Intervention de Axelle Lemaire

Réunion du 18 mars 2015 à 16h00
Commission de réflexion sur le droit et les libertés à l’âge du numérique

Axelle Lemaire, secrétaire d'état chargée du numérique, auprès du ministre de l'économie, de l'industrie et du numérique :

En effet, tout est lié. Un pays européen qui prendrait aujourd'hui des initiatives seul ne ferait pas le poids face à des géants de l'internet qui pèsent non seulement économiquement, mais aussi dans la définition des contenus informatifs qui circulent auprès de milliards d'utilisateurs d'internet. C'est pourquoi je suis convaincue que nous devons agir au niveau européen. Or la Commission a fait preuve de naïveté – elle a fermé les yeux sur l'émergence de géants de l'internet capables de bousculer les équilibres économiques et sociétaux, et les grands principes fondateurs de nos sociétés démocratiques – tout en restant focalisée sur l'objectif de la libre concurrence absolue entre les opérateurs de télécommunications. Depuis dix ans, l'agenda numérique de la Commission se résume à cette obsession, alors que le numérique dépasse désormais la seule sphère de l'informatique pour se nicher partout ; dans ce contexte, il faut faire émerger des acteurs industriels et donc adopter une stratégie et une vision. C'est ce point de vue que défendent les gouvernements français et allemand qui appellent à définir une stratégie en matière de big data, de cybersécurité et d'objets connectés ; la normalisation et la standardisation des normes applicables doivent permettre à nos entreprises d'émerger et de devenir demain des champions du numérique. Cet agenda positif comprend également des mesures d'accompagnement des écosystèmes d'innovation, notamment des start-ups qui doivent pouvoir aborder le marché européen dans les mêmes conditions qu'aux États-Unis. Pour cela, ces entreprises doivent avoir accès à un financement paneuropéen et nous proposons, dans le cadre du plan Juncker, des projets à financer et des outils correspondants. En effet, il serait absurde que les capitales européennes se concurrencent aujourd'hui entre elles, alors que l'enjeu est de faire foisonner la scène de l'innovation dans toute l'Union européenne.

La libre concurrence dans les télécommunications a profité aux consommateurs, rendant les tarifs beaucoup moins élevés qu'ailleurs – notamment qu'aux États-Unis. Les infrastructures de couverture fixe et mobile sont elles aussi plutôt en avance ; dans l'ensemble, l'Europe est un continent mieux connecté que les autres, bien que ces chantiers – objets d'une attention soutenue de la part de l'État français – soient encore pour partie devant nous. Mais la régulation s'applique aujourd'hui de manière très inégale : si les acteurs des télécommunications y sont soumis, les géants de l'internet y échappent totalement. C'est pourquoi nous demandons d'inscrire la question de la régulation des plateformes – et notamment le sujet de leur loyauté et de la transparence de leurs algorithmes – à l'ordre du jour de la Commission européenne. Pour le moment, alors que j'ai écrit avec mes homologues européens à l'ensemble des commissaires en charge du numérique, la Commission semble peu réceptive. Il faut nous allier à d'autres États membres pour que ce sujet soit pris en considération dans la définition de la stratégie numérique européenne pour les années à venir.

Le projet de règlement sur les données personnelles est actuellement en cours de négociation ; côté français, c'est Christiane Taubira qui mène les discussions avec la Commission et le Conseil, mais mon ministère est consulté sur les positions adoptées par le Gouvernement. Ce texte majeur permet de réaffirmer des principes présents dès la première directive européenne sur le sujet, qui restent toujours valables : la proportionnalité de l'usage, la finalité des données et leur suppression lorsque cette finalité disparaît. Les réaffirmer paraît capital à l'heure où la question des données personnelles et de leur conservation a pris une telle importance. Ce sujet est au coeur des enjeux internationaux, y compris des négociations dans le cadre du partenariat transatlantique. Certains points sont d'ores et déjà arrêtés : ainsi, la France et l'Allemagne ont réussi à imposer le principe de guichet unique – à l'origine, source de contentieux – qui permettra à un seul régulateur d'édicter et de rappeler aux entreprises le cadre applicable en matière de données personnelles. Cela permettra d'éviter le data shopping qui autoriserait une entreprise extra-communautaire à choisir le lieu de localisation et d'hébergement des données exploitées en fonction de leur niveau de protection, à la manière du forum shopping en matière fiscale, qui heurte le projet européen et grève les budgets des États membres.

Pour assurer une égalité de traitement à l'ensemble des entreprises, communautaires et extra-communautaires, la France souhaitait réviser l'accord Safe Harbor, mais les négociations semblent s'enliser. Doté au départ d'une portée forte, le texte est devenu très complexe, sa technicité lui faisant perdre son objectif politique : ériger le continent européen en protecteur des données personnelles pour en faire une zone attractive pour les particuliers comme pour les entreprises. Les gouvernements allemand et français ont annoncé vouloir se réunir en juin prochain pour rappeler les orientations principales de ce texte et l'importance de parvenir rapidement à un accord. Le temps est compté car tant que les pays européens se livrent à une concurrence de régulations, notre continent ne développe pas sa capacité à attirer les entreprises les plus innovantes, ni n'offre à celles qui créent d'ores et déjà de l'emploi en Europe un cadre harmonisé qui leur permettrait de déployer leurs activités dans l'ensemble des pays de l'Union.

La question de l'optimisation fiscale des multinationales, et en particulier des géants de l'internet, fait depuis plusieurs années l'objet d'un engagement fort du Gouvernement français ; l'Union européenne avance très lentement sur ce sujet, alors que le groupe de travail Base Erosion and Profit Shifting (BEPS) constitué au sein de l'OCDE tente de trouver la technique qui permettrait d'imposer les entreprises là où sont domiciliés les utilisateurs des services numériques – véritables créateurs de la valeur – et non dans le pays du siège social. Le Gouvernement souhaiterait que cette question soit inscrite à l'ordre du jour des travaux de la Commission européenne, par exemple dans le cadre des annonces sur l'optimisation fiscale des grands groupes et la lutte contre les paradis fiscaux.

Les techniques numériques étant faciles à contourner, le Gouvernement français demande également une plus grande coordination des autorités nationales en matière de lutte contre le terrorisme – l'un des objets du déplacement du ministre de l'intérieur, Bernard Cazeneuve, dans la Silicon Valley. Le projet de loi sur le renseignement sera présenté demain en conseil des ministres par le ministre de l'intérieur et défendu à l'Assemblée nationale par le Premier ministre ; il m'est donc difficile d'en parler à ce stade, d'autant que je ne dispose pas de la version définitive du texte. La France a besoin d'une loi sur le renseignement ; en effet, pour avoir longtemps vécu en Grande-Bretagne – pays qui a très tôt élaboré un dispositif législatif encadrant les activités de renseignement –, je sais que créer un cadre permet de définir ce qui est autorisé et ce qui ne l'est pas, et de sortir de l'hypocrisie. Toutes les grandes démocraties occidentales se sont dotées d'une loi sur le renseignement, et il fallait que la France en fasse de même. Il faut renforcer les contrôles sur les activités des services tout en laissant à ces derniers suffisamment de marge, de souplesse et de capacité d'adaptation pour pouvoir lutter contre des organisations et des individus dotés de moyens informatiques puissants. En effet, le numérique devient de plus en plus un nouveau terrain d'affrontement et la demande des services secrets de se voir équiper d'outils leur permettant d'agir dans ce domaine m'apparaît parfaitement légitime. La discussion sur la portée de cette loi, la proportionnalité des outils proposés et l'étendue du contrôle aura lieu au Parlement ; aux parlementaires de se saisir du texte pour le porter dans le débat public avant son adoption définitive.

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