Intervention de François Loncle

Réunion du 31 mars 2015 à 17h00
Commission des affaires étrangères

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaFrançois Loncle, Rapporteur :

Comme vous l'avez dit, Madame la Présidente, Pierre Lellouche et moi nous sommes rendus dans trois pays, le Niger, le Burkina Faso et le Mali, trois membres du G5 Sahel et hôtes du dispositif militaire Barkhane qui s'étend sur toute la bande sahélo-saharienne. Je trouve que nous devrions plus parler de G5 Sahel qui est une réussite, et qui montre ce que les pays africains sont capables d'accomplir lorsqu'ils unissent leurs forces. Des liens particuliers unissent la France à ces trois pays. Ils se matérialisent notamment par une coopération décentralisée particulièrement dense. Les trois pays sont dirigés par des chefs d'Etat tout à fait respectables. La France y a déployé des ambassadeurs qui sont, je tiens à le souligner, d'une grande qualité. Notre déplacement s'est déroulé dans le triple contexte de l'offensive des forces armées africaines contre Boko Haram, de la transition politique au Burkina Faso, et de la mobilisation pour la signature des accords de paix d'Alger pour le Mali.

Je commencerai mon exposé par un bref panorama de la situation dans ces pays. Le Niger, le Mali comme le Burkina Faso partagent d'incontestables atouts mais aussi plusieurs vulnérabilités. Ils doivent relever en même temps les défis du développement, en particulier dans l'éducation et la santé, de la gouvernance démocratique, de la démographie, et de la sécurité. Ce sont trois pays parmi les plus pauvres au monde, tous classés parmi les pays les moins avancés (PMA). Le Niger est le dernier pays au monde sur 187 en termes d'indice de développement humain (IDH). Le Mali et le Burkina, respectivement 176ème et 181ème, font à peine mieux.

Tous ont une démographie galopante et incontrôlée. Au Niger, une femme a en moyenne 7,6 enfants, pour un taux de croissance démographique de 4% par an. La population, qui compte 17,8 millions d'habitants aujourd'hui, aura doublé dans moins de 20 ans. Au-delà des nuances de taux, ni le Niger, ni le Mali, avec 6,9 enfants par femme, ni le Burkina Faso, avec 5,7 enfants par femme n'ont amorcé leur transition démographique. Dans ce contexte, les moindres progrès économiques et sociaux sont immédiatement absorbés par la croissance démographique. Ces pays ont pourtant des taux de croissance économique qui ne sont pas négligeables : 6,6% pour le Burkina et 4,1% pour le Niger en 2013. Les dirigeants politiques hésitent encore à engager une vraie politique de limitation des naissances : le coût politique d'un discours franc à ce sujet serait, selon eux, trop élevé.

Dans les trois pays, on ne peut que constater la quasi-faillite des systèmes éducatifs nationaux. La proportion d'analphabètes atteint les 70% de la population. Beaucoup trop d'enfants ne sont pas scolarisés, ou alors seulement dans des écoles coraniques où ils n'apprennent qu'à ânonner le Coran. Et les enfants qui sont scolarisés dans les écoles publiques ne s'en sortent guère mieux, car l'éducation est déconnectée des besoins locaux.

On observe une islamisation préoccupante des sociétés. Dans les trois pays, l'islam wahhabite progresse au détriment de l'islam local, traditionnellement tolérant et modéré. Les mosquées et écoles coraniques financées par des ONG qataries ou des fonds saoudiens prolifèrent. Ce phénomène, signalé par tous nos interlocuteurs, est difficile à appréhender dans la mesure où l'on ne dispose pas d'une cartographie précise de ces financements. Le Niger porte déjà les stigmates d'une « République islamique » : les fonctionnaires s'arrêtent de travailler pour leurs 5 prières quotidiennes et les cérémonies officielles commencent par une bénédiction de l'imam.

J'ai évoqué les défis communs aux trois pays que nous avons visités. Je vais à présent brièvement revenir sur la situation sécuritaire de chaque Etat. Au Mali, la paix paraît encore incertaine. Les accords d'Alger ont été paraphés le 2 mars dernier par le Gouvernement malien et la Plateforme GATIA (groupement d'autodéfense touareg imghad et alliés), qui rassemble les mouvements armés du nord pro-Bamako. Cependant, la Coordination des mouvements de l'Azawad, composée des principaux mouvements armés (MNLA, HCUA et MAA), a refusé de parapher cet accord.

Nous sommes actuellement dans une situation de blocage. Les mouvements armés du nord ont donné beaucoup d'illusions à leur base sur ce qu'il était possible d'attendre des accords de paix. Il est à présent difficile de leur faire accepter un texte qui est en réalité plus proche des positions de Bamako que l'accord préliminaire de Ouagadougou signé en 2013. En effet, ce texte ne prévoit ni autonomie, ni fédéralisme, mais simplement une libre administration des collectivités locales. Dans ce cadre, aucun statut particulier n'est reconnu à ce que les groupes de la Coordination appellent l'Azawad, et qui correspondrait à une grande région du nord englobant les districts de Tombouctou, Gao et Kidal. En réalité, au sein de cette grande région, les Touaregs sont minoritaires par rapport à l'ethnie des Songays.

J'ajoute qu'Iyad Ag-Ghali, chef du groupe terroriste Ansar Eddine réfugié en Algérie, aurait encore beaucoup d'influence sur les groupes armés représentés dans les négociations, en particulier le Haut Conseil pour l'Unité de l'Azawad (HCUA). D'après nos informations, il terroriserait les groupes tentés de signer l'accord, en menaçant d'égorger leurs familles. Le Maroc continue de jouer un rôle ambigu dans le processus de paix, notamment à travers ses relations avec le chef du MNLA, Bilal Ag-Cherif. Quant à l'Algérie, beaucoup continuent de se poser la question de sa réelle neutralité en tant que médiateur.

A l'heure actuelle, quelles sont les perspectives ? Première solution, les différentes parties s'accordent sur l'adoption d'une déclaration interprétative à l'accord qui permettrait de satisfaire certaines revendications des Touaregs sans pour autant rouvrir les négociations. Deuxième solution, la communauté internationale décide de commencer à mettre en oeuvre les accords d'Alger avec les groupes armés qui acceptent de rallier le processus, sans attendre que tout le monde ait signé. Dernière solution : on décide de rouvrir les négociations, mais cette hypothèse paraît peu probable dans la mesure où les gens du Sud estiment qu'ils ont déjà trop donné avec les accords d'Alger.

La voie du succès est donc étroite, mais nous n'avons guère le choix. Car en attendant, la situation sécuritaire dans le nord du pays reste préoccupante. De l'avis de tous les militaires, Kidal est un « véritable nid de guêpe ». Il existe une réelle collusion entre terroristes, trafiquants et groupes armés, et les frontières entre ces différentes catégories sont poreuses et fluctuantes. Certaines personnes, en particulier les trafiquants, profitent de la situation actuelle et ont intérêt à la voir se prolonger, pour imposer sur le terrain le contrôle des routes de la drogue. Lors du compte-rendu de notre dernière mission au Mali, j'avais personnellement déploré la passivité de la France à Kidal et l'incompréhension que cela suscitait.

Les attaques terroristes se poursuivent dans le nord du pays. La MINUSMA paie un lourd tribut : elle compte 51 morts et plus de 170 blessés depuis le début, ce qui en fait l'opération de l'ONU la plus meurtrière de tous les temps. Aussi inquiétantes sont les infiltrations terroristes vers le sud, comme l'ont montré l'attentat contre le restaurant La Terrasse à Bamako et la découverte d'une importante cache d'armes dans cette région.

Derrière une apparente bonne volonté, Bamako maintient certaines ambiguïtés. De l'avis des militaires rencontrés, le sud continue à vouloir prendre sa revanche militaire contre le nord. Des doutes persistent, en particulier parmi la population du nord du pays, sur la volonté réelle du Gouvernement malien de tenir ses promesses de développement du Nord. Nos interlocuteurs maliens n'ont cessé de répéter que le succès de la mise en oeuvre des accords de paix « reposait sur la communauté internationale »…

J'en arrive au Burkina Faso, où la transition politique délicate requiert toute l'attention de la communauté internationale. Après l'insurrection des 30 et 31 octobre dernier qui a abouti au départ du Président Blaise Compaoré, l'immense majorité de la population aspire à l'apaisement et espère que la gouvernance de la transition mènera le Burkina Faso aux élections présidentielles et législatives prévues en octobre prochain.

Il demeure que le Burkina Faso traverse une triple crise économique, sociale et politique qui ne le met pas à l'abri de nouvelles tensions. Les institutions de la transition fonctionnent bien mais la paix civile est fragile en raison des aspirations populaires et des interventions parfois contradictoires des nouveaux acteurs politiques et militaires ainsi que de la rue.

S'agissant des institutions, les président de la transition, M. Michel Kafando, remplit sa tâche avec beaucoup de savoir-faire mais doit composer avec le Premier ministre, le Colonel Zida, et avec le Président du Conseil national de la transition, M. Cheriff Sy, à la tête d'une assemblée nommée, l'Assemblée nationale ayant été dissoute.

Un groupe international d'accompagnement, auquel participent évidemment la France et l'Union européenne, se réunit une fois par mois avec les autorités burkinabè afin de contrôler le processus politique en cours.

Derrière une apparente stabilité, le Niger est sans doute le pays le plus fragile de la zone. Le Niger se situe au centre d'un triangle de menaces : nord-Mali, sud-Libye et Boko Haram. Au nord-Mali, le contingent nigérien de la MINUSMA est positionné le long de la frontière malo-nigérienne. Les militaires nigériens interviennent par ailleurs aux côtés des Français pour intercepter les flux de terroristes circulant entre le sud-Libye et le nord-Mali. Enfin, contre Boko Haram, le Niger a engagé un bataillon stationné à Diffa et un autre (800 hommes) qui est entré au Nigéria aux côtés du Tchad.

L'armée nigérienne a un bon niveau mais est surengagée au regard des moyens du pays. Le Niger consacre 10% de son PIB à sa défense, ce qui accentue les difficultés économiques et sociales du pays. Au total, 9000 à 10 000 Nigériens sont engagés en opération, soit la moitié des forces disponibles. Les forces nigériennes manquent de couverture aérienne, de moyens de renseignement, de transport. Toutes les troupes se déplacent par la route.

Boko Haram est la principale préoccupation des Nigériens. Ils perçoivent AQMI comme une menace extérieure, alors que Boko Haram est une menace locale, à l'intérieur-même de la société nigérienne, et qui déstabilise directement leur population. Boko Haram a recruté au moins 300 jeunes Nigériens, notamment dans la région de Diffa.

Venons-en à présent à la stratégie de la France dans la sous-région. Notre pays consacre des ressources considérables en faveur des pays du Sahel. Des ressources militaires, d'abord, avec le dispositif Barkhane, qui mobilise plus de 3000 hommes sur l'ensemble de la bande sahélo-saharienne, de la Mauritanie au Tchad. Initialement engagés contre les katibats terroristes du nord-Mali, nos militaires ont à présent aussi pour mission d'intercepter les flux de combattants circulant entre le sud libyen et le nord-Mali, par le biais de la base opérationnelle avancée de Madama et de la présence de forces spéciales à Arlit, au Niger. En outre, nos militaires participent à la lutte contre Boko Haram, même si ce n'est pas pour des missions de combat : une cellule de liaison et de coordination comprenant une cinquantaine d'hommes, a été mise en place à Diffa. De manière générale, ces hommes sont déployés dans des conditions logistiques et climatiques difficiles, face à des adversaires extrêmement déterminés : certains terroristes préfèrent se faire sauter avec une grenade plutôt que de se rendre.

Les ressources consacrées par la France à ces pays sont aussi économiques et financières. Notre pays a contribué à hauteur de 380 millions d'euros à la conférence des donateurs pour le Mali organisée en 2013, dont 280 millions d'euros à titre bilatéral et plus de 100 millions d'euros au titre de sa contribution à l'aide de l'Union européenne. Au total, la contribution française représente 12% du montant total obtenu lors de la conférence des donateurs. Par ailleurs, l'aide bilatérale apportée par l'Agence France développement (AFD) a fortement augmenté au cours des dernières années, avec 174 millions d'euros en 2014 dont 72 millions sous forme de prêts.

Enfin, notre pays dépense pour ces pays beaucoup de temps et de l'énergie. Sur le terrain, nos diplomates se livrent à un micro-management éreintant. Ils dépensent une énergie considérable pour écouter, conseiller, trouver des solutions pour des interlocuteurs qui ont tendance à demander toujours plus.

La France s'investit donc beaucoup : pour quels résultats ? Le dispositif Barkhane a une réelle efficacité sur le terrain. Nos militaires font un travail remarquable. Barkhane est un dispositif intelligent, qui s'appuie sur la coopération avec les armées locales et le contrôle des frontières. Je tiens à souligner l'action exceptionnelle de nos forces spéciales, que nous avons rencontrées à Ouagadougou. Ces hommes mènent des actions extrêmement délicates et dangereuses, avec un savoir-faire et un dévouement pour méritent d'être salués. Les capacités des groupes armés terroristes ont été fortement diminuées grâce à l'action de Barkhane. A l'heure actuelle, sur l'ensemble des pays du Sahel, la menace terroriste est contenue et ne déstabilise pas les Etats en place.

Cependant, l'efficacité de Barkhane suppose le maintien de ce dispositif sur le temps long. Le Général Salaün, commandant de la force Barkhane, nous l'a dit : « Dans toute la bande sahélo-saharienne, la France est assise sur le couvercle de la marmite. » Si on enlève Barkhane, cela induira des risques de déstabilisation en cascade pour tous les pays de la sous-région. La menace terroriste n'a pas pu être éradiquée. Les militaires estiment qu'il y a encore 300 à 500 terroristes dans le nord-Mali, et que leurs forces se régénèrent en dépit des opérations, en raison du chaos libyen. Par ailleurs, les forces spéciales nous ont dit qu'ils avaient du mal à capturer les grands chefs qui se réfugiaient souvent en Algérie.

La Mission des Nations Unies au Mali (MINUSMA), censée être notre « ticket de sortie », ne peut pas se débrouiller sans Barkhane qui est son « assurance-vie », comme nous l'a dit le Général Thiebault, le chef d'état-major de la MINUSMA. Premièrement, cette force n'a pas de mission de contre-terrorisme. En outre, elle accuse de nombreuses faiblesses intrinsèques concernant le nombre et la formation des hommes, le manque d'équipements et le soutien structurellement défaillant. Ces faiblesses combinées à la forte mortalité ont induit une frustration voire une démotivation des troupes, certaines refusant d'obéir, à l'image du contingent sénégalais. Enfin, les bataillons les plus robustes de la MINUSMA - Nigériens et surtout Tchadiens – pourraient lui être retirés si la situation se dégradait pour ces pays sur le front Boko Haram. Or, seuls les Tchadiens sont capables d'être présents dans la zone nord.

En outre, les forces armées maliennes ne sont pas près de pouvoir se déployer dans le nord du pays. Six bataillons ont été formés par la mission européenne EUTM Mali. Ils donnent sur le terrain des résultats inégaux. En réalité, le problème de l'armée malienne n'est pas tant celui du niveau des hommes que celui du commandement : on observe un manque structurel de leadership. La formation de l'armée malienne sera une oeuvre de longue haleine. Elle a déjà été formée à de nombreuses reprises par le passé, pour le résultat que l'on connaît. Un véritable changement de culture est nécessaire. Par ailleurs, il faudra intégrer les éléments armés du nord dans l'armée, conformément aux accords de paix.

Quel bilan de l'action de la France sur le plan politique ? L'ensemble de la communauté internationale juge favorablement l'action de la France, en particulier militaire, au sein de la bande sahélo-saharienne. Mais l'attitude des pays concernés à l'égard de la France demeure ambivalente. Au Niger, il existe une croyance bien ancrée que la France est présente militairement dans le pays pour accaparer les ressources, en particulier le maigre filon d'or qui a été découvert dans le nord du pays. Pour certains Nigériens, « la France n'est pas l'alliée du Niger mais l'alliée d'Issouffou ». Notre présence militaire n'a pas été expliquée avec pédagogie par les autorités.

Au Mali, les dirigeants politiques oscillent entre remerciements et critiques. Ils en veulent à la France de ne pas avoir pris Kidal. Les conversations contiennent souvent des reproches plus ou moins voilés : l'aide internationale n'arrive pas assez vite, les équipements non plus… Et c'est une bataille de chaque instant d'obtenir que les entreprises françaises soient associées à la reconstruction du pays.

En guise de conclusion, je dirai que la France doit être attentive, prudente, précise par rapport à toute demande d'accroissement de son engagement. Celui-ci est appuyé sur des bases fragiles : un environnement sécuritaire volatile dans un contexte où nos moyens sont comptés et déjà sur-utilisés.

J'ajoute qu'il nous faut impérativement associer les Européens à la sécurisation du Sahel. Nous en sommes loin. Pour rester réaliste, je dirais que deux points requièrent toute notre attention. Premièrement, il faudra assurer la relève du bataillon néerlandais de la MINUSMA, qui est, avec le bataillon tchadien, la colonne vertébrale de la force. Il faut absolument qu'un contingent européen prenne la relève pour apporter des compétences de pointe et équipements vitaux à la force. Il y avait éventuellement une perspective un peu lointaine chez les Danois.

Deuxièmement, il faudra garantir la pérennité de l'action de formation des forces armées maliennes dans la durée, or le mandat d'EUTM Mali ne sera pas prolongé au-delà de 2016. Il faudra impérativement que les Européens assurent le suivi de cette mission, afin de donner à l'armée malienne des compétences offensives et d'intégrer en son sein les éléments du nord.

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