Merci d'abord à Michel Winock pour sa belle synthèse socio-historique. Donner une lecture transversale de nos différentes séances est un exercice à la fois très stimulant et très exigeant, tant les points abordés par l'ensemble des intervenants sont divers, de l'importance du temps long à la problématique de la séparation des pouvoirs, en passant par l'application du principe de précaution. Si la difficulté de l'exercice de synthèse s'explique en partie par la diversité des thèmes abordés, je crois aussi que nous sommes confrontés à une autre difficulté, souvent soulignée dans les travaux de science politique et qui ressortit aux différentes facettes du mot politique. Je l'évoque ici parce que ce qui peut apparaître au premier abord comme une simple question théorique a, me semble-t-il, des répercussions sur la façon de problématiser les institutions au moins sur trois plans : l'analyse de la relation complexe entre opinion publique et fonctionnement des institutions ; l'usage que l'on fait de l'indicateur de confiance et de la valeur performative qu'on lui prête – je ne suis guère persuadée que la mesure du niveau de confiance nous renseigne réellement sur les rapports de force politiques ni qu'il ait une quelconque vertu prévisionnelle ; l'emploi de la notion de crise des institutions enfin, notion problématique à mon sens du fait de sa polysémie, qui renvoie à des problèmes de nature et de niveau très différents.
Nous avons donc, lors de nos débats, envisagé les institutions sous trois angles différents, lesquels renvoient aux différentes facettes du mot politique que les Anglo-Saxons différencient par les termes de polity, politics et policy, compartimentation qui fait également écho aux différents sous-embranchements de la science politique que sont la théorie politique, la sociologie politique et les politiques publiques. Le problème est que ces perspectives renvoient à différentes définitions de l'institution, qui ne sont pas toujours conciliables entre elles, tout en étant chacune indispensable parce que fournissant un éclairage particulier sur notre vie politique. Quand on parle de stabilité, d'instabilité ou de crise des institutions, on peut ainsi faire référence à la fois à leur ingénierie constitutionnelle, au système des acteurs qui les accompagne, aux logiques symboliques et aux valeurs qui leur sont associées ou enfin aux performances qui sont attendues d'elles.
L'institution, dans son acception renvoyant au concept de polity, désigne, dans le champ de la théorie politique, l'organisation politique de la société, la forme de son gouvernement, la République comme système institutionnel, avec cette idée sous-jacente que l'être de nos institutions politiques est à distinguer de l'être de la société civile. Dans cette acception, l'institution est une identité collective, dotée de valeurs symboliques organisées et englobantes, et lorsqu'on se réfère ici à sa stabilité ou à son instabilité, c'est pour aborder des problématiques constitutionnelles ou juridiques mais également anthropologiques.
L'institution, dans son acception renvoyant au concept de politics, fait plutôt référence, dans le champ de la sociologie politique, aux activités et aux rapports de force qui concourent à asseoir son autorité. C'est ici le système des acteurs de l'institution qui se trouve sous la focale d'observation et sert à penser – ainsi que nous l'avons fait lors de notre séance du 13 février consacrée aux partis politiques – le fonctionnement de l'institution à partir du comportement de ses membres, de leurs intérêts et de la compétition pour le pouvoir.
L'institution, dans son acception renvoyant au concept de policy, est enfin envisagée dans son mode agissant, comme un élément de politique publique. Dans ce cadre seront analysées les fonctions qu'elle remplit, les problèmes qu'elle traite, les conséquences de son action sur les populations cibles et les études d'impact.
Une des difficultés de notre exercice vient donc du fait que l'on a essayé de capturer, de décrire un même phénomène, la réalité institutionnelle, à partir de cette triple grille de lecture qui repose au départ sur des conceptions et des définitions différentes de l'institution. Si nos terrains de discussion sont multiples, je crois que le pari est d'essayer de tenir ensemble les apports de ces trois perspectives. Ce n'est pas gagné, et Jean Leca parle à ce propos de « triangle des Bermudes ».
J'ai tendance à penser que l'aspect renvoyant à la notion de policy est peut-être celui qui a été le moins abordé lors de nos séances, et j'aimerais ici suggérer quelques réflexions sociologiques permettant d'opérer quelques raccordements entre les échanges que nous avons eus.
On sait que la réalité du monde social est directement liée à la façon dont on le perçoit. Quand on parle de crise des institutions, de la nécessité de les adapter à des conditions nouvelles, on parle avant toute chose d'une modification de la réalité perçue. Or ce qui me gène, c'est que l'on a souvent tendance à établir un lien direct entre la manière dont évolue la confiance dans les institutions et leur degré de dysfonctionnement, voire leur crise.
Je ne dis pas qu'il n'y pas de lien entre l'opinion publique, les jugements de la population et le fonctionnement des institutions, je dis simplement que ce lien est probablement beaucoup plus complexe qu'on ne l'envisage spontanément. Il me semble que, pour bien saisir ce que signifie la confiance, il faut l'articuler à la façon dont l'institution est vécue au quotidien par les citoyens plutôt que dans son fonctionnement in situ. C'est ici que je réintroduis de la sociologie : par exemple, il n'y a pas de relation automatique entre la demande sociale et l'offre de politiques publiques. Il existe de nombreuses situations dans lesquelles les personnes ne souhaitent pas de l'offre de politiques publiques construites en leur nom et pour leur bénéfice supposé. Je pense notamment à tous ceux qui ne réclament pas leurs prestations sociales, beaucoup plus nombreux qu'on ne pourrait le penser. Les raisons du non-recours sont multiples : elles peuvent être liées à des pesanteurs bureaucratiques, à des schémas culturels différents ou à des modalités d'accès impossibles pour certaines populations.
J'aimerais également ajouter un mot sur les dispositifs participatifs dont nous avons eu l'occasion de parler, au moins à deux reprises. Il est important de souligner que ces dispositifs sont rarement le résultat d'une seule demande sociale mais font bien parties des recettes de l'action publique. Je fais ici référence aux travaux de Cécile Blatrix, qui a bien montré que ces dispositifs relèvent d'une politique de l'offre et qu'ils répondent souvent à des logiques endogènes aux jeux politique, administratif et marchand, impliquant des mécanismes de coalition et de commercialisation de ces dispositifs, ainsi que le développement de professionnels dédiés. D'où, au final, un désajustement assez net entre la demande sociale, d'un côté, et l'offre des politiques publiques, de l'autre.
Ce tournant délibératif met curieusement de côté l'analyse empirique de la sociologie des participants. On sait que cette participation est caractérisée par les mêmes inégalités que la participation électorale, avec de surcroît, une vaste majorité de non-participants. On est ici plongé dans une politique de l'offre, ce qui n'est pas une critique en soi mais qui, je crois, nous invite à réfléchir à ce qui relie ces formes de participation politique aux données de l'opinion. Dans quelles mesure ces pratiques travaillent-elles les représentations des citoyens et influencent-elles l'opinion publique ?
Par rapport à cet état des lieux, il ne me semble pas que la confiance dans les institutions ou le sentiment de proximité se construisent d'abord par la diversification des outils formels de la démocratie que sont les ingénieries participatives. Si l'on veut restaurer la confiance, il faut inclure les citoyens dans des programmes et des activités partagées. C'est quand on est présent sur le terrain que l'on est concerné, et c'est la seule condition pour que la représentation formelle de l'institution disparaisse au profit de ce que l'on fait ensemble. C'est sans doute pour cette raison que les Français placent davantage leur confiance dans les structures associatives, qui jouent la proximité et la protection, plutôt que dans les institutions qui endossent des rôles de représentants et de médiateurs politiques.
J'en arrive à la portée sociologique de l'indicateur de confiance. Il ne faut pas s'arrêter aux sondages. Ce qu'il importe de comprendre, c'est la relation entre ce que les gens disent et ce qu'ils font, c'est-à-dire entre ce qu'exprime le sondage et l'activité réelle des gens, ce qui nous ramène au morcellement de la science politique entre sociologie électorale, étude des politiques publiques et philosophie politique.
Il en va de même avec l'idée d'acceptabilité sociale : on peut, dans le même temps, avoir une proportion élevée de Français qui pensent que les téléphones portables sont possiblement cancérigènes, et plus de 70 millions d'abonnements à un forfait de téléphonie mobile en France, soit une faible acceptabilité sociale doublée d'une forte appropriation technologique. De même, j'ai tendance à penser que cette ambivalence vaut pour la confiance que placent les Français dans nos institutions : 91 % d'entre eux plébiscitent la démocratie, même si moins de quatre Français sur dix considèrent qu'elle fonctionne bien. Ceci procède selon moi moins d'un désaveu de la démocratie que d'une forme de désappointement, qui n'est pas nouveau dans notre pays. Ce jugement est par ailleurs à relativiser par le fait, comme le disait Dominique Schnapper, que la critique du fonctionnement de la démocratie fait partie de la démocratie elle-même.
En ce sens, il n'y a pas un avant et un après 11 janvier. Même si les différents sondages ont montré un rassemblement des Français autour des valeurs de liberté et de tolérance, l'apparente restauration de la confiance politique n'a pas trouvé sa traduction dans les choix partisans et n'a en rien modifié les rapports de force politiques. C'est pourquoi je crois qu'il faut voir les sondages non pas comme le seul miroir de nos comportements politiques mais plutôt comme une instance particulière d'expression de l'opinion publique, qui autorise un découplage du vote et de l'opinion publique en mettant en lumière des lignes de partage autres que celles des partis.
Pour en finir avec cette question de la confiance, je reviendrai sur la notion d'accountability, évoquée par le président Bartolone lors de la précédente séance sur le pouvoir exécutif, notion plus pragmatique et plus interactive, puisque s'y ajoute l'idée que les gouvernants doivent rendre compte de leurs actes. Employée dans le cadre de discussions qui tournaient autour de l'ingénierie constitutionnelle et des différentes formes de responsabilité politique, cette notion d'accountability doit, me semble-t-il, être étendue à la mise en oeuvre des politiques publiques. Pour prendre l'exemple de la fin de vie, voilà maintenant plus de quinze ans que chaque citoyen dispose d'un droit d'accès aux soins palliatifs. C'est un droit largement plébiscité en France et réaffirmé dans le cadre de la « loi Léonetti » mais, dans les faits, seules 20 % des personnes devant bénéficier de cet accompagnement y accèdent. Les chiffres donnés par l'Observatoire national de la fin de vie soulignent de fortes inégalités territoriales et – avouons-le – culturelles. Il me semble donc que l'accountability est une exigence qui s'impose également dans ces formes de l'action publique : il ne sert à rien de donner des droits si ceux-ci ne sont pas suivis de possibilités concrètes. Pour le dire d'une autre manière, je me méfie de toutes les formes de militantisme procédural privilégiant la rénovation du design institutionnel sur l'étude d'impact et la mise en pratique des textes et des structures imaginées.
En ce qui concerne enfin la notion de crise, son usage généralisé me pose problème, d'une part parce que le mot entendu comme singulier collectif renvoie à des réalités sectorielles très différentes, et d'autre part parce que le terme, ainsi employé, désigne davantage ce qui explique que ce qui est à expliquer.
J'ai bien aimé l'idée développée par Denis Baranger, lors de notre séance sur les partis politiques, que le dysfonctionnement continu, chronique des partis politiques n'était pas incompatible avec leur existence dans la mesure où ces partis étaient structurellement nécessaires à la démocratie représentative. Il a développé cette idée intéressante que leur survie pouvait être une cause de leur crise. J'ai en effet tendance à penser que nous sommes plutôt dans une crise politique que dans une crise institutionnelle et que le problème relève davantage de la politics – des systèmes d'acteurs – que de la polity – c'est-à-dire de la République comme système institutionnel.
Cela ne doit pas masquer néanmoins la crise de la République au sens de sa policy – de ces politiques publiques. Le problème réside dans l'inflation continue des normes réglementaires et législatives. Des dispositifs de consultation sur ces activités peuvent être développés mais ils ne doivent pas prendre le pas sur l'action des grands corps d'État qui contrôlent l'administration. On peut tout organiser si on fait bien valoir que la hiérarchie des institutions est un garant de la République, du système politique. Comme l'a rappelé Dominique Schnapper, il est important, en matière de choix scientifiques et techniques, de maintenir la différence entre ce qui constitue une opinion, que tout un chacun peut légitimement se forger, et la connaissance. L'entrée de la démocratie dans les sciences ne doit pas correspondre à une remise en cause des Lumières.
L'on retombe ici sur la question de l'accountability des politiques publiques, d'autant plus délicate que les progrès sociaux et technologiques – je rejoins Bernard Accoyer sur le fait qu'ils ne sont pas dissociables – obligent à mettre en oeuvre des politiques intersectorielles. Pour reprendre l'exemple de la fin de vie, j'évoquerai ici les cas de Vincent Humbert, il y a dix ans, ou de Vincent Lambert aujourd'hui, ces patients présentant de gros dommages cérébraux et nécessitant donc une prise en charge se situant à la lisière des politiques de fin de vie et du grand handicap.
Sans avoir ici de véritable solution à proposer, j'insiste sur le fait que la question de l'intersectorialité des politiques publiques est d'autant plus cruciale que les controverses sociales auxquelles donnent lieu ce type de situations sont difficilement résorbables dans la mesure où les acteurs s'appuient sur des référentiels et des paradigmes de réflexion qui ne sont pas nécessairement compatibles les uns avec les autres.
Le 03/01/2017 à 10:55, Laïc1 a dit :
"J'en arrive à la portée sociologique de l'indicateur de confiance. Il ne faut pas s'arrêter aux sondages. Ce qu'il importe de comprendre, c'est la relation entre ce que les gens disent et ce qu'ils font, c'est-à-dire entre ce qu'exprime le sondage et l'activité réelle des gens, ce qui nous ramène au morcellement de la science politique entre sociologie électorale, étude des politiques publiques et philosophie politique."
Si les sondages disent une chose, et que les gens font autre chose, c'est que les sondages sont faux, il ne faut pas chercher plus loin. C'est comme Trump aux USA, que les sondages disaient perdant et qui a finalement gagné (avec l'aide de la Russie certes...). Les gens ont souvent peur de dire ce qu'ils pensent vraiment... Vous accordez ainsi trop d'importance à cette prétendue "science politique", qui est tout sauf une science, plutôt un ramassis d'opinions et d'études tronquées pour faire plaisir aux partis politiques, et pour propulser certaines carrières si on se réfère à l'école qui a ce nom.
Il faudrait plutôt faire une étude au sujet de l'action des lobbies sur les politiques, sur les députés, et comment faire en sorte de les neutraliser, (les lobbies, pas les députés...) pour le bien de la démocratie. Et rendre obligatoire les référendums, là serait le vrai progrès démocratique que les Français attendent.
Il faudrait aussi arrêter de prendre les citoyens pour des souris de laboratoire, et tenter de prédire leur comportement en fonction de ce qu'on leur a demandé, en fonction aussi des expériences que l'on a programmées pour eux. Les citoyens veulent s'exprimer vraiment, et agir vraiment, le pouvoir ne peut pas constamment les considérer de loin et comme des êtres finalement totalement différents de lui, les analyser comme des "choses étranges", à partir d'études partielles et déconnectées de la réalité du terrain, qui ne lui ressemblent pas vraiment en fin de compte.
Il est ainsi tout à fait normal que les citoyens rejettent la politique si les politiques persistent à les regarder comme des êtres différents d'eux, et à dire qu'on ne peut pas consulter les citoyens par voie de référendum, parce que le peuple est immature et irresponsable, qu'il ne saura pas décider par lui-même de ce qui est bon ou mauvais pour lui-même..., alors qu'en fait il contrecarrera surtout la politique des lobbies défendue par la classe politique, véritable raison du refus systématique des référendums et de la parole citoyenne par celle-ci.
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