Intervention de Pierre Lellouche

Réunion du 31 mars 2015 à 17h00
Commission des affaires étrangères

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaPierre Lellouche, Président :

Je suis forcé d'exprimer des conclusions quelque peu différentes de celles de notre rapporteur. Nous avons affaire aux pays les plus pauvres du monde, avec 80% d'illettrés, qui ont les plus forts taux de fécondité de la planète (en moyenne 7,6 enfants par femme au Niger) au point de doubler de population tous les vingt ans, et qui connaissant un développement extrêmement rapide de l'Islam wahhabite. Toutes les conditions sont remplies pour qu'une jeunesse désespérée se trouve sans autre perspective d'emploi que d'être recrutée par des groupes terroristes ou des trafiquants.

La situation au Burkina Faso est très instable et l'on ne sait pas si elle tiendra jusqu'au mois d'octobre, tant la transition est baroque. Dans un pays qui manque de tout, la classe politique n'a pas de meilleure idée que d'organiser des référendums ! La grande question est de savoir si le Régiment de sécurité présidentielle (RSP), seule unité payée et correctement armée, va pouvoir être déployé pour faire la guerre aux terroristes ou s'il va rester dans la capitale et continuer à jouer un rôle central sur la politique intérieure du pays.

Au Niger, la situation est extrêmement compliquée sur le plan sécuritaire, avec la triple menace du nord-Mali, du sud-Libye et de Boko Haram. Ce dernier est considéré par les Nigériens comme le problème le plus grave. On observe dans le pays une tension confessionnelle très forte, qui s'est traduite par de violentes émeutes urbaines lorsque le Président Issoufou a participé à la marche du 11 janvier à Paris.

Je souhaite revenir sur « l'accord de paix » d'Alger, ou plutôt le non-accord, puisqu'il n'a pas été signé par plusieurs mouvements touaregs au Nord Mali. Je vous conseille de le lire : c'est un monument de verbiage institutionnel, mélange de loi de décentralisation à la française, de financements hypothétiques censés provenir de la générosité de la communauté internationale, mais qui évitent soigneusement la question de l'autonomie des provinces du Nord. Le Mali est coupé en deux depuis 60 ans : les musulmans du Nord peuvent-ils être intégrés dans une nation dominée par les bambaras du Sud ? Ma conviction est que cet accord ne le permettra pas. Au demeurant, il est d'ores et déjà dénoncé par les députés du sud que nous avons rencontrés, comme étant beaucoup trop généreux en faveur du Nord. Et pourtant, il n'est question ici que de montages institutionnels ! J'ai compté entre vingt et trente institutions nouvelles créées par cet accord. Les négociateurs ont joué aux Lego, mais ce sont des boîtes vides : le texte ne prévoit ni fédéralisme, ni autonomie, simplement une libre-administration. L'Azawad est divisée en trois collectivités locales afin de bien isoler les Touaregs. Certes, le mot « Azawad » figure dans l'accord, puisqu'il est dit que « l'Azawad recouvre une réalité socioculturelle, mémorielle et symbolique partagée par différentes populations du nord-Mali »… L'accord prévoit que l'armée malienne va se redéployer au nord en échange de la démilitarisation des mouvements armés, que l'on va intégrer les Touaregs dans l'armée et dans l'administration : cette formule a déjà été tentée par le passé et n'a jamais donné de résultat.

L'accord a été obtenu par la médiation algérienne qui a pris le relai de la médiation burkinabè. Le problème des Algériens, c'est qu'ils sont à la fois juge et partie : le sud algérien a longtemps été et demeure la base arrière – logistique, lieu de résidence – de nombreux groupes armés qui gravitent entre le nord-Mali et la Libye. Certains terroristes ont d'ailleurs la nationalité algérienne, comme Mokhtar Bel-Mokhtar. Les Algériens ont négocié séparément avec les parties, ils ne les ont jamais fait se rencontrer ! Cet accord qui aurait dû être un accord de réconciliation nationale entre les parties est en réalité un accord avec la communauté internationale ayant vocation à être financé par elle. Ce n'est pas sur cette base-là que l'on va trouver une solution au Mali.

D'où mon inquiétude au sujet de Barkhane. Autant il me semblait qu'il était nécessaire d'aller stopper les terroristes qui descendaient vers Bamako en janvier 2013, autant je suis très réservé sur la pérennisation de cette présence, qui nous conduit à nous mettre dans la main d'une classe politique locale dont le tropisme bien connu est d'attendre que les autres gèrent la situation pour elle. Grâce à nous, les Maliens ont l'ONU pour dix ans. L'argent est là, même si l'on se plaint à Bamako que les 3,2 milliards annoncés par la Conférence des donateurs ne seront pas entièrement versés. Ils ne sont pas du tout incités à faire des concessions vis-à-vis des Touaregs, il n'y a donc pas de règlement en perspective.

Aujourd'hui, le nord-Mali n'est pas stabilisé. Nos militaires continuent à y faire un travail qui s'apparente à de la dentellerie fine : en plusieurs mois, nous n'avons tué que quelques dizaines de terroristes, et capturé autant, avec tous les moyens de pointe que nous y mettons. C'est dire s'il est compliqué de les localiser et de les intercepter. Comme François Loncle, je rends hommage à nos forces. Cependant, nous sommes face à une population terroriste potentielle qui ne cesse de croître : ces pays regorgent de jeunes désoeuvrés. Ils ont à leur disposition des stocks d'armes considérables en provenance de Libye. Autant dire que nous sommes là devant une mission sans fin prévisible ! La MINUSMA devait être notre ticket de sortie, mais en réalité nous la protégeons. De force d'intervention, nous risquons de devenir – et d'être perçus comme – une force d'occupation du Sahel. Il ne s'agit pas d'un jugement moral, simplement d'un constat. Nous sommes partis pour une présence durable, sur une zone qui mesure plus de deux à trois fois la France, avec les problèmes considérables de logistique, de communication, d'usure des matériels que cela suscite. Un moteur d'hélicoptère s'use dix fois plus vite dans les conditions du Sahel.

Le dispositif Barkhane est intelligent, mais dans cet environnement sécuritaire instable, nous nous trouvons « aspirés » dans un engagement toujours croissant à mesure que les menaces sécuritaires s'aggravent. Notre dispositif était initialement centré sur le nord-Mali ; nous l'avons décentré vers le sud-Libye sans savoir si nous allons y entrer ou pas. Et à présent, nous voilà « aspirés » vers le sud, avec Boko Haram. De facto, nous avons déjà cinquante militaires à Diffa. Mais le Nigéria compte près de 200 millions d'habitants. Il s'agit d'un pays très clivé sur le plan confessionnel : il ne saurait être question pour nous d'intervenir là-bas.

Nous avons d'excellentes équipes diplomatiques sur le terrain. Mais parfois, elles ont quelques peines à regarder les faits tels qu'ils sont, et non tels qu'on aimerait qu'ils soient. L'Ambassadeur de France au Mali, M. Huberson, est convaincu que l'accord d'Alger peut fonctionner. J'en doute pour ma part. Ne serait-ce qu'à cause de Kidal, qui demeure une zone de non-droit. Il faut être logique : soit nous entrions dans Kidal et renversions les Touaregs pour imposer par la force l'unification du Mali, soit nous arrêtions les forces armées maliennes au sud de Kidal comme nous l'avons fait, et alors il faut une solution négociée, ce que ne permet pas réellement ce document, faute de traduire un accord politique sur l'autonomie du nord-Mali.

Nous n'avons pas de solution pour le nord-Mali, pas de solution en Libye, et nous ne pouvons pas nous impliquer dans la lutte contre Boko Haram. Qui plus est, nous sommes seuls sur le terrain : les Américains ont, en tout et pour tout, quatre drones Predator déployés à Niamey et quelques forces spéciales, c'est-à-dire quasiment rien ! Autrement dit, nous faisons seuls et à nos frais le travail de stabilisation du Sahel – objectivement à leur profit. Quant aux Européens, ils ne font rien ou quasiment à l'exception partielle des Pays-Bas, dont on ignore s'ils maintiendront leur contingent de 500 soldats. Les pays qui n'ont pas de problème de déficit, à commencer par l'Allemagne, ne sont pas prêts à mettre le moindre centime dans cette affaire.

J'ai voté pour Serval à condition que cette opération ne dure pas. A présent, nous sommes, ayons le courage de le dire, soumis aux choix politiques d'une classe politique malienne convaincue qu'elle a tout le temps d'attendre. Dans les trois pays, un sentiment anti-français se développe : il suffit de gratter un peu pour s'en rendre compte. Notre stratégie n'est pas la bonne. L'Afrique n'a pas encore stabilisé ses frontières. La France risque de se trouver coincée dans des mouvements telluriques qui nous dépassent et que nous n'avons plus les moyens de contrôler. Evidemment, la communauté internationale est favorable à notre action, car c'est nous qui faisons le travail ! Mais du point de vue de l'intérêt national français, est-ce bien là la bonne politique ? Je ne suis ni un pacifiste face au terrorisme, ni un partisan de l'abandon de l'Afrique. Mais vous me permettrez d'exprimer de sérieux doutes quant au cap politique sur lequel nous sommes désormais engagés. La militarisation de notre politique africaine, avec d'ailleurs des moyens militaires de plus en plus contraints, nous conduit jour après jour à une impasse et à l'enlisement. Au total, je ne peux donc que constater que mes conclusions divergent avec celles du rapporteur.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion