Intervention de Edwy Plenel

Réunion du 18 mars 2015 à 16h00
Commission de réflexion sur le droit et les libertés à l’âge du numérique

Edwy Plenel :

Madame la secrétaire d'État, la commission de réflexion sur le droit et les libertés à l'âge du numérique a pour principe d'associer à des parlementaires des membres de la société civile, acteurs du secteur du numérique, qui tentent de transformer la révolution numérique en une élévation démocratique – pour ne pas parler de révolution. À chaque âge de la révolution industrielle, en particulier sous la Troisième République, il s'est en effet trouvé des personnes pour opposer à la tentation de la peur et du recul leur volonté d'utiliser les bouleversements économiques, sociaux et culturels comme un levier pour refonder nos droits et libertés.

Or, je suis inquiet, car les acteurs que je représente sont peu écoutés par les pouvoirs publics, qui demeurent éloignés du bouillonnement de la société. Plutôt que de créer l'écosystème qui permettra à celle-ci d'avancer, ils croient devoir la prendre en main pour lui indiquer la direction à suivre, si bien que la consultation nationale sur le numérique, le Conseil national du numérique ou notre commission elle-même m'apparaissent parfois comme des alibis face à des bulldozers qui vont à l'encontre de ce que nous défendons.

Je ferai tout d'abord trois remarques de méthode.

Premièrement, vous l'avez dit vous-même, il y a une forme de technicité qui perd la politique, comme l'illustre la crise de confiance dans le langage technique, voire bureaucratique, de l'Union européenne. Face aux bouleversements actuels, il faut énoncer des idées simples, définir des principes fondamentaux. Tel est l'objet de cette commission de réflexion. Hélas, nous n'avons obtenu aucun résultat, que ce soit en matière législative ou réglementaire.

Ma deuxième remarque a trait à la culture démocratique. Nous assistons à une diabolisation du numérique dans l'espace public, y compris de la part de certains membres du Gouvernement. Le Net est vu comme un univers dangereux plutôt que comme un espace où s'inventent les « n'importe qui » de la démocratie. Cette vision traduit une peur du peuple qui, par son expression numérique, devient tangible.

Troisièmement, on constate un déséquilibre persistant, qui s'aggrave même, entre sécurité et liberté – vous, qui avez une double culture, française et anglo-saxonne, devriez y être attentive. Bien entendu, des questions de sécurité se posent, mais elles ne doivent pas échapper à la vitalité démocratique, au jeu des pouvoirs et des contre-pouvoirs. Or, en France, il n'existe pas de Freedom of information act, le parquet n'est pas indépendant et tous les pouvoirs de contrôle sont délégués à des commissions administratives indépendantes dont les dirigeants sont pour l'essentiel nommés par le pouvoir exécutif. La politique de la peur, qui donne la priorité à la sécurité, pose d'autant plus problème dans un pays où l'on est dans l'incapacité de dénoncer rapidement ses dérives et de les contester. Vous en avez donné l'exemple à votre insu, en estimant que la loi de 1881 était datée et compliquée à l'ère numérique. C'est aussi au prétexte qu'elles étaient compliquées à mettre en oeuvre que l'on n'a pas pris les mesures nécessaires pour lutter contre le contrôle au faciès, dont je rappelle qu'il est le seul acte de police qui ne laisse aucune trace.

Permettez-moi de vous citer deux exemples, pour illustrer mon sentiment d'être parfois, avec d'autres, un alibi face au bulldozer qu'est, par exemple, le projet de loi sur le renseignement, que vous défendez et assumez.

Le premier exemple concerne le principe de neutralité du support, au sens où l'entend Mme Féral-Schul. Depuis sept ans, Médiapart défend le principe selon lequel un traitement égal doit être réservé à la presse numérique et à la presse papier. Nous avons ainsi obtenu un statut de la presse en ligne et une déclaration de l'ancien Président de la République affirmant que celle-ci devait bénéficier du même taux de TVA que la presse papier. Mais il nous a été dit que nous devions attendre la fin des discussions menées à Bruxelles, et il a fallu que nous protestions contre un contrôle fiscal illégitime pour que le Parlement agisse. Depuis sept ans, l'Union européenne persiste à nier la neutralité du support. Qu'a-t-on fait pour faire avancer ce dossier essentiel pour la vitalité de la presse ? Savez-vous que, sur Itunes, Apple continue d'appliquer à la presse le taux de 20 %, auquel s'ajoute une taxation de 30 % ? Nous avons mené la bataille de la TVA, et le pouvoir exécutif n'a jamais été au rendez-vous dans ses discussions avec Bruxelles.

Le second exemple concerne la liberté de l'information. Exclure du champ d'application de la loi de 1881 l'expression d'opinions, aussi désagréables soient-elles, marque une profonde régression de notre droit fondamental. Et ces régressions sont multiples. Ainsi, le projet de loi sur le secret des sources est en jachère depuis deux ans, alors que les questions de sécurité sont inscrites à l'ordre du jour prioritaire du Parlement. La suppression du délit de recel de violation du secret de l'instruction, promise depuis plusieurs années, n'est toujours pas adoptée. Rien de ce qui renforcerait la liberté de la presse n'est prioritaire !

Par ailleurs, malgré une décision en notre faveur de la CADA et du tribunal administratif, la commission des comptes de campagne nous refuse toujours l'accès à des documents publics sur l'usage de fonds publics dans le cadre de campagnes électorales ; le Conseil d'État doit se prononcer prochainement. À l'heure du numérique et de l'Open data, il ne va pas de soi, dans ce pays, de rendre publiques des informations concernant l'argent public.

Enfin, la censure frappe la presse numérique comme elle n'a jamais frappé la presse papier : près de 80 articles de Médiapart ont été censurés par une décision de justice que nous contestons devant la Cour européenne des droits de l'homme, dont je suis sûr qu'elle nous donnera raison. Je veux bien entendu parler de l'arrêt rendu par la Cour de cassation dans l'affaire Bettencourt, arrêt qui porte, non pas sur l'affaire elle-même, mais sur la technologie utilisée – la publication de la retranscription d'enregistrements et d'enregistrements eux-mêmes –, qui est jugée en soi criminelle.

J'attendais beaucoup de votre audition, madame la secrétaire d'État. J'espérais qu'au lieu de brandir les peurs et de dénoncer la haine et les violences, on reconnaîtrait que le numérique offre la possibilité d'un développement considérable de notre démocratie. Eh bien, en tant qu'acteur qui a démontré qu'il était possible de parier sur un tel développement, je vous dis ma déception.

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