Je suis la présidente-fondatrice des Atelières, une société coopérative d'intérêt collectif. C'est une coopérative qui avait la particularité, contrairement à une SCOP, de posséder un actionnariat mixte, investisseurs et salariés. L'entreprise a été liquidée par le tribunal de commerce le 18 février. Au moment où je vous parle, notre atelier est dépourvu de son personnel, mais en l'état, avec ses machines et son stock, donc avec un potentiel de vente. Les salariés coûteraient moins à l'État à travailler dans notre entreprise qu'à être indemnisés par l'assurance chômage.
Cette aventure est née d'un pari. Il y a trois ans, au moment de la fermeture de l'entreprise Lejaby et de sa reprise par un consortium dirigé par Alain Prost. Celui-ci ne pouvant pas, avec l'argent dont il disposait à l'époque, reprendre la totalité de l'activité, il décida de se séparer des ateliers de fabrication. La région Rhône-Alpes s'est faite sur l'industrie textile, sur le textile lui-même et sur l'habillement, donc la fabrication. J'étais à l'époque chef d'entreprise, je travaillais avec de nombreuses sociétés pour développer des stratégies de changement, et je me suis dit que, si je me rapprochais des ouvrières ayant le savoir-faire, nous pourrions agréger nos compétences afin de le faire vivre.
L'entreprise Lejaby a été reprise et s'appelle aujourd'hui Maison Lejaby. Nous avons monté l'atelier de fabrication qui pouvait lui apporter la compétence de fabrication 100 % française. Maison Lejaby, notre premier donneur d'ordres, souhaitait se développer dans le luxe, sachant que tout le moyen de gamme est depuis vingt ans fabriqué en Tunisie. C'est ainsi que notre aventure est née. Les femmes de notre atelier ne venaient pas forcément de Lejaby ; certaines étaient des femmes d'expérience, d'autres sortaient de l'école.
La première difficulté que nous avons rencontrée a été de financer cette activité. Les portes s'ouvrant peu, j'ai lancé deux appels de fonds par voie médiatique. Nous avons réuni de cette manière un million d'euros sur trois ans. Il s'agit d'argent privé. Je le précise car on croit parfois que nous avons reçu beaucoup d'argent public ; il n'y en a quasiment pas eu. Les personnes ayant investi étaient des citoyens ordinaires. L'entrée au capital était de 5 000 euros. Celui qui a le plus apporté a mis 300 000 euros et j'ai moi-même investi 110 000 euros. Nous étions cinquante-huit associés au total.
J'ai bien évidemment rencontré les acteurs de la BPI ; j'y reviendrai. Les acteurs publics régionaux se sont mobilisés et nous ont aidés : le président de la région Rhône-Alpes nous a accordé une subvention de 60 000 euros, le préfet a permis de mobiliser les dispositifs de l'État.
La deuxième difficulté a été de relancer une fabrication en France alors que l'ensemble de la production en lingerie-corsetterie avait été délocalisé. Pour trouver une machine, un mécanicien, il faut appeler en Tunisie. Je me suis vite rendu compte que nous ne pouvions fabriquer de la petite série de luxe dans les temps demandés par nos clients car ce modèle de production n'existait pas. Il existe le taylorisme, pour les grande et moyenne séries, c'est-à-dire pour plus de quinze mille pièces à la commande. Nous étions à cent pièces à la commande, ce qui est la norme du luxe. Or, nous ne savons pas produire de la petite série en France.
J'ai donc démarché l'Institut national des sciences appliquées (INSA) de Lyon-Villeurbanne, une école d'ingénieurs, avec laquelle nous avons mis en place un partenariat qualitatif, nous permettant de travailler sur la problématique de la fabrication de lingerie-corsetterie en petite série.
La troisième difficulté a été la formation du personnel. Les jeunes femmes étaient formées à la couture mais non à la lingerie-corsetterie. Il fallait donc réveiller les compétences existant en France.
Nous avons tenu vingt-cinq mois. Nous nous sommes positionnés sur deux segments. Le premier était le travail de façonnage. Nos clients étaient de grandes marques françaises qui n'étaient plus habituées à travailler avec des Français, contractant avec des ateliers à l'étranger, donc selon des codes différents, et avaient perdu l'humanité de la relation professionnelle directe. Dans mon entreprise, je connais mes clients, nous nous voyons, nous échangeons.
Par ailleurs, nous avons essayé de lancer notre collection en fin d'année mais, les difficultés financières s'accumulant, nous nous sommes arrêtés sans avoir pu terminer. C'est pourquoi nous avons 3 000 pièces en stock, qui seront vendues sur les marchés en dégriffé.
Nous nous sommes retrouvés en cessation de paiement le 5 février. L'année 2014 a été terrible pour le textile, en particulier pour nos donneurs d'ordres, qui s'étaient positionnés sur le marché russe. En raison de la chute du rouble, nos commandes ont été soit annulées soit divisées par deux. Nous avons souffert également des retards de financement des banques : alors que l'engagement avait été pris en mars, avec une décision de la BPI de nous soutenir en garantie d'emprunt, les fonds n'ont été débloqués qu'à la fin du mois de septembre, et, pour la dernière banque, fin novembre. Nous sommes donc arrivés tard sur le marché de décembre. Nous pensions profiter du mois de janvier, qui est le mois de la lingerie-corsetterie, mais les événements qui se sont produits n'ont pas été favorables à la consommation.
Nous étions un tout petit navire et nous avons rencontré de terribles vents contraires. Je n'ai pas perçu de salaire durant tout ce temps ; c'était mon engagement personnel, mais la bataille de la France, c'est la bataille de l'emploi. Chaque fois que l'on crée trente emplois, c'est un peu de précarité sociale en moins. Ce secteur est très difficile. Peut-être faut-il se dire que c'est la fin des métiers de savoir-faire dans notre pays ? De même qu'il n'existe plus de moines copistes, il faudrait accepter que ces métiers disparaissent. C'est dommage.