives, en quantité comme en qualité, que nous avons déjà produites. Je ne dis pas cela de manière rhétorique : ma propre vision de la Constitution – qui est mon objet, celui de ma discipline universitaire – est déjà profondément remise en question. Lorsque je me suis interrogé sur les propositions que je pourrais formuler, sur l'opportunité de telle révision de la Constitution ou de tel nouveau rééquilibrage institutionnel, ce qui m'est venu à l'esprit, c'est l'ensemble de ce qui nous est arrivé au cours de nos travaux, que ce soit ici même ou à l'extérieur, dans la vie nationale et internationale. Et ce qui m'a frappé, c'est que la réalité sociale et politique a trop changé pour que la question constitutionnelle ne soit pas posée à nouveau.

Vous nous avez prévenus très tôt qu'il était très incertain que nos discussions nous conduisent à une réforme comparable à celle de 2008 puisque la majorité requise par l'article 89 de la Constitution ne serait pas atteinte au Congrès. Ce qui posait la question sinon du caractère intempestif de nos travaux, du moins de leur sens.

De fait, la grande leçon que je tire des séances précédentes n'a pas trait à l'ingénierie du droit constitutionnel – notre spécialité, à nous autres constitutionnalistes –, mais bien à l'énorme mutation de la politique et de son cadre. Son cadre médiatique, son cadre social – un aspect souvent mentionné, à juste titre : nous avons dans notre Constitution une Charte de l'environnement, pourquoi pas une charte sociale ? –, économique aussi – ce que nous avons dit des CDD des jeunes ne peut être négligé –, environnemental enfin.

C'est une banalité, mais l'enjeu est bien de penser pour le monde de 2015 la Constitution élaborée en 1958. Disons, puisque les analogies informatiques sont à la mode, que la responsabilité politique, la représentation ne sont plus à jour. Les conséquences n'en sont pas anodines : la violence du débat politique augmente quotidiennement et, même dans les enceintes parlementaires, on assiste à des incidents qui sont de nature à attrister les citoyens. De sorte que, si notre groupe de travail n'accomplit pas cette tâche, apparemment intempestive dans la mesure où elle ne peut déboucher sur une révision constitutionnelle immédiate, la politique nous renverra très violemment la balle.

Telle est la situation qui explique ma perplexité, probablement naturelle à mi-course. Il est logique et utile de tenter de formuler des propositions d'ingénierie constitutionnelle, pour concrétiser nos idées. Il serait bon que chacun d'entre nous s'y essaye ; nous avons d'ailleurs commencé de le faire, et j'ai mes idées à ce sujet, comme tout le monde. Cependant, ces propositions ne fonctionneraient pas nécessairement.

Quoi qu'il en soit, remettre en mouvement la discussion constitutionnelle, tel est bien l'enjeu du débat sur la VIe République, plutôt que le projet même d'une nouvelle République. Sur ce point, l'audition de Bastien François était particulièrement instructive. Comme Michel Winock, et d'autres, l'ont très bien rappelé ce jour-là, chaque fois que nous avons changé de République, c'est parce qu'il y avait une guerre, une crise terrible, bref une situation que l'on ne peut désirer. « Il nous faudrait une bonne guerre », pourrait-on dire selon la formule bien connue ; mais la guerre n'est jamais bonne. Dire qu'il nous faudrait une VIe République ne signifie donc pas qu'un pouvoir constituant devrait entrer en action. En réalité, nous sommes déjà en train de changer de Constitution, et si nous ne le faisons pas d'une manière ou d'une autre, la politique nous balaiera tous, politiques et citoyens.

À mon sens, enfin, nos travaux ont une valeur intrinsèque, abstraction faite de l'ingénierie constitutionnelle qu'ils peuvent produire avec quelque profit. Nous sommes dans l'enceinte du Parlement ; nous n'y parlons pas en vain, du moins je l'espère ; nous nous y exprimons avec la solennité à laquelle le président Bartolone nous a rappelés en début de séance. Le simple fait que nos séances soient filmées, qu'elles fassent l'objet d'un compte rendu, que nous puissions bénéficier d'une liberté de parole qui n'a jamais existé dans les précédentes commissions sur les révisions constitutionnelles me semble intrinsèquement précieux, et si ce devait être là le seul résultat de notre travail, j'en serais déjà très heureux.

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