Intervention de Laurence Rossignol

Réunion du 14 avril 2015 à 17h00
Commission des affaires sociales

Laurence Rossignol, secrétaire d'état chargée de la famille, des personnes âgées et de l'autonomie, auprès de la ministre des affaires sociales et de la santé :

Il est des coïncidences funestes : l'examen de cette proposition de loi par votre commission intervient deux semaines après un nouveau drame, la mort d'une petite fille à la suite de mauvais traitements infligés par sa famille. Cette affaire vient nous rappeler les dysfonctionnements en matière de protection de l'enfance, mais aussi les douloureuses réalités auxquelles nous avons dû faire face lors de l'affaire Marina. Les destins tragiques d'enfants qui échappent au pare-feu de la protection de l'enfance sont malheureusement plus fréquents qu'on ne le pense. Au demeurant, les chiffres sont insuffisamment précis, ce qui est révélateur du problème.

Ces drames nous amènent à nous interroger sur notre capacité collective à protéger les enfants des situations de maltraitance, y compris les situations connues des services ou ayant fait l'objet d'enquêtes sociales. Pour autant, la protection de l'enfance ne peut se réduire à la prévention ou au traitement de ces drames.

La protection de l'enfance, ce sont avant tout des professionnels et des élus qui s'engagent pour accompagner au quotidien les 284 000 enfants pris en charge par l'aide sociale à l'enfance. Nous devons saluer de la même manière ce travail formidable et appréhender la vérité des dysfonctionnements qui subsistent. Ces dysfonctionnements interpellent le législateur, ainsi que tous les acteurs de la protection de l'enfance.

Ils interrogent notre fonctionnement, le traitement des situations, alors que chaque acteur est, au quotidien, pleinement investi dans sa mission.

Ils interrogent surtout la coordination des acteurs de la protection de l'enfance. Comment est-il possible que des enfants meurent aujourd'hui en France de mauvais traitements infligés par leurs parents, alors que ces mêmes parents ont été identifiés ? Comment des enfants peuvent-ils encore passer à travers les mailles du filet de la protection de l'enfance, qui a été mis en place ?

Ils interrogent aussi nos conceptions, notre regard. Je pense à la réticence qui subsiste à voir un éducateur, un assistant social ou encore un juge pousser les portes réelles ou symboliques de la vie domestique et poser son regard sur la manière dont on élève ses enfants. Je pense aussi à la place de l'enfant dans notre société.

Globalement, ces dysfonctionnements interrogent sur notre politique publique de protection de l'enfance. Car si cette politique a déjà beaucoup évolué ces dernières années, elle doit encore être améliorée.

C'est précisément l'objet de cette proposition de loi, fruit d'un travail déjà largement engagé lors de ma prise de fonctions de secrétaire d'État. Face au besoin d'agir vite, le Gouvernement a choisi de soutenir pleinement ce véhicule législatif.

En effet, non seulement cette proposition de loi permet de faire sortir la protection de l'enfance de l'angle mort des politiques publiques, mais elle apporte également des avancées indispensables – elle pourra d'ailleurs faire l'objet d'autres avancées grâce au travail de l'Assemblée.

Sans revenir sur toutes les dispositions de ce texte, permettez-moi de citer l'article 4, qui affirme la nécessité d'un médecin référent pour la protection de l'enfance au sein de chaque département, ou encore l'article 5 qui replace le projet pour l'enfant (PPE) comme clé de voûte de l'harmonisation et du travail commun des différentes cultures professionnelles.

Il nous faut donc agir vite. Non pas en réaction aux tragédies qui nous ont fortement interpellés ces derniers mois – car aussi douloureuses soient ces tragédies, on ne légifère pas dans l'émotion –, mais en écho au travail qui a été mené, d'abord, par les rédactrices elles-mêmes de cette proposition de loi, dans le cadre du rapport d'information extrêmement riche sur l'application de la loi de 2007, ensuite, par l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) et l'Inspection générale des services judiciaires (IGSJ) dans le cadre de la modernisation de l'action publique (MAP) et d'un travail relatif à la gouvernance de la protection de l'enfance, mais aussi par Adeline Gouttenoire, professeure de droit, que vous allez peut-être auditionner sur le rapport qu'elle a rédigé, par André Vallini et la pédiatre Anne Tursz, suite à l'organisation de leur colloque au Sénat en 2013 et qui a donné lieu à un rapport, mais aussi par François de Singly, dans le cadre de la mission confiée à France stratégie… et bien d'autres encore. Vous le voyez : je ne manquais pas de rapports sur mon bureau ; j'ai donc jugé inutile d'en commander un autre. Sur la base de ce travail important, il nous faut maintenant passer à l'acte en examinant cette proposition de loi qu'il convient d'appréhender avec beaucoup de respect.

Nous nous appuyons sur la loi de 2007 réformant la protection de l'enfance. À cet égard, je tiens à saluer le travail mené par Philippe Bas, alors ministre de la famille, qui a permis de réelles avancées. Je rappelle que cette loi a été adoptée à l'unanimité par l'Assemblée nationale ; je forme des voeux pour que cette PPL le soit également, en tout cas que le débat permette de dégager un consensus.

Il ne s'agit pas d'une proposition de loi sur la famille : elle n'interroge pas nos conceptions différentes de la famille, elle concerne uniquement les enfants, plus particulièrement les enfants en danger, c'est-à-dire les plus vulnérables.

De quoi parle-t-on quand on évoque la protection de l'enfance ? On entend un ensemble de missions exercées par les départements qui consacrent 20 % de leurs dépenses d'action sociale à la protection de l'enfance, ce qui représente un total de 7 milliards d'euros par an dans notre pays pour accompagner 284 000 mineurs et 21 500 jeunes majeurs confiés à l'aide sociale à l'enfance – la moitié d'entre eux étant accompagnés à domicile, l'autre moitié accueillis chez des assistants familiaux ou dans des foyers.

Dans la grande majorité des cas, les décisions de protection sont prises par le juge des enfants. Elles permettent le plus souvent de protéger les enfants quand ils subissent des violences, quand ils sont exposés à des situations de carence, de négligence, voire lorsque les enfants se mettent eux-mêmes en danger.

Mais la protection de l'enfance, c'est aussi la mise en place d'actions de prévention pour préparer l'arrivée d'un bébé, garantir une présence éducative auprès des jeunes en difficulté, soutenir la parentalité, répondre aux parents qui viennent demander de l'aide aux services de l'aide sociale à l'enfance.

C'est dire si l'enjeu est de taille pour ces centaines de milliers d'enfants qu'il s'agit de mieux protéger, de mieux soutenir, en leur proposant le plus tôt possible des réponses adaptées à leurs besoins. Cela fait maintenant huit ans que la loi de 2007 est à l'épreuve du terrain, du quotidien des nombreux acteurs qui interviennent dans la mise en oeuvre de cette politique.

Ce sont sans doute les présidents des actuels conseils départementaux, dans leurs nouvelles responsabilités de chefs de file de la protection de l'enfance, qui se sont le plus mobilisés depuis les lois de décentralisation pour faire entrer cette politique publique dans la modernité. Je n'ai entendu aucun acteur de la protection de l'enfance évoquer avec nostalgie la DDASS des années 70 ! La loi de 2007 a permis des avancées considérables, à commencer par la mise en place des cellules de recueil des informations préoccupantes, les CRIP, qui constituent aujourd'hui un véritable pilier de la politique de protection de l'enfance dans les départements.

Pour autant, ces huit années nous ont montré aussi qu'il faut encore apporter des améliorations à la politique de protection de l'enfance. Je partage avec Muguette Dini et Michelle Meunier, les deux sénatrices à l'origine du texte, la conviction que ces avancées ne seront possibles que dans le cadre de la définition d'une politique nationale pour la protection de l'enfance. Car si les départements conduisent les politiques de protection de l'enfance, l'État doit en être le garant. En effet, trop de disparités existent entre les territoires, si bien que le destin d'un enfant peut être considérablement modifié en fonction du côté de la frontière départementale où il vit, ce qui n'est pas acceptable. À cet égard, le rôle de l'État est d'apporter un cadre propice à l'épanouissement des initiatives locales, tout en garantissant à chaque enfant la même qualité de réponse aux difficultés qu'il rencontre.

Le rôle de l'État consiste aussi à faciliter les coordinations entre les nombreux acteurs mobilisés dans la politique publique de protection de l'enfance : les conseils départementaux, les magistrats, les associations, les professionnels – travailleurs sociaux, médecins, psychologues, assistants familiaux.

Le besoin d'une harmonisation des pratiques, d'un décloisonnement des différents univers professionnels, d'une cohérence entre les actions – qui se fait éminemment sentir en matière de protection de l'enfance – a été souligné par l'ensemble des rapports qui se sont intéressés à la question. Surtout, ce besoin a été confirmé dans le cadre de la concertation que je mène depuis plusieurs mois avec l'ensemble des acteurs de la protection de l'enfance.

J'ai souhaité que cette concertation soit la plus large possible. J'ai en effet tenu à rencontrer les parents d'enfants placés, mais aussi les premiers concernés, à savoir les jeunes ou plutôt les adultes qu'ils sont devenus après des parcours jalonnés par l'aide sociale à l'enfance et souvent marqués par des affectations chaotiques. Les chefs de file de cette politique publique ont également été associés, puisque j'ai rencontré à plusieurs reprises les président-e-s et vice-président-e-s chargés de la protection de l'enfance dans les départements. J'ai également constitué un groupe de travail réunissant quatorze départements, l'Observatoire national de l'enfance en danger (ONED) et l'Observatoire national de l'action sociale décentralisée (ODAS), et qui vient nourrir chaque étape de la concertation et participer à la construction d'une feuille de route pour la protection de l'enfance.

Cette concertation arrive à son terme. D'ici à votre examen en séance publique de cette proposition de loi, j'aurai rencontré tous les acteurs. Je tiens ici à insister sur deux points saillants de la concertation : la doctrine et la gouvernance.

La doctrine, tout d'abord. Il nous faut expliciter clairement la doctrine en matière de protection de l'enfance et définir des orientations nationales qui fixent un cadre de référence transparent et partagé par tous les acteurs du territoire.

Notre appréhension de la protection de l'enfance doit évoluer pour se recentrer sur l'enfant, le respect de ses droits, la prise en compte de ses besoins, tels que définis par la Convention internationale des droits de l'enfant, mais aussi sur la base des progrès de la connaissance, du travail en matière de psychologie de l'enfant – construction du lien, attachement, environnement sécurisé. En effet, si les parcours au sein de l'aide sociale à l'enfance sont émaillés de ruptures, c'est parce que l'approche par les dispositifs l'emporte trop souvent sur la mobilisation des ressources de l'environnement des enfants, ou encore que le maintien des liens avec les parents l'emporte sur la prise en compte des besoins de stabilité des enfants.

C'est la raison pour laquelle le Gouvernement a déposé au Sénat un amendement qui ajoute, au sein du code de l'action sociale et des familles, une nouvelle finalité aux missions de la protection de l'enfance. Aux côtés de la protection de l'enfant et de la restauration de l'autorité parentale lorsqu'elle est défaillante, j'ai souhaité placer, au même niveau, la stabilité du parcours de l'enfant – la stabilité physique. Il s'agit de restreindre le plus possible les allers-retours, encore trop nombreux aujourd'hui, entre un établissement et la famille, entre le placement ou l'accueil et la famille. Il s'agit aussi de restreindre les ruptures dans l'accueil entre les foyers et les assistants familiaux. Car la stabilité affective, cruciale pour le développement de l'enfant, est une priorité.

Ces dispositions pourront être complétées par de nouveaux amendements permettant de mieux accompagner les sorties de placement et le passage à l'âge adulte, avec toujours cette préoccupation de limiter les ruptures auxquelles sont trop souvent exposés les enfants et les jeunes confiés à l'ASE. Je déposerai moi-même des amendements pour la séance publique, compte tenu du délai assez court qui nous sépare de l'examen de ce texte dans l'hémicycle.

Nous devons également améliorer le repérage et la prise en compte des situations de maltraitance, en précisant les conditions de saisine de l'autorité judiciaire et en définissant un cadre pour l'évaluation de l'information préoccupante.

Il nous faudra aussi nous attarder beaucoup plus sur la prévention. Le poids des réponses a posteriori, c'est-à-dire curatives, est encore prédominant. Là encore, un changement de paradigme s'impose : nous devons soutenir les parents dès la période prénatale en renforçant l'entretien précoce de périnatalité prévu par la loi de 2007, et veiller à la qualité des premiers liens d'attachement à l'enfant.

Comme vous le constatez, l'enjeu pour les prochaines semaines est d'enrichir encore ce texte, afin que la nouvelle loi porte une définition actualisée des missions de la protection de l'enfance, recentrée sur l'enfant et ses besoins, tout en réaffirmant la nécessité de mieux soutenir les parents dans l'exercice de leurs responsabilités, notamment quand ils rencontrent des difficultés.

Si l'ensemble des acteurs adhèrent à ces changements de perspective dans l'exercice des missions de protection de l'enfance, ces prises de conscience ne suffisent pas à modifier les pratiques sur le terrain. Voilà pourquoi la qualité de la gouvernance, second point saillant de la concertation, se pose avec autant de pertinence. C'est l'autre enjeu majeur du texte : mettre en place un pilotage national pour la protection de l'enfance. Il existe d'ailleurs un consensus avec les présidents de conseil départemental sur ce point. Je continuerai donc de défendre la mise en place d'une instance nationale de pilotage qui s'attachera de manière ciblée à la protection de l'enfance et accordera une place importante à la prévention.

Parallèlement, il faudra poursuivre le soutien aux observatoires de la protection de l'enfance, dans sa coordination nationale, comme dans ses déclinaisons départementales. Nous devrons également promouvoir les missions d'évaluation et de contrôle. L'actualité récente, comme certaines enquêtes sur les établissements de protection de l'enfance, montrent la nécessité d'améliorer la surveillance et le contrôle des personnes et des institutions auxquelles sont confiés les enfants les plus vulnérables.

Avant de conclure, je souhaiterais attirer votre attention sur un dernier point que je considère comme un levier incontournable du changement de perspective que nous appelons de nos voeux. Je veux parler de la formation des différents acteurs de la protection de l'enfance. Il est, en effet, indispensable de mieux former au repérage des signes de maltraitance et, surtout, d'instaurer un corpus de formation dont pourront bénéficier tous les acteurs quelle que soit leur culture professionnelle. Ce point ne relève pas nécessairement du domaine législatif, mais il est crucial au regard de la nécessité de renforcer l'efficacité de nos politiques en matière de protection de l'enfance. Il s'agit là d'une volonté politique forte.

Évolution de la doctrine et des pratiques, évolution législative, évolution de la formation, tel est le triptyque qui doit nous guider. Cette proposition de loi recouvre de nombreux aspects. Les enjeux de ce texte sont considérables puisqu'il y est question de la manière dont notre société est capable de protéger les plus fragiles, tout en leur garantissant un environnement propice au « bien grandir ». Cet enjeu fédérateur nous permettra, j'en suis sûre, de faire naître le consensus dans l'objectif, encore une fois, du meilleur intérêt de l'enfant.

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