Intervention de Axelle Lemaire

Réunion du 18 mars 2015 à 16h00
Commission de réflexion sur le droit et les libertés à l’âge du numérique

Axelle Lemaire, secrétaire d'état chargée du numérique, auprès du ministre de l'économie, de l'industrie et du numérique :

Je commencerai par évoquer, en toute transparence, la liste des sujets en cours de discussion dans le cadre de la préparation du projet de loi sur le numérique. Si le calendrier législatif le permet, le texte doit arriver au Parlement au mois de septembre ; à l'heure actuelle, tous les choix ne sont pas encore faits, d'autant qu'il s'agit d'une thématique transversale qui concerne plusieurs ministères. Je peux toutefois vous indiquer ma position sur plusieurs sujets sans préjuger de ce qui sera finalement inclus dans le texte.

Après le lancement de la concertation nationale en ligne par le Premier ministre, le 4 octobre 2014, le CNN – animateur et organisateur de cette concertation – a reçu près de 4 000 contributions émanant tant de particuliers que d'associations et d'organisations professionnelles, et même d'entreprises privées. Tous les acteurs du monde numérique ont joué le jeu de cette participation ouverte, transparente et collective. Les travaux se sont structurés autour de quatre thématiques : la société face au numérique, les enjeux étant particulièrement importants en matière d'éducation ; la loyauté des plateformes numériques ; la place de l'innovation dans l'économie ; l'action publique – thématique que nous avons portée avec Thierry Mandon, secrétaire d'État à la réforme de l'État. Après avoir rédigé des synthèses neutres et objectives des contributions, le CNN travaille à l'élaboration d'une série de propositions qui seront remises au Gouvernement au mois d'avril. Au même moment, j'espère organiser à Paris une réunion informelle avec certains de mes homologues européens en vue de définir des positions politiques sur certains sujets que nous souhaiterions promouvoir dans le cadre de la définition de la stratégie numérique européenne que les commissaires doivent faire connaître entre le 5 et le 15 mai. En effet, la France veut continuer à peser dans ces débats. En juin – moment où le projet de loi doit être présenté en conseil des ministres –, le Parlement français devrait être de nouveau saisi, comme en janvier dernier, soit pour organiser un débat d'orientation, soit sous une forme nouvelle, innovante, éventuellement numérique, qui lui permettrait de participer à la co-construction du projet de loi, dans l'anticipation du travail de rédaction d'amendements parlementaires. Le calendrier – qui montre l'imbrication entre enjeux français et européens – est serré car plusieurs organismes doivent impérativement être consultés : la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP), peut-être le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) et bien sûr le Conseil d'État.

Le projet de loi concerne l'innovation, la loyauté de l'environnement numérique et la confiance dans cet environnement. En matière d'innovation, nous souhaitons tirer tout le parti de l'économie de la donnée. La France se targue d'une longue tradition mathématique et statistique, d'archivage et de maniement des données publiques comme privées ; les données personnelles y sont bien protégées. Il faut aujourd'hui faire le pari de l'innovation en outillant les individus et les acteurs économiques pour leur permettre d'utiliser ces données dans un cadre sécurisé. Pour cela, il convient d'harmoniser la définition juridique de la donnée, du document et de l'archive, et d'inscrire dans la loi le statut de l'administrateur général des données – fonction actuellement occupée par M. Henri Verdier dont je salue la présence. Il faudra également aborder l'économie de partage – ou économie collaborative – et la mission d'innovation de l'Institut national de la propriété intellectuelle (INPI). Nous sommes en train d'instruire la possibilité de créer le certificat d'utilité en matière de propriété intellectuelle et de simplifier le brevet. Avec le ministère de la recherche, nous réfléchissons à la création du statut de chercheur entrepreneur, après celui d'étudiant chercheur. Il faut également travailler sur le rôle, le statut et les obligations en matière d'archivage électronique, afin d'actualiser ce dernier.

Un volet relatif aux télécommunications et aux infrastructures permettra de mettre à jour la réglementation applicable au déploiement du très haut débit ainsi que les textes concernant la couverture mobile. La semaine dernière, à l'occasion des assises de la ruralité, le Premier ministre a annoncé la suppression totale des zones « blanches » qui ne bénéficient d'aucune couverture en 2G et la disparition progressive des zones non couvertes en 3G lorsque celles-ci appartiennent à des communes identifiées par les opérateurs de télécommunications dans des accords commerciaux négociés en 2011. Ces derniers n'ayant pas été respectés, on envisage d'inscrire dans la loi les obligations en matière de couverture. Il faudra aussi s'interroger, en transposant la directive européenne sur l'accès des personnes handicapées aux sites internet publics, s'il faut aller plus loin dans le caractère obligatoire de la norme. La Direction interministérielle des systèmes d'information et de communication (DISIC), en charge de l'informatique de l'État, publiera bientôt son nouveau référentiel applicable à l'accessibilité des sites publics ; mais je travaille sur la possibilité de rendre le cadre plus contraignant afin que l'État et les administrations centrales jouent un rôle d'exemple.

Tous les sujets en débat relèvent de plusieurs ministères ; aussi mon administration travaille-t-elle en collaboration avec les autres services concernés. La question de l'accès de nos concitoyens résidant à l'étranger à l'audiovisuel public français pourrait être inscrite à l'ordre du jour des travaux de la commission des affaires européennes dans le cadre de la révision de la directive sur les services audiovisuels. Mais en pratique, une telle révision n'interviendrait pas avant plusieurs années ; dès lors, la loi française ne doit-elle pas évoluer sur ce point ?

J'envisage d'inscrire dans la loi le principe de neutralité des réseaux, celui de la portabilité des données et des applications mobiles, et celui du droit de panorama. Ayant posté sur Twitter une photo de la tour Eiffel, prise la nuit, j'ai été accusée de ne pas respecter la propriété intellectuelle ; or ce type de patrimoine devrait pouvoir faire l'objet d'une utilisation collective en tant que bien public.

En matière de loyauté, les travaux du CNN invitent les pouvoirs publics européens et français à inscrire dans la loi l'obligation pour les plateformes d'informer les utilisateurs en cas de modification des API ou des algorithmes, et d'assurer la transparence sur les modes de référencement. Ainsi, le consommateur est en droit de savoir si un hôtel est référencé selon la qualité des avis exprimés par les internautes ou parce qu'il a payé la plateforme. Un amendement à la loi pour la croissance et l'activité, relatif à la publicité en ligne, a modifié en ce sens la « loi Sapin ». Il y a plusieurs mois, un groupe de travail avait été mis en place au ministère de l'économie en concertation avec les acteurs de la publicité digitale ; ce chantier continue et il est question de reprendre la rédaction législative pour l'affiner.

S'agissant de la confiance, il faudra revoir la mission et les pouvoirs de la CNIL qui doit accompagner mieux et plus en amont l'innovation. Cet organisme joue un rôle déterminant dans l'information des entreprises sur les cadres réglementaires applicables, mais il conviendrait de renforcer son pouvoir de sanction en cas de non-respect des obligations en matière de protection de la vie privée et des données personnelles. Des négociations sur ce sujet se déroulent actuellement à Bruxelles : dans son projet de règlement sur les données personnelles, la Commission européenne a proposé de fixer le plafond des amendes à 2 % du chiffre d'affaires de l'entreprise et le Parlement européen, à 5 %. Mais la question se pose aussi pour la France : avant que les négociations n'aboutissent au niveau européen, on peut renforcer le pouvoir de sanction de la CNIL.

Je ne crois pas que l'on puisse parler d'un droit de propriété sur les données personnelles, mais suivant l'exemple allemand, je voudrais inscrire dans la loi le droit à l'autodétermination informationnelle. En matière de droit au déréférencement, j'envisage de créer un régime spécial à destination des mineurs. Il faudra sans doute actualiser certaines dispositions concernant les données biométriques. Enfin, faut-il lier la mort physique à la mort numérique – à distinguer du droit au déréférencement et du droit à l'oubli – ou au contraire existe-t-il un droit de survie post mortem sur les réseaux sociaux ?

La loi pour la confiance dans l'économie numérique (LCEN) a réussi à bien accompagner la massification de l'internet, et il faudra en respecter les grands équilibres ; cependant, elle peut faire l'objet d'une actualisation à la marge. Il faudra ainsi développer la phase pré-contentieuse et améliorer l'accès au juge. Les pays européens, dont le nôtre, sont par ailleurs confrontés au problème de reterritorialisation de la loi : pour s'assurer que le régime en matière de données personnelles est bien celui qui a été défini par le législateur souverain, un pays devrait être capable d'appliquer sa loi nationale et de déclarer compétent le juge national.

La loi comprendra certainement un volet sur les jeux en ligne, un autre sur le recours à la médiation pour le numérique et à des actions collectives. On se demande si des actions collectives d'ordre général doivent également s'appliquer aux internautes ou s'il faut créer une catégorie spécifique pour le monde de l'internet. Enfin, je souhaiterais avancer sur la question de la preuve numérique, civile et pénale, pour que notre droit procédural s'adapte au monde dans lequel nous vivons.

Cette liste des sujets en cours d'examen est loin d'être définitive. L'apport des parlementaires et des membres de votre commission de réflexion sera éminemment utile pour l'enrichir dans les mois à venir.

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