Je salue les députés présents et M. Alain Lamassoure qui, outre qu'il est membre de notre groupe de travail, préside la commission spéciale sur les rescrits fiscaux du Parlement européen. Je suis heureux et honoré de l'invitation que vous m'avez faite. C'est en effet la deuxième fois que je suis convié à traiter des ressources propres de l'Union européenne avec les commissions compétentes d'un parlement national. Je sais l'importance que la France, son Parlement et singulièrement votre Assemblée attachent à ce sujet. Je compte beaucoup sur les échanges que nous aurons aujourd'hui pour nourrir la réflexion de notre groupe, et la présence de M. Alain Lamassoure me réjouit.
Je répondrai pour commencer à celles de vos questions qui n'ont pas directement trait aux ressources propres – encore qu'un lien est possible avec la taxation des transactions financières. Je dois à ce sujet avouer un conflit d'intérêt, puisque j'ai été l'élève, à l'Université Yale, du professeur James Tobin, l'inventeur de cette taxe, à laquelle il ne voyait pas que des avantages et dont il n'a pas vu la réalisation. Peu après avoir été appelé, en novembre 2011, à prendre la présidence du Conseil des ministres de la République italienne, j'ai été invité par le président Nicolas Sarkozy et la chancelière Angela Merkel à participer à Strasbourg à un sommet trilatéral consacré à la crise de la zone euro. J'y ai défendu, à propos de la taxation des transactions financières, une position inverse de celle qui prévalait sous le précédent gouvernement italien ; de nombreux pays européens continuaient d'exprimer des réticences marquées. Appréciant les avantages d'un tel dispositif et ses inconvénients – flagrants si la mesure n'est appliquée que par un nombre limité de pays –, je vois dans la taxation des transactions financières une possibilité intéressante de ressource propre pour l'Union européenne.
Dans un autre domaine, je pense que le temps est venu pour l'Europe de développer une culture, une pratique et une réglementation relatives aux investissements. Le plan Juncker est sous-tendu par de bonnes intentions, il a une structuration satisfaisante et ses moyens financiers, pour être limités, ne sont pas négligeables ; mais il devrait être mieux articulé avec un encouragement à l'investissement, privé et public, à l'échelon national.
Je l'ai souvent dit – cette position personnelle n'engageant en rien le groupe de haut niveau : je tiens le moment venu d'une révision des règles du pacte de stabilité et de croissance. Actuellement, le pacte n'est pas vraiment appliqué ou, pour dire les choses autrement, il l'est avec une telle souplesse qu'il est difficile de dire qu'il est véritablement respecté. On peut donc se demander s'il ne serait pas judicieux de redéfinir les règles pour mieux distinguer les dépenses publiques courantes et les dépenses publiques d'investissement et, cela fait, d'appliquer les nouvelles règles plus rigoureusement. La flexibilité a des avantages mais, en cette matière, elle met à mal la crédibilité de la Commission européenne, les « petits » États membres ayant souvent le sentiment qu'elle exerce ce pouvoir discrétionnaire en faveur des « grands » États.
Pour sortir de cette impasse, le plan Juncker donne l'occasion d'essayer d'encourager en même temps investissements nationaux et investissements communautaires. La Commission européenne a raison de dire que, si l'on veut que le plan Juncker atteigne son objectif, on ne peut s'attendre à ce que les projets qu'il financera soient répartis entre les États proportionnellement à leur contribution respective ; on retomberait alors dans l'inefficacité dont on veut s'abstraire. Parallèlement, il sera plus facile d'obtenir des États membres un soutien financier au plan Juncker, même s'il n'emporte pas de retour direct, si l'on définit en même temps que ce plan un cadre de discipline budgétaire collective plus favorable aux investissements nationaux.
Pour l'instant, la réflexion du groupe de haut niveau n'est pas centrée sur la zone euro. Toutefois, certains des ministres réunis lors du conseil ECOFIN auquel nous avons présenté notre rapport d'étape ont explicitement demandé que nous fassions des propositions tendant à instituer un budget propre à la zone euro en même temps que nous proposerons des mesures relatives au budget de l'Union européenne dans son ensemble.
La gouvernance de la zone euro a, de facto, beaucoup progressé depuis 2010. Les progrès ont certes eu lieu dans le désordre et sous la pression de la crise, mais ils n'en sont pas moins considérables. Je pense notamment à ce que nous avons réussi à obtenir au terme d'intenses négociations lors du Conseil européen de juin 2012. Je m'y étais préparé par un dialogue préalable avec le président François Hollande et, quelques jours avant ce Conseil, nous nous étions réunis, à Rome, en compagnie de la chancelière Angela Merkel et du Premier ministre espagnol, Mariano Rajoy. Cette rencontre a facilité la conclusion de l'accord sur l'union bancaire et l'élaboration de la déclaration dans laquelle, pour la première fois, les chefs d'État et de gouvernement de la zone euro proclamaient que, face aux déséquilibres persistants et aux taux d'intérêt excessifs appliqués à des pays qui avaient pourtant remis leurs comptes publics en ordre, des opérations de stabilisation s'imposaient. C'est sur le fondement de cette déclaration politique au plus haut niveau que la Banque centrale européenne – BCE –, dans une indépendance totale, a pu plus facilement signaler au marché, en juillet, son intention de faire tout ce qui était nécessaire, et qu'en septembre M. Mario Draghi, son gouverneur, a annoncé la décision de lancer le programme d'opérations monétaires sur titres.
Le rappel de cette suite d'événements me permet de dire, qu'après tout, la gouvernance de la zone euro est assez satisfaisante, en ce qu'elle permet un encadrement par les autorités politiques d'une part, la BCE d'autre part, dans le respect de leur autonomie respective. Toutes ont démontré à cette occasion être capables de prendre des mesures cohérentes dans l'intérêt de la zone euro.
Ces sujets me passionnent, comme vous, et j'en viens à ma passion la plus récente, le renforcement des ressources propres de l'Union européenne. Le sujet est parfois considéré comme d'une technicité propre à décourager l'intérêt de toute femme et de tout homme politique. L'invitation que vous m'avez faite montre que ce n'est pas votre avis. C'est qu'en réalité, parler du budget européen et des perspectives de réforme est débattre d'un sujet hautement politique. Ce budget est limité, mais il irrigue l'Union et nous avons un intérêt commun à l'utiliser au mieux pour encourager les investissements, obtenir des résultats probants et créer une valeur ajoutée européenne.
Avant de vous informer de nos derniers travaux, je soulignerai quelques éléments caractéristiques du budget européen. Le fait qu'il soit mal compris explique que certaines propositions tendant à le réformer le soient aussi. Il est donc important de souligner d'abord que la fonction du budget de l'Union européenne est différente de celle de la plupart des budgets nationaux. Étant donné sa taille modeste – entre 140 et 150 milliards d'euros par an, soit 1 % de la richesse de l'Union ou 2 % du total des dépenses publiques –, des interventions redistributives et anticycliques sont quasiment impossibles au niveau européen. Il a donc pour fonction principale l'investissement dans les domaines d'intérêt européen, et lorsque nous demandons plus d'action au niveau européen, nous devons donc éviter de créer des attentes excessives.
Ensuite, la distinction entre les crédits d'engagement et de paiement est le corollaire d'un budget qui vise essentiellement à financer des programmes pluriannuels. Cela ne peut fonctionner que si les bénéficiaires, les investisseurs et les trésors nationaux peuvent compter sur une prévisibilité suffisante et un horizon financier stable. Les engagements permettent une programmation de plus long terme et les paiements suivent avec un certain décalage. Les paiements devraient en théorie suivre les engagements de façon quasi automatique. Mais, étant donné les aléas de mise en oeuvre sur le terrain, les paiements sont ajustés chaque année et ils deviennent un facteur de risque dans les budgets nationaux et pour cette raison un volet contesté des négociations budgétaires.
D'autre part, le budget européen, conformément au Traité, ne peut être adopté en déficit. L'autorité budgétaire adopte d'abord les dépenses, les recettes étant calculées ensuite pour atteindre l'équilibre. La discipline budgétaire est donc imposée du côté des dépenses.
Enfin, le côté « recettes » du budget n'est flexible que dans la mesure où leur composition fluctue selon les années, et même en cours d'exécution. Des budgets rectificatifs sont donc nécessaires afin d'ajuster la contribution fondée sur le revenu national brut en fonction du volume des autres recettes collectées – droits de douane et recettes de TVA – et des autres revenus, telles les « amendes concurrence », qui réduisent les contributions nationales en cours d'année.
Tous ces facteurs sont intégrés à l'analyse que nous menons depuis le printemps 2014, après que le Parlement européen, le Conseil et la Commission ont chacun désigné trois membres du groupe dont ils m'ont conjointement nommé président. La modification de la composition du groupe intervenue à la suite des élections européennes n'a pas entravé la continuité de la réflexion collective, et nous n'avons pas perdu de temps.
Nous devons progresser en tenant compte des lignes de partage existantes. Nous sommes indépendants, mais notre mode de désignation facilite notre perception des sensibilités qui s'expriment au sein des trois institutions européennes. C'est un grand avantage, puisque, in fine, ce sont elles qui décideront de tenir compte de nos propositions ou de n'en pas tenir compte, et il est bon d'avoir une grande liberté de réflexion et la certitude que cette réflexion ne se fait pas dans le vide.
Conformément au mandat qui nous a été confié, nous avons présenté en décembre 2014 un rapport d'étape. Ce texte, qui constitue désormais la base de discussion avec les institutions européennes et les parlements nationaux, ne contient pas de propositions – ce n'était pas son objet – mais une évaluation très fine du système existant, sur lequel il porte des jugements qui ne sont pas neutres. Nous avons défini une série de critères propres à évaluer un système de ressources propres et nous avons évalué le mécanisme en vigueur sur cette base.
Vous le constaterez à la lecture du rapport : nous avons recensé de très nombreuses insuffisances qui nous ont conduits, au terme de discussions approfondies, à une évaluation unanimement très négative. Autrement dit, quiconque, au sein des trois institutions européennes, affirmera à l'avenir que le système actuel de ressources propres fonctionne bien ne pourra ignorer qu'au moins trois personnalités éminentes désignées pour représenter sa sensibilité au sein du groupe de haut niveau ne partagent pas ce sentiment.
Nous nous sommes gardés d'introduire de manière oblique dans ce rapport d'évaluation des prémisses de propositions. Nous tenions à ce que toutes les parties intéressées, nationales et communautaires, aient le temps de prendre conscience de la défectuosité caractérisée du système de ressources propres en vigueur. Il est en effet facile de prévoir que nos propositions auront des avantages et des inconvénients variables selon les États membres, et nous mesurons l'inertie subséquente à laquelle elles risquent de se heurter – sur l'air bien connu du : « Pourquoi ne pas en rester au système actuel ? ». Pour rendre cette réaction conservatrice un peu moins probable, il nous a paru utile de laisser sédimenter ce jugement très négatif sur le système actuel avant d'avancer des propositions de réforme. J'espère que vous ne jugerez pas cette méthode trop cynique.
Les prochaines étapes concerneront la coopération interinstitutionnelle et le rôle des parlements nationaux. Vous l'avez souligné, la décision de créer le groupe à haut niveau sur les ressources propres a résulté de tensions entre le Parlement européen et le Conseil au sujet de l'approbation du cadre financier pluriannuel 2014 - 2020. Pour éviter que le sujet des ressources propres ne soit à nouveau occulté, le Parlement européen a obtenu l'accord du Conseil et de la Commission pour la création de notre groupe. Nous sommes tenus de remettre des propositions en 2016, année où se tiendra une conférence interinstitutionnelle à laquelle les parlements nationaux seront invités. À ce stade, le grand exercice de réflexion collective sera donc conduit par des personnalités représentatives des institutions – dotées, à la différence des membres de notre groupe, de pouvoirs de décision.
Ce n'est pas un rapport final que nous soumettrons aux institutions européennes et aux parlements nationaux réunis pour cette conférence, mais des propositions encore présentées sous la forme d'orientations. Il est indispensable pour nous et, me semble-t-il, plus correct sur le plan institutionnel, que notre groupe bénéficie de la réaction collective de la conférence avant de publier ses recommandations finales. Nous soumettrons donc des idées qui serviront de base à la discussion institutionnelle, en nous réservant la possibilité de tenir compte de ce qui émergera de la conférence.
Telle est la toile de fond de ce travail que j'avoue avoir abordé avec le sens du devoir européen, parce qu'on me l'a demandé, et qui me semble de plus en plus passionnant, en raison, peut-être, de la sagacité motivante de mes collègues. Ce sujet est passionnant parce qu'il est au coeur du pacte qui permet la coexistence européenne et qu'il détermine les possibilités d'agir de l'Union européenne, et aussi parce que, désormais, nous devons non seulement nous demander comment gérer toute question européenne mais aussi nous interroger sur les répercussions que la manière de la gérer aura sur la perception de l'Union européenne par les citoyens.
Or, au sein du groupe de haut niveau, mes collègues et moi souffrons quand nous pensons au marchandage auquel j'ai assisté, en ma qualité de président du Conseil des ministres italien, lors de l'adoption, par le Conseil européen de février 2013, du cadre financier pluriannuel pour 2014 - 2020. La manière dont les décisions sont prises et celle qu'emploie chaque chef d'État ou de gouvernement pour les communiquer à ses concitoyens sont idéales pour donner l'idée que la valeur ajoutée de l'Europe est nulle – une Europe où l'esprit de coopération supposé se manifeste de façon extrêmement conflictuelle, puisqu'un chef d'État n'est pas jugé en fonction de sa contribution à la construction collective mais selon qu'il a obtenu plus ou moins que son voisin de table ou que son prédécesseur.
C'est faire violence à l'Europe de donner le sentiment qu'elle n'a aucun intérêt et de la présenter, à l'issue d'un marchandage dont je puis témoigner qu'il est assez pénible, sous le seul aspect d'une répartition conçue selon le principe du « ce que tu gagnes, je le perds », ce qui est l'exact inverse de l'idée européenne. Voilà pourquoi le sujet des ressources propres de l'Union européenne, en dépit d'une technicité parfois exaspérante, est l'un des plus importants qui soient.