Intervention de Axelle Lemaire

Réunion du 18 mars 2015 à 16h00
Commission de réflexion sur le droit et les libertés à l’âge du numérique

Axelle Lemaire, secrétaire d'état chargée du numérique, auprès du ministre de l'économie, de l'industrie et du numérique :

Cette question complexe mérite des réponses nuancées. Dans le projet de loi sur le numérique, ce concept renvoie bien à la neutralité des réseaux qui permet à chaque usager de l'internet d'utiliser le service de son choix sans dégradation de la qualité des prestations et sans paiement supplémentaire. Ainsi, un opérateur ne devrait pas pouvoir dégrader le débit en cas de refus de s'abonner à certains services qu'il propose. Si l'on étend ce principe de neutralité technologique aux applications, on doit pouvoir utiliser Android sans être obligé de créer un compte de messagerie sur Google. Au niveau européen, le sujet est en discussion entre les vingt-huit États membres depuis plusieurs années. Lorsque j'ai assisté à mon premier conseil « Transports, télécommunications et énergie », j'ai été frappée par la divergence des vues sur ce sujet, certains pays ne voulant pas voir ce principe inscrit dans la loi – nationale ou européenne – alors que d'autres souhaitent le définir de manière très précise, ainsi que les dérogations et les exceptions dont il peut faire l'objet. Dans ce contexte, j'ai décidé d'adopter une démarche pragmatique. Il m'importe que le principe de neutralité du net soit affirmé, si possible au niveau européen ; en effet, il s'agit d'un principe d'universalité d'accès et d'égalité, y compris sociale. Si internet est devenu un objet international et potentiellement universel, c'est justement parce qu'il n'était pas appropriable par des acteurs économiques privés capables d'ouvrir ou de fermer les tuyaux en fonction de ce qu'ils souhaitaient vendre à leurs abonnés. À l'heure où se développent le big data, les offres commerciales audiovisuelles et les usages en matière d'objets connectés, où les réseaux deviennent de plus en plus déterminants dans la vie des entreprises et de nos concitoyens, il est important d'affirmer ce principe. Depuis quelques mois, la France a joué un rôle d'intermédiaire pour parvenir à un consensus sur le sujet ; au fil des négociations avec nos partenaires, il est apparu qu'il serait difficile de nous entendre sur une définition précise des dérogations et des exceptions au principe de neutralité – à titre d'exemple, un service d'urgences médicales doit évidemment bénéficier d'un accès prioritaire au réseau. Il nous fallait nous concentrer sur nos objectifs principaux – la construction d'une stratégie industrielle et le travail sur la loyauté des plateformes, les données personnelles et la fiscalité – qui font l'objet de négociations depuis des années. Pour aboutir à un accord, nous avons proposé de définir le principe de neutralité du net et de renvoyer la définition des exceptions ou des dérogations aux législateurs nationaux. Les présidences italienne et lettonne ayant adopté la proposition française, nous devrions parvenir à une version consensuelle du texte d'ici quelques mois.

Il me semble également important d'affirmer ce principe en droit français. On a beaucoup parlé du courage du régulateur américain – la Federal Communications Commission (FCC) – qui a récemment affirmé le principe de neutralité de l'internet aux États-Unis, exhortant la France et l'Europe à en faire de même. Je souligne cependant que les deux situations ne sont pas comparables : grâce à l'ARCEP, la France bénéficie depuis dix ans d'un cadre régulé ; de plus, lorsque la concurrence entre les acteurs économiques d'un pays est très faible, les risques d'atteinte à la neutralité sont bien plus grands. Les deux opérateurs américains qui se partagent le marché peuvent faire ce qu'ils veulent en matière d'offres commerciales, alors qu'en Europe, la concurrence entre les 120 opérateurs – qui sont quatre rien qu'en France – assure une autorégulation. Ainsi, lorsque Skype est inventé, les opérateurs l'interdisent d'abord dans leurs offres commerciales – une atteinte au principe de neutralité –, avant que l'un d'entre eux ne décide de proposer ce service dont la popularité lui permet de gagner des parts de marché ; au final, Skype est autorisé et utilisé librement en France. Tout dépend donc du niveau de la concurrence, et la situation américaine n'a rien à voir avec la situation européenne et française. Cela étant dit, il faut encore renforcer les pouvoirs du régulateur dans notre pays pour s'assurer que le principe de neutralité du net est bien respecté. Nous le ferons dans le projet de loi sur le numérique, notamment en sanctionnant les comportements préférentiels sur les marchés intermédiaires du transit IP. Au niveau européen, je l'ai montré, le Gouvernement français est aujourd'hui à l'avant-garde des États qui affirment l'importance de ce principe.

S'agissant de la loi de 1881, les ministères compétents sont la chancellerie – gardienne des libertés publiques, de la liberté d'expression et de la vie privée – et le ministère de la culture, qui s'occupe de la presse. Toutefois, le diagnostic est largement partagé : cette loi formidable, écrite en 1881, s'appliquait à des situations qui ne connaissaient pas la massification de l'information. Aujourd'hui nous faisons face à un phénomène qui n'a pas été envisagé à l'époque : n'importe quel particulier, dans n'importe quel contexte, est susceptible de poster une information sur un réseau social, qui peut ensuite être démultipliée. En même temps, les victimes de propos haineux, racistes et antisémites exprimés sur internet – sur certains blogs, sites ou réseaux sociaux – font part d'un immense sentiment d'impunité. L'arsenal législatif pour réprimer ces délits existe, mais les procédures sont tellement complexes, difficiles d'accès et lentes qu'elles se révèlent inaccessibles au citoyen lambda qui se retrouve mal protégé contre ces dérives. Certes, la loi de 1881 bénéficie d'un socle jurisprudentiel important, des générations d'avocats et de magistrats spécialisés ayant parfaitement ajusté les équilibres entre la sécurité de nos concitoyens, le respect de la règle et celui de la liberté d'expression. Ces équilibres doivent être maintenus, mais la loi sur la presse doit être refondue et actualisée à l'heure d'internet. Il faut sans doute distinguer deux statuts : celui des journalistes, à protéger – l'objet initial de cette loi sur la presse – et celui des internautes, producteurs ou victimes, qui ne relèvent pas de l'information professionnelle ; en l'état, le texte n'opère pas cette distinction. Faut-il entrer dans le droit pénal commun ? Je partage l'avis de la Commission nationale consultative des droits de l'homme qui a rendu un avis très nuancé sur le sujet : elle considère qu'une refonte de la loi sur la presse permettrait de préserver les équilibres actuels tout en sanctionnant plus lourdement et plus efficacement les auteurs de propos racistes. Bien utilisées, les technologies numériques doivent nous permettre de répondre en partie à ces préoccupations. Ainsi, lorsqu'un jeune poste sur Facebook des propos racistes inacceptables, plutôt que de le condamner à une amende ou à une peine de prison, le juge spécialisé devrait privilégier des modes de punition qui lui sont compréhensibles. L'interdiction d'accéder à sa page Facebook ou d'utiliser un réseau social est souvent vécue de manière plus forte que d'autres solutions plus pénalisantes. Une autre option technologique envisageable consisterait à équiper les applications et sites internet de plug-ins qui faciliteraient le signalement des propos haineux. Cela éviterait de devoir se connecter à la Plateforme d'harmonisation, d'analyse, de recoupement et d'orientation des signalements (PHAROS), remplir une série d'informations et espérer que le dossier sera traité par les officiers spécialisés – très peu nombreux et bénéficiant de moyens matériels et humains ridicules au regard des enjeux. Des signalements automatiques à partir d'un smartphone ou d'une application permettraient de rendre la procédure plus efficace.

Ces pistes doivent faire l'objet de réflexions et de débats dans la société civile comme au sein du Gouvernement. J'aimerais que l'on s'interroge sur ces mesures de manière apaisée, non idéologique, avec la conscience aiguë des enjeux de sécurité qui nous sont trop souvent douloureusement rappelés par l'actualité, mais sans s'écarter des principes fondamentaux qui ont fait le socle de notre République.

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