Intervention de Géraldine Muhlmann

Réunion du 10 avril 2015 à 9h00
Groupe de travail sur l'avenir des institutions

Géraldine Muhlmann :

Merci, monsieur le président, et merci à vous tous, mesdames, messieurs, chers collègues pour certains d'entre vous, de m'accueillir.

Je commencerai par clarifier le concept d'accélération, avant d'en venir au temps médiatique d'hier et d'aujourd'hui et aux contraintes qu'il semble faire peser sur l'action politique. Je suggérerai ensuite que la notion d'accélération est à maints égards dépassée lorsqu'il s'agit de penser le temps médiatique actuel, qui se caractérise à mon sens par un phénomène un peu différent que j'appellerai le séquençage. Enfin, quitte à vous surprendre, je défendrai l'idée qu'en réalité le politique dispose d'importantes marges de manoeuvre face au temps médiatique et que le fond du problème a moins à voir avec la temporalité qu'avec des questions très classiques d'espace. Le politique est en effet constitué de lieux coupés du monde, trop nombreux, surchargés, obéissant à des logiques paralysantes. Cela lui fait bien sûr perdre du temps, mais ce n'est là que la conséquence de problèmes d'ordre spatial.

Le concept d'accélération est tout particulièrement développé – vous l'avez dit, monsieur le président – par Hartmut Rosa, penseur passionnant qui s'inscrit dans la lignée de théoriciens critiques de l'École de Francfort et dont l'ouvrage Accélération ainsi que le livre plus court Accélération et Aliénation sont traduits en français aux éditions La Découverte.

Pour Rosa, l'accélération, phénomène caractéristique de toute la modernité – disons depuis le début du xixe siècle –, s'est encore amplifiée avec ce qu'il appelle la modernité tardive : notre époque, qu'il distingue de la modernité classique et de la modernité industrielle. Ce qui produit aujourd'hui une véritable saturation, aliénante pour les individus, avec ses souffrances et ses pathologies spécifiques : la « famine temporelle », dont nous souffrons tous, des phénomènes pathologiques de dépression, de burn out, etc.

Ce concept d'accélération recoupe et synthétise en réalité trois aspects assez différents. Premièrement, une accélération technique. Avec le progrès, l'innovation, de la machine à vapeur à l'aviation, du télégraphe à l'e-mail, du satellite au web, plus rien n'est loin si l'on considère que cette notion renvoie spontanément au temps nécessaire pour atteindre un objet. Il y a donc eu un formidable rétrécissement de l'espace depuis les débuts de la modernité, selon un rythme qui s'est accéléré de plus en plus. Aujourd'hui, par Skype, nous pouvons être littéralement dans plusieurs lieux en même temps, une ubiquité que Rosa décrit, en faisant également référence aux travaux d'autres penseurs – Zygmunt Bauman et l'idée de retour du nomadisme, Ulrich Beck et le thème de la polygamie des lieux.

Deuxièmement, une accélération du changement social. La société moderne, par définition, bouscule les traditions. Or les traditions relèvent du temps long, un temps généralement intergénérationnel : le petit-fils faisait le métier de son père et de son grand-père. La société moderne a créé du mouvement et le phénomène s'accentue. Désormais, non seulement chaque génération dispose d'un nouvel environnement social, professionnel, personnel – d'autant que, par le mariage, on peut sortir de son milieu d'origine –, d'un monde objectal nouveau et sans cesse renouvelé, mais la même génération connaît plusieurs changements : plusieurs métiers, plusieurs conjoints, plusieurs déménagements, un nombre de machines à laver et d'ordinateurs qui nous distingue absolument du rapport quasi biographique que nos parents pouvaient encore entretenir avec les investissements de ce genre, qu'ils consentaient pour la vie. Ce phénomène est d'autant plus marqué que – Rosa ne le souligne pas assez – nos vies sont plus longues. La société du mouvement est ainsi poussée, dit-il, à un point limite, ce qui produit selon lui de véritables troubles identitaires, une sorte de pluralisation interne du moi, de sorte que, puisque hors du moi tout le monde bouge aussi, bientôt personne ou presque ne nous connaîtra plus tout au long de notre vie.

Troisièmement, une accélération du rythme de vie. Le progrès technique aurait dû nous permettre de gagner du temps, donc d'en garder, par exemple pour des activités lentes, ce qui nous aurait évité cette impression d'en manquer sans arrêt. En réalité, il nous a permis de faire plus de choses, et ce dans tous les domaines de notre vie : le travail, les loisirs, les activités culturelles, les relations affectives, etc. Rosa note qu'il s'agit d'un phénomène classique, que l'on connaît déjà : dès l'invention de la voiture, au lieu de voyager autant mais plus vite, ce qui aurait dégagé beaucoup de temps pour d'autres occupations, on s'est mis à voyager de plus en plus et de plus en plus loin. De même, au lieu qu'Internet nous ait permis de nous débarrasser plus vite d'une correspondance professionnelle et personnelle inchangée en volume, nous correspondons au contraire de plus en plus, si bien que l'e-mail, qui était censé nous faire gagner du temps, est devenu lui-même chronophage.

Pour mieux faire comprendre cette accélération du rythme de vie, Rosa invoque naturellement d'autres facteurs, économiques et sociaux, eux aussi classiques mais aujourd'hui amplifiés. C'est le cas de la compétition, au sein d'une société capitaliste qui nous pousse à nous mettre sans cesse aux nouvelles normes, aux nouvelles modes, d'autant qu'en matière technique et sociale tout bouge très vite. En résumé, il nous faut maintenant anticiper en permanence, dans nos métiers et dans nos vies en général, ce qui crée une sorte de « je dois » incessant que Rosa décrit très bien : je dois me former, je dois aller voir plus de clients à l'étranger, je dois correspondre avec eux avant et après, je dois voir un chasseur de têtes qui préparera avec moi l'éventualité d'un changement d'emploi, je dois faire attention à mon conjoint, je dois faire du sport, je dois éviter de prendre du ventre, je dois me préparer à plusieurs ruptures amoureuses et familiales au cours de ma vie, je dois toujours anticiper une foule de choses.

Sans vouloir nécessairement adoucir ce diagnostic assez sombre, j'aimerais y apporter quelques bémols. Les trois caractéristiques que je viens d'évoquer, particulièrement en ce qui concerne le changement social et le rythme de vie, renvoient en effet à des logiques somme toute assez différentes et dont je me demande si Hartmut Rosa ne les associe pas un peu vite.

Ainsi, le changement social est lié au mouvement qui nous fait sortir des traditions ; or celui-ci résulte moins du progrès technique que, bien souvent, de chocs : les guerres, les révolutions, les crises. Il n'est donc pas du tout certain que son rythme accélère aujourd'hui beaucoup plus qu'à certaines époques passées. Au moment de la Révolution française, au lendemain de celles de 1830 ou de 1848, sans même parler de la Commune de Paris, les contemporains ont dû littéralement tomber de l'armoire ! On a changé de monde en quelques semaines, et on a dû se préparer à de nouveaux changements au cours des semaines, des mois et des années qui ont suivi. Le divorce a été autorisé en 1792 ; à Paris, au cours de l'an VI de la République, le nombre de divorces a dépassé celui des mariages. Imagine-t-on le changement social que cela représentait pour l'époque ? À partir de la crise de 1929, au cours des années trente, les changements ont été incessants. Depuis la crise de 1973, on dit, je le sais bien, que nous changeons d'époque presque tout le temps, mais il convient de relativiser : pensons à la génération qui a vécu les deux guerres mondiales et qui, dans les années cinquante, se souvenait encore de la Belle Époque !

Les considérations relatives aux rythmes de vie appellent également quelques nuances. La première grande accélération des cadences, à maints égards pire pour bien des gens que nos problèmes contemporains, a résulté de la division du travail social et du progrès industriel, à partir de la fin du xixe siècle. La conséquence emblématique en a été le travail à la chaîne des ouvriers : Charlot dans Les Temps modernes. Ça, c'est de l'accélération ! Ça, c'est de la cadence ! Et de l'aliénation ! Aujourd'hui, sans nier ce qu'avance Rosa, la situation me paraît qualitativement différente.

Premièrement, l'accélération est moindre, pour la plupart des gens qui travaillent, que dans le taylorisme ou le fordisme. Deuxièmement, le phénomène est plus étendu socialement : il ne se limite pas aux classes populaires ; en un sens, on fait même d'autant plus l'expérience de ce rythme de vie effréné et de ce « tu dois » permanent que l'on est aisé. Troisièmement, il gagne de nouveaux domaines, extérieurs au travail – le loisir, la vie personnelle. Quatrièmement, la différence est qualitative : le Charlot des Temps modernes éprouvait la vitesse dans la répétition ; nous connaissons la vitesse dans la variété. Une pluralité de possibles se présente à nous à chaque moment de notre journée, surtout si nous appartenons aux classes favorisées, ce qui fait de chacun de nous ce que Rosa appelle un jongleur. Et si je déplaçais ce rendez-vous pour pouvoir caser une heure de gym ? Et si je rentrais un peu plus tôt pour voir les enfants ? Je finirais ce soir à la maison mon e-mail ou mon travail en cours. C'est ce jonglage qui fait que nous soumettons à une accélération permanente des activités elles-mêmes très variées, que, comme il le dit très bien, nous mangeons plus vite et dormons moins qu'il y a un siècle. Mais – et c'est cela qui est nouveau – cette variété est si frénétique qu'elle nous donne paradoxalement l'impression d'une certaine répétition, une répétition dans la variété. C'est aliénant, épuisant, addictif aussi, probablement.

J'ajouterai une distinction selon les classes sociales : la caissière de supermarché relève encore un peu du modèle répétitif à la Chaplin, la vie du chômeur n'est guère rapide. C'est de la société dans son ensemble que nous parlons ici, y compris les exclus du travail, et il se peut que, pour tous ceux-là, la variété et le rythme de certaines activités, quand ils peuvent se les offrir – surfer sur le Net, regarder la télévision, correspondre avec des gens qui sont loin, voyager loin et plus souvent grâce à une compagnie low cost –, soient plus libérateurs que pour ceux qui y sont plongés toute la journée.

Quoi que l'on en pense, au coeur de l'accélération moderne, il y a le temps médiatique, qui va nous conduire à une réflexion sur le politique. En effet, le temps médiatique a longtemps servi de paradigme pour penser l'accélération moderne. J'aimerais toutefois montrer qu'une autre période s'est ouverte il y a peu.

Ce n'est pas d'hier que le temps des journaux, de la télévision et désormais d'Internet, marqué par le renouvellement incessant des objets de notre curiosité collective et de nos conversations, est apparu comme le condensé de notre modernité, le symbole même de son rythme. Cette vitesse dans la variété – et non, en apparence, dans la répétition –, c'est précisément le journalisme moderne qui nous l'a donnée à voir le premier. Il y a assez longtemps, certains penseurs ont eu l'intuition que cette frénésie tous azimuts pouvait aussi entraîner un nouveau formatage du monde et de nos regards, une nouvelle sorte de répétition, addictive, aliénante, malgré l'apparente diversité des sujets traités par les médias, à l'image de nos rythmes de vie actuels.

Les médias modernes sont nés dans la seconde moitié du xixe siècle avec la grande presse, qui s'est mise, contrairement à la presse d'opinion traditionnelle, à raconter des histoires – des stories, disent les Américains – susceptibles d'intéresser le plus grand nombre, toutes sensibilités politiques confondues. Cette presse a cultivé ce que les sociologues de Chicago, notamment Robert Park, ont appelé la curiosité la plus commune, le human interest, ce qui permettait de rassembler le plus de lecteurs possible. Par la suite, tous les médias de masse – radio, télévision – ont reconduit cette logique. Le but est de faire parler les gens : to make people talk, pour reprendre l'expression d'un patron de presse du xixe siècle que Robert Park cite très souvent.

Ce qui exige d'aller vite, car les histoires s'épuisent vite. Butiner, zapper, voilà des termes qui décrivent aussi bien l'attitude du journaliste que celle du lecteur, de l'auditeur ou du téléspectateur moderne. D'où un rythme médiatique qui, de fait, n'a cessé de s'accélérer. Dans les journaux télévisés, dans les émissions de talk, comme on dit à la télévision, dans les sujets de magazines, on va de plus en plus vite. Cela se voit, dans la réalisation, le montage, la présentation, l'animation. De ce fait, la télévision de notre enfance, malgré notre nostalgie, qui déforme toujours tout, serait à vrai dire irregardable aujourd'hui, beaucoup trop lente pour nous, un peu comme certains vieux films d'auteur dès lors que le montage cinématographique a considérablement et très rapidement évolué.

À l'origine, naturellement, et cela reste vrai, cette logique des médias modernes a eu le mérite de faire parler les gens d'autre chose que d'eux-mêmes et de leur vie de tous les jours. Ce n'est pas mal de pouvoir rentrer chez soi, lire un journal et apprendre autre chose. Tous ceux qui aiment la presse – cela existe encore, on en a le droit ! – apprécient cette dimension de rupture par rapport à la monotonie de nos vies, de nos mondes sociaux parfois étriqués. Mais l'on ne peut évidemment s'en tenir là. C'est aussi quelque chose qui nous tient, qui formate notre curiosité, nous habitue à la vitesse, nous rend impatients, étrangers aux sujets longs et compliqués, et peut-être à la politique.

Depuis longtemps, avant Rosa, penseurs, philosophes, poètes ont compris ce double visage de la presse moderne, qui nous ouvre et en même temps nous ferme l'esprit, qui nous apprend à zapper. C'est un concentré de l'ambiguïté moderne. Baudelaire, en plein xixe siècle, en était déjà fasciné – séduit et dégoûté tout à la fois. Pour lui, l'artiste moderne devait travailler sur ce même matériau, dans des chocs permanents, un peu comme la presse, mais pour tenter d'en faire une expérience radicale, une nouvelle expérience esthétique où le dégoût, d'ailleurs, aurait aussi sa place.

Le philosophe Walter Benjamin, qui s'est beaucoup intéressé à Baudelaire, a écrit de très belles choses à son sujet en 1938-1939 ; parmi ses centres d'intérêt figuraient également la photographie, le cinéma, ces arts qui vont très vite, qui utilisent des techniques du journalisme moderne. Et tout comme Georg Simmel, et – dans une certaine mesure – comme Theodor Adorno, Benjamin considérait que la pensée devait aussi s'attacher aux petites choses, celles qui nous entourent, celles qui nous touchent de façon si rythmée aujourd'hui : les changements de la mode, de la vie quotidienne, du travail, des immeubles devant chez nous, des rues. Comme la presse, en somme, mieux que la presse, mais en observant aussi la presse, qui est au coeur de la modernité, et sans certitude de dégager toujours – la philosophie contemporaine la plus intelligente a compris ce problème – un espace et un temps vraiment différents de ceux du commentaire journalistique. Car il est très difficile pour un artiste, pour un philosophe, de se dire extérieur à cette immense accélération et à ce rythme.

D'où l'inquiétude très douloureuse des penseurs que je viens de citer et qui avaient compris que nous étions sans doute tous là-dedans et pour toujours, que c'est dans les médias et dans la presse que les grands romanciers trouvent leurs objets et que c'est là que les grands artistes, philosophes et romanciers finissent. L'un de nos meilleurs romanciers modernes quoi que l'on en pense par ailleurs, Michel Houellebecq, ne dit pas autre chose : dans son univers, on mange de la purée Mousline au fromage et on regarde Jean-Pierre Pernaut, ou même Michel Houellebecq, à la télé. Il y a là quelque chose d'assez désespérant, d'assez tragique, mais qui dit bien la place que le médiatique a prise dans nos vies.

Face à ce paradigme, on en vient à se demander si un temps autre existe seulement. Même les épuisés dans leur burn out, même les dépressifs y semblent encore pris, souvent scotchés pendant des heures devant la télévision. Cela aussi rappelle les propos de Benjamin ou de Baudelaire sur les malades. Le romancier Douglas Coupland, auteur en 1991 de Génération X et cité par Rosa, voyait une caractéristique commune à ceux qui sont au coeur de l'accélération, en « surdosage historique », et à ceux qui se sentent à côté, en sous-dosage : un symptôme identique de dépendance aux journaux quotidiens, aux périodiques et aux journaux télévisés. Le temps médiatique, c'est ainsi ce qui nous engloutit tous, ce à quoi on n'échappe pas.

C'est à ce stade qu'interviennent vos questions : face à cette situation, que doit faire le politique ? Assumer sa lenteur, s'adapter ? Mais ces questions mêmes me posent un problème. Car, en réalité, je ne crois pas que le temps médiatique actuel soit encore exactement le même que celui que je viens de décrire – un butinage, un zapping à toute vitesse. Parce qu'il est toujours en avance, le temps médiatique est déjà passé à autre chose, ce qui n'est d'ailleurs pas nécessairement une bonne nouvelle : il est passé au séquençage.

Le développement des chaînes d'information ne présageait pas en lui-même cet avenir. À partir des années 2000, des signes se sont manifestés qui pouvaient préfigurer une autre orientation. Internet a ainsi développé les blogs, de journalistes ou de non-journalistes, pour faire varier les informations, les formats, offrir des compléments au butinage télévisuel. Chacun pouvait aller s'y nourrir à loisir. C'était un passionnant contrepoids, qui correspondait exactement à ce que les plus fins observateurs des médias, comme Robert Park, ont toujours dit : pour équilibrer la recherche permanente et frénétique du human interest, il faut une exigence de précision factuelle extrêmement coriace, laquelle permet de revenir aux faits et d'apporter de vrais « bouts » de réalité qui ne peuvent qu'introduire de la complexité, donnent ainsi à penser des choses variées et évitent de susciter de purs blocs d'émotion.

On aurait pu penser que les chaînes d'information, influençant le reste des médias, allaient suivre cette orientation : beaucoup d'enquêtes, des scoops, des reportages longs, des formats variables, du zapping mais aussi une forme de curiosité plus lente, bref des faits, beaucoup de faits, encore des faits. Dès lors, les analyses et les commentaires auraient été vraiment variés, car, comme le dit si bien Hannah Arendt, « les faits sont la matière des opinions, et les opinions, inspirées par différents intérêts et différentes passions, peuvent différer largement et demeurer légitimes aussi longtemps qu'elles respectent la vérité de fait. La liberté d'opinion est une farce si l'information sur les faits n'est pas garantie et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l'objet du débat ». Je ne dis évidemment pas qu'il n'y a pas de faits sur les chaînes d'information ou dans le journalisme contemporain, simplement que, pour moi comme pour beaucoup, il pourrait y en avoir bien plus. Si tel était le cas, les politiques auraient vraiment du fil à retordre – ce qui serait, de mon point de vue, une très bonne chose. Un temps journalistique court, rythmé, renvoyant aussi à des investigations plus lentes, suggérant des commentaires nourris, serait très dur pour les politiques, mais très bon pour la démocratie.

La logique qui s'est imposée est assez différente. C'est la « une » qui est devenue l'enjeu premier, la bonne vieille « une », l'événement du jour. Les chaînes d'information en font toujours émerger un, le plus souvent un par jour, puis toutes les autres histoires sont étouffées. C'est cela, le séquençage. Il n'est pas critiquable en soi : en un sens très atténué, il a toujours existé dans le journalisme de masse. Ce qui est gênant, c'est son caractère systématique, parfois artificiel – il faut créer l'histoire du jour –, radical – le reste tombe dans un trou noir. Surtout, il ne débouche pas du tout sur la recherche d'une matière factuelle toujours plus riche, toujours plus complexe.

Du coup, de manière paradoxale dans la modernité de l'accélération qu'est la nôtre, où prévaut la vitesse dans la variété, le séquençage a fait des médias un espace de lenteur, un espace de véritable décélération, et de répétition au sens premier et littéral du terme. Il suffit d'observer combien d'heures d'affilée certains experts sont tenus en plateau pour répéter purement et simplement les mêmes commentaires, les mêmes hypothèses après un récapitulatif des faits le plus souvent à l'identique et très sommaire, parfois même sans matière factuelle très claire ni très riche.

Je pense aux deux jours de discours en boucle sur l'accident de l'avion de Germanwings, qui ont précédé les premiers renseignements fournis par la première boîte noire, du mardi soir au jeudi soir – la séquence s'étant ensuite évidemment prolongée. Les hypothèses et commentaires ne nourrissent pas nécessairement des enquêtes plus approfondies, au-delà du geste, qui n'est pas illégitime en tant que tel, consistant à agiter des scenarii. En l'espèce, on ignorait si c'était un psychiatre ou un autre médecin qui avait donné au pilote l'arrêt de travail qu'il n'a pas utilisé. Il aurait été intéressant d'en savoir plus sur les marges de manoeuvre dont dispose un psychiatre, en France ou en Allemagne, face à une personne dont il estime qu'elle est dangereuse pour elle-même et pour d'autres dans l'exercice de son métier : peut-il procéder à une hospitalisation d'office, agir tout en respectant le secret médical ? Ces questions très compliquées se posent peut-être dans des termes différents en France et en Allemagne. On aurait pu s'informer, c'eût été l'occasion d'apprendre quelque chose ! D'autant que la psychiatrie reste un monde très méconnu, pour des raisons complexes. Mais non : on a obtenu très peu de faits, de données, même pour l'élaboration de certains scenarii. Quant à l'éventualité de suspendre une édition spéciale parce que l'on n'en sait pas encore assez sur les faits, elle semble désormais inconcevable.

La seconde conséquence désastreuse du séquençage est la disparition de toute hiérarchie dans l'information. Assurément, la hiérarchie est toujours critiquable et évolutive ; cet aspect fait partie de la vie de la rédaction, et c'est une bonne chose. Mais il en faut bien une pour que l'on puisse y réfléchir. Or, avec le séquençage, les sujets les plus divers peuvent se retrouver au même rang et la hiérarchie de l'information cesse de représenter un enjeu important pour la démocratie.

Finalement, Robert Park avait peut-être raison de craindre avant tout le rétrécissement de la curiosité, le risque que nous nous figions tous dans la contemplation émue d'un unique événement. En ce sens, le séquençage est peut-être plus dangereux que le journalisme du zapping.

Il correspond assurément à un besoin moderne, peut-être une réaction à une vitesse excessive. Ce besoin de décélérer à certains moments se manifeste par d'autres signes. Ce sont curieusement les médias eux-mêmes qui nous permettent de l'assouvir. Tout à coup, le temps s'arrête et nous sommes tous devant les écrans, non seulement lors d'un événement extraordinaire comme les attentats de janvier, mais aussi en des occasions plus ordinaires. Peut-être cela nous fait-il du bien. Est-ce bon pour le journalisme ? J'en doute, mais c'est une autre question. Après les blogs sont arrivés les buzz, qui obéissent à une tout autre logique, celle du carrefour, qui permet à tous de parler assez facilement de la même chose au même moment. Nous avons besoin de ce liant. Ce qui produit aussi de bonnes choses : les séries, par exemple, qui consistent à passer beaucoup de temps, à un rythme assez lent, avec de nombreux personnages. Car les meilleures séries, aujourd'hui, sont les plus lentes, et une nouvelle lenteur s'est installée dans cet espace d'absolue créativité. La série politique la plus réussie n'est pas Scandal, qui va à toute vitesse, à la manière d'une bande-annonce permanente. En contrepoint, la lenteur inhabituelle de House of Cards, True Detective, The Killing ou Mad Men est révélatrice de nos besoins et du renouvellement créatif qu'ils nourrissent.

Je vais peut-être vous surprendre, mais, pour les politiques, ce séquençage médiatique est à mon sens une véritable aubaine.

Je ne partage pas, en effet, l'idée de Hartmut Rosa selon laquelle le temps de la démocratie serait par essence désynchronisé par rapport à l'accélération moderne. S'inspirant de Jürgen Habermas, Rosa estime que la politique démocratique repose sur la délibération, la consultation la plus large, l'échange d'arguments en vue d'aboutir à l'argument le plus rationnel. Ce processus est nécessairement lent, disent Habermas et Rosa. En un sens, il n'existe donc pas de solution, ce qui peut déboucher sur une forme de catastrophisme théorique, mais est aussi, d'une certaine manière, rassurant : le politique doit rester ce qu'il est, il n'a pas à s'adapter à cette folie, à ce temps émotionnel propre aux médias.

Pour ma part, je ne suis pas du tout d'accord avec cette définition du politique, tout simplement parce que je ne suis pas du tout habermassienne. En résumé, je ne sais pas ce que signifie une politique qui se débarrasse des émotions pour rechercher les arguments les plus rationnels. Je pense que la raison politique est riche d'émotions et qu'il serait très dangereux qu'elle s'en dépouille trop. Car l'émotion est l'un de ses matériaux majeurs, qu'elle doit évidemment travailler, mais dont elle ne saurait se séparer. Dès lors, comme l'émotion elle-même, la politique doit connaître plusieurs temps, des courts et des longs. Elle l'a d'ailleurs prouvé, en janvier encore.

Or, avec le nouveau tempo médiatique du séquençage, il est encore plus aisé qu'à l'ère du grand zapping de travailler sur le temps long. En effet, tant que le dossier ne fait pas partie d'une séquence, il n'existe pas, il n'est pas visible, de sorte que l'on a la paix pour travailler. Ce n'est d'ailleurs pas satisfaisant du point de vue des journalistes, mais c'est ainsi. Vous m'objecterez qu'à la moindre séquence mal menée, sur le moindre détail visible, émotionnel, le dossier peut plonger, et avec lui celui ou celle qui le porte. Toutefois, à mes yeux – peut-être parce que je regarde beaucoup de séries et que je vois comment cela se passe ailleurs, notamment sous la forme de la fiction –, le problème est plutôt la difficulté qu'éprouvent les politiques français à prendre l'initiative d'une séquence, c'est-à-dire à articuler des séquences courtes à un travail de fond sur le temps long. Et, à mon sens, cette difficulté politique renvoie à des problèmes qui n'ont rien à voir avec le temps du politique, mais qui concernent bien plutôt sa manière de s'incarner et de travailler. Ces deux aspects définissent un problème lié à la planète politique, un espace peuplé de drôles d'habitants – si vous me permettez l'expression – et régi par de drôles de pratiques.

En ce qui concerne l'incarnation et le personnel, tout d'abord, la classe politique française a beaucoup de mal à créer de l'émotion politique sur des dossiers importants, et je suis de ceux qui s'en étonnent. De ce fait, les politiques ne sont guère capables d'orchestrer eux-mêmes des séquences médiatiques, des moments forts et courts. Pourquoi auraient-ils honte de le faire ? Cela fait partie de leur travail. Mais, du coup, les séquences sont subies – faits divers « sortis » par la presse, petit aspect d'un gros dossier ; et cela fait complètement paniquer les politiques, faute de l'avoir anticipé et parce que le statut de l'émotion leur pose un gros problème. Lorsque les séquences sont ainsi subies, en général les politiques les perdent et, chaque fois, la politique elle-même y perd.

Ainsi, la réforme du primaire prévue par Vincent Peillon comportait quantité d'autres aspects que la réforme des rythmes scolaires, par exemple l'accompagnement des classes difficiles par un second enseignant. Mais ils n'ont pas fait l'objet d'une séquence émotionnelle : c'est la question des rythmes qui l'a emporté, sans anticipation, sans contre-feu. Elle a pris comme un incendie, qu'il était dès lors, semble-t-il, impossible d'éteindre.

Le modèle même de la séquence subie et perdue est évidemment l'affaire Leonarda : on court derrière, mais le micro est déjà chez Leonarda !

On pourrait aussi évoquer la manière dont l'UMP a tenté d'accrocher à la séquence post-11 janvier, en pleine émotion, des propositions hâtives, dont celle d'interdire aux djihadistes de rentrer en France, sans en mesurer les enjeux juridiques : comment faire appel d'une telle décision si l'on ne peut pas rentrer ? Comment peut-on proposer deux sanctions différentes pour un même délit, dès lors que seuls les binationaux peuvent perdre la nationalité française du fait de l'impossibilité juridique de créer un apatride ? Sans parler des problèmes politiques. Il suffit de discuter cinq minutes avec Marc Trévidic pour reconnaître que l'amateurisme était total, qu'il ne s'agissait que d'une incompréhensible course à l'émotion – qui a d'ailleurs fait flop. Si les djihadistes ne rentrent pas, ils vont à coup sûr commettre des actes terroristes ailleurs, voire chez nous, et nous nous en laverions les mains alors qu'il s'agit d'un problème mondialisé : du point de vue politique, est-ce responsable ?

Le problème du rapport à l'émotion me paraît donc tout à fait fondamental. Et, en l'espèce, les communicants ne servent à rien. Peut-être faut-il avoir une autre personnalité que certains politiques, avoir vécu d'autres choses, avoir exercé un autre métier, parler différemment. Quoi qu'il en soit, aujourd'hui, les politiques ne touchent plus les citoyens, et c'est grave.

Quant à la manière de travailler, il me semble là encore que les problèmes sont moins liés au temps qu'à l'espace. Je ne peux croire que ce soit faute de temps qu'une grande réforme ne peut être menée à bien, qu'il s'agisse du système de santé ou de la fiscalité. Est-ce vraiment pour cette raison aussi qu'aucune majorité ne parvient à couper clairement, drastiquement, dans le feuilletage des échelons politiques, alors qu'il y a urgence ? C'est de défaire les lois de décentralisation des années 1980 qu'il s'agit. À cela, il existe des obstacles de fond : la multiplicité des pièces, des chambres et antichambres, au coeur de l'action politique – autant de problèmes de lieux.

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