Depuis l'instauration du suffrage universel, on sait que le mode de scrutin influe sur le résultat final des élections. Deux de ces modes de scrutin ont dominé notre histoire électorale : le scrutin uninominal majoritaire et le scrutin proportionnel dans le cadre départemental. Le coeur de la question consiste à choisir entre deux impératifs qui peuvent être contradictoires : l'impératif démocratique de la représentation équitable et celui de la gouvernabilité d'une démocratie.
La France a usé de ces deux modes de scrutin. Les premières élections législatives qui ont suivi le vote des lois constitutionnelles de 1875 ont eu lieu en 1876 selon un mode de scrutin uninominal majoritaire à deux tours. Ce fut également le cas des élections suivantes, en 1881. Cependant, les républicains ayant définitivement pris le pouvoir, ils adoptèrent, sur une proposition du ministre de l'intérieur Waldeck-Rousseau, un scrutin de liste départemental à la proportionnelle pour les élections de 1885. L'expérience se révéla toutefois malheureuse à un double titre.
Au premier tour, en effet, la division de la gauche – c'est-à-dire, à l'époque, le camp républicain – a permis à la droite, qui avait su unir ses forces, d'emporter 176 sièges contre 127. Pour le second tour, la discipline républicaine – expression nouvelle promise à une durée historique – qui consiste à se désister en faveur de celui des candidats de la gauche arrivé en tête, a bien fonctionné et les républicains ont gardé la majorité absolue à la Chambre des députés. Mais cette majorité restait profondément divisée entre modérés et radicaux, de sorte que les gouvernements de coalition se sont succédé, faute de majorité stable. Cette instabilité compta largement dans le discrédit de la Chambre et dans la montée en force de l'antiparlementarisme, lequel alimenta le mouvement boulangiste qui mit le régime parlementaire en danger entre 1887 et 1889.
Pour parer au danger boulangiste qui risquait de se concrétiser aux élections générales de 1889, les républicains prirent certaines mesures, parfois illégales, comme la traduction de Boulanger en Haute Cour alors qu'il n'avait pas tenté de coup d'État, parfois légales, comme le rétablissement du mode de scrutin uninominal majoritaire qu'on appelait alors le scrutin d'arrondissement. Cette décision se révéla efficace puisque la gauche obtint 366 sièges, la droite 168 et les boulangistes 42.
Il fut dès lors entendu que la défense du régime républicain passait par le scrutin majoritaire.
Les radicaux s'en faisaient les champions et le philosophe Alain, proche de ces derniers, s'en fit le théoricien : « La représentation proportionnelle est un système évidemment raisonnable et évidemment juste ; seulement, partout où on l'a essayé, elle a produit des effets imprévus et tout à fait funestes par la formation d'une poussière de partis dont chacun est sans force pour gouverner mais très puissant pour empêcher. » Alain insistait en outre sur la possibilité offerte à l'électeur par le scrutin uninominal de contrôler son député alors que, dans le scrutin de liste, il doit se prononcer pour des candidats choisis par des états-majors et qui échappent complètement à ce contrôle des électeurs.
Cependant le scrutin d'arrondissement fut régulièrement remis en question, à la fois par la droite et par les socialistes, au nom de l'équité de la représentation. Même dans le camp républicain, certaines voix défendirent la « RP » – comme on disait à l'époque. Aristide Briand, devenu président du conseil en 1909, fit entendre dans un discours du 11 octobre de la même année, prononcé à Périgueux, une critique du scrutin d'arrondissement, cause à ses yeux d'un médiocre conservatisme entretenu par des élections trop locales : « À travers toutes les petites mares stagnantes, croupissantes, qui se forment et s'élargissent un peu partout dans le pays, il convient de faire passer au plus vite un large courant purificateur qui dissipe les mauvaises odeurs et les germes morbides. » Cette expression de Briand, « mares stagnantes », fut ainsi attachée au scrutin d'arrondissement.
La réforme du mode de scrutin eut bien lieu, mais après la Grande Guerre, pour les élections de 1919, gagnées par la droite du Bloc national, et de 1924, gagnées, elles, par le Cartel des gauches. On en revint néanmoins au scrutin uninominal pour les trois dernières élections législatives de la IIIe République. Le Front populaire lui-même, malgré les socialistes et les communistes, partisans de la proportionnelle, ne remit pas en cause le mode de scrutin en vigueur. Il est vrai que la victoire du Front populaire n'était pas due à sa supériorité en nombre de voix mais à la discipline des électeurs de gauche. Arrivée en tête en nombre de voix, la droite l'eût emporté au scrutin proportionnel.
La IVe République a été l'oeuvre de trois partis également favorables à la proportionnelle : communistes, socialistes et démocrates-chrétiens du Mouvement républicain populaire (MRP). Le scrutin de liste départemental fut ainsi restauré. La suite des événements montra le danger : la guerre froide, d'un côté, isolait à l'extrême gauche un puissant parti communiste, fort d'un électorat équivalent à 25 % des suffrages exprimés ; de l'autre, le Rassemblement du peuple français (RPF), lancé par le général de Gaulle en 1947, représenta une puissante opposition au régime en place. Aux élections municipales de l'automne 1947, on assista à un raz-de-marée gaulliste, de sorte que, pour les élections législatives de 1951, le scrutin proportionnel risquait de donner la majorité aux communistes et aux gaullistes, évidemment incapables de gouverner ensemble.
Une nouvelle loi électorale a par conséquent été adoptée. Les parlementaires de la troisième force, celle qui regroupait les partis situés entre le RPF et le Parti communiste, conçurent de modifier le scrutin proportionnel par la loi des apparentements. Cette loi du 9 mai 1951 maintenait le principe de la proportionnelle tout en l'assortissant d'un mécanisme nouveau : lorsque deux ou plusieurs listes souscrivaient à une déclaration d'apparentement et dépassaient ensemble la majorité des suffrages, elles raflaient tous les sièges attribués au département. L'astuce du législateur était que ni les communistes, ni les gaullistes, n'avaient la faculté de s'apparenter avec d'autres listes.
De fait, les premiers ne purent s'apparenter dans aucun département, tandis que les gaullistes n'y parvinrent que dans treize départements – alors même que le général de Gaulle y était personnellement opposé. Ce sont par conséquent les partenaires de la « troisième force », les socialistes et la droite, qui, comme prévu, profitèrent au mieux de la loi. Résultat : les communistes, malgré 26 % des suffrages exprimés, n'obtinrent que 95 sièges, soit le même nombre que les socialistes qui, eux, n'avaient obtenu qu'un peu plus de 15 % des voix. Les gaullistes, quant à eux, rassemblèrent 21,7 % des suffrages et conquirent 106 sièges. Les partisans du régime, la troisième force, conservaient ainsi la majorité des députés avec en tout 343 sièges, alors qu'avec l'ancienne loi, ils n'en auraient eu que 283. Le régime de la IVe République était sauvé.
La nouvelle République décida le retour au scrutin majoritaire. L'union de la gauche, réalisée en 1972, inscrivit la proportionnelle dans son programme. François Mitterrand, vainqueur de l'élection présidentielle de 1981, décida de l'appliquer aux élections suivantes, mais il fut suspecté – non sans raison, il est vrai – de vouloir diviser la droite en offrant ainsi au Front national une chance de représentation parlementaire qu'il n'avait pu obtenir avec le scrutin majoritaire. Cette décision entraîna la démission du ministre de l'agriculture, Michel Rocard, resté pour sa part partisan du scrutin majoritaire. La nouvelle loi n'empêcha pas la droite républicaine de l'emporter, mais d'extrême justesse, aux élections législatives de 1986. La nouvelle majorité, dirigée par Jacques Chirac, devenu Premier ministre de la première cohabitation, fit rétablir le scrutin majoritaire. Celui-ci présida aux élections de 1988 à l'issue desquelles la gauche revenait au pouvoir mais en ne disposant que d'une majorité relative.
Le scrutin majoritaire uninominal à deux tours est parfois présenté comme l'un des piliers de la Ve République. Il ne cesse pourtant d'être contesté, et d'abord par toutes les formations écartées de l'Assemblée, non seulement en raison de son injustice, mais aussi en raison de la rigidité du bipartisme ou du simili-bipartisme qu'il a fabriqué. On s'accorde de plus en plus sur la nécessité de modifier le mode de scrutin en faveur d'une dose de proportionnelle. Généralement, en effet, sauf quelques acteurs de la vie politique et quelques petites formations, ce souhait ne vise pas à instaurer un scrutin proportionnel intégral qui rendrait la vie politique française chaotique. Certains sont favorables au système de double vote à l'allemande ou à un régime mixte – mi-majoritaire, mi-proportionnel. Le débat reste ouvert.