Intervention de Albéric Dumont

Réunion du 16 avril 2015 à 8h30
Commission d'enquête sur les missions et modalités du maintien de l'ordre républicain dans un contexte de respect des libertés publiques et du droit de manifestation, ainsi que de protection des personnes et des biens

Albéric Dumont, coordinateur général de la « Manif pour tous » :

Les événements de la « Manif pour tous » s'inscrivent dans un contexte bien particulier : celui de manifestations de grande ampleur qui se sont toujours déroulées de manière pacifique. Puisqu'elles ont parfois été accusées d'avoir causé des dégradations, j'en rappellerai le bilan, dont nous sommes assez fiers : zéro poubelle brûlée, zéro vitrine brisée, zéro véhicule incendié, voire zéro papier gras par terre.

Pour évoquer le rôle qu'a joué la force publique dans les nombreux événements que nous avons organisés sur la voie publique en 2012, 2013 et 2014, je commencerai par aborder la phase de préparation, puis la manifestation en tant que telle et le maintien de l'ordre au cours de son déroulement, enfin le traitement judiciaire qui en est fait.

Sur le premier point, deux ans de relations intenses avec la préfecture nous ont permis de constater que le régime de la déclaration préalable n'était guère respecté dans les faits, voire pas du tout. J'en veux pour preuve les propos tenus par M. Daniel Vaillant au sein de votre commission d'enquête, selon lesquels « il faut savoir recourir [aux interdictions] en cas de besoin, c'est-à-dire quand les objectifs avoués d'une manifestation sont incompatibles avec les textes fondamentaux de la République ». Ce discours n'a rien de surprenant : il rencontre celui du préfet de police de Paris, qui affirmait lors de la même audition « la tenue de toute manifestation revendicative [est] interdite dans ce secteur » – il s'agissait notamment des Champs-Élysées. Sans entrer dans la polémique relative à cette dernière zone, disons simplement que l'interdiction repose sur une tradition, puisque c'est à un régime déclaratif que les manifestations sont en principe soumises. De fait, je vais tenter de le montrer, nous avons été placés dans une situation qui nous a empêchés d'exercer nos droits.

La phase de concertation, dont il a été question dans les précédentes auditions, est essentielle. En effet, la clé de la réussite d'une manifestation est sa préparation, en particulier le « calage » des dispositifs respectifs des organisateurs et des forces de l'ordre. Or, aujourd'hui, à Paris en tout cas, cette concertation n'est possible qu'après une phase de négociation : la préfecture impose que l'on détermine le parcours avant d'aborder les autres aspects techniques. C'est-à-dire qu'avant la signature de la déclaration précisant l'itinéraire et les horaires, il est impossible de travailler avec les services techniques de la préfecture, en particulier la direction de l'ordre public et de la circulation, donc de prévoir avec eux des dispositifs adaptés du côté des organisateurs comme des forces de l'ordre. Pendant deux ans, nous avons été très demandeurs de cette concertation – puisqu'il y a évidemment, au-delà du seul parcours, bien des questions techniques à régler, notamment des autorisations à demander en fonction des différents dispositifs envisagés – et nous avons été mis à plusieurs reprises dans l'embarras.

Pour nous – c'est l'interprétation que nous en faisons depuis deux ans –, le régime de la déclaration préalable créé par le décret-loi du 23 octobre 1935 est aujourd'hui, dans les faits, un système d'autorisation. En effet, le délai imparti pour déposer la déclaration s'étend de quinze jours francs à trois jours francs avant l'événement. Or les arrêtés d'interdiction pris par la préfecture – notre mouvement est l'un de ceux qui en ont été le plus frappés en 2013 – l'ont systématiquement été le vendredi soir à vingt heures, alors que nous manifestons le dimanche parce que la population concernée n'est disponible que le week-end. Le tribunal administratif de Paris étant fermé le samedi, aucun recours n'est possible avant le lundi matin, c'est-à-dire une fois l'événement terminé. L'absence de délai obligatoire imparti à la préfecture pour répondre nous met en difficulté, car elle nous prive de notre droit de déposer un recours contre une décision administrative.

Puisque nous avons la possibilité de formuler des suggestions, nous aimerions que le législateur envisage d'étendre le délai de déclaration préalable. Pourquoi, s'agissant d'un événement de grande ampleur prévu depuis plusieurs mois, la déclaration ne peut-elle être déposée que quinze jours à l'avance alors même que certains dossiers techniques doivent l'être au cabinet du préfet un mois avant la manifestation ? Symétriquement, à l'heure où l'information va très vite, où les gens peuvent avoir besoin de manifester leur émotion rapidement, le délai de trois jours francs avant l'événement, sans doute pratique pour anticiper celui-ci, entrave la spontanéité des mouvements ; sans vouloir évidemment l'abolir, nous proposons donc de le ramener à vingt-quatre heures.

Nous avons souhaité participer à la fête de la Musique le 21 juin 2014. Nous avons déposé les déclarations requises auprès des services de la préfecture. Celle-ci nous a systématiquement répondu que le lieu choisi ne lui convenait pas et nous a demandé d'en proposer un autre. Nous avons fait dix-sept propositions au cabinet du préfet. Lorsque nous avons déposé la dernière, le 20 juin 2014, le préfet nous a tout bonnement répondu qu'étant donné les délais que nous lui imposions il ne pouvait plus satisfaire notre demande, l'événement débutant le lendemain. Nous aimerions donc que la loi oblige également la préfecture à répondre dans un délai donné, par exemple dans les trois jours francs, ce qui permettrait de former le cas échéant un recours.

Pour nous, cette phase de préparation est cruciale car elle permet de travailler sur les aspects techniques de la manifestation. Au demeurant, nous avons noté une évolution de la préfecture à cet égard, notamment après le remaniement ministériel qui a installé Bernard Cazeneuve au ministère de l'intérieur, sans que nous sachions si ces deux changements sont liés. Cela nous a permis de mieux préparer les événements. Ainsi, lors de nos deux dernières manifestations, le 2 février puis le 5 octobre 2014, nous avons disposé de quelques heures supplémentaires, ce qui nous a permis de ne déplorer aucun incident – chose rare s'agissant d'un mouvement d'une telle ampleur –, pas même une évacuation sanitaire. C'est que nous avions eu le temps de nous concerter, donc de positionner notre service d'ordre en fonction du déploiement des forces de l'ordre, bref de nous répartir les rôles conformément aux obligations que la loi impose à chacun.

J'en viens à la manifestation en tant que telle. J'aimerais avant tout saluer le professionnalisme des fonctionnaires de la police nationale et des militaires de la gendarmerie, placés sous l'autorité fonctionnelle du préfet de police. Leur compétence n'est absolument pas en cause. Simplement, nous avons constaté à de multiples reprises un sous-dimensionnement du dispositif policier qui entraînait de facto un usage disproportionné de la force publique : il est plus facile à vingt gendarmes mobiles qu'à cinq de tenir un barrage et leurs réactions n'ont pas besoin d'être aussi fortes. À l'époque, cette question avait d'ailleurs donné lieu à un rendez-vous avec Manuel Valls.

Nous avons notamment été confrontés à ce problème le 24 mars 2013. Notre situation était alors extrêmement délicate. N'ayant pu négocier le lieu de la manifestation, nous nous sommes trouvés cantonnés à l'avenue de la Grande-Armée. Nous avons dénoncé le plan du dispositif proposé par la préfecture avant même de signer la déclaration. En effet, on nous avait imposé de placer notre podium à l'entrée de l'avenue de la Grande-Armée, ce qui ne laissait aucun axe de fuite. Or le mouvement de foule était tel qu'au bout de trois ou quatre heures on piétinait : on ne gagnait que quinze ou vingt centimètres par heure ; au bout d'une heure, tout le monde avait avancé d'un mètre et les gens se sont retrouvés contre les barrages. Les fonctionnaires de police ont alors dû faire usage de gaz lacrymogènes. Vous connaissez les images. Je citerai Laurent Wauquiez : « Il est inacceptable d'envoyer des gaz contre les enfants. Avez-vous l'impression que ce sont des casseurs, des gens violents ? » Jean-François Copé avait lui-même demandé des comptes à François Hollande à ce sujet.

La seule explication que nous ayons trouvée à ces événements, et dont nous espérons qu'elle est la bonne, est que le dispositif prévu par la préfecture a été dépassé par le succès de la manifestation. Nous regrettons que les différents états-majors, la direction du renseignement et la direction de l'ordre public et de la circulation, composés d'experts chevronnés de l'ordre public, ne puissent proposer aux organisateurs les solutions techniques qu'ils ont à disposition tant que le préfet ne les a pas autorisés à leur parler, c'est-à-dire tant que les itinéraires et les horaires n'ont pas été fixés sur le papier. Cela nous oblige à nous réorienter en dernière minute, ce qui suppose que nous soyons très organisés et rend plus fébriles les parties prenantes au sein de chacun des deux dispositifs.

Parmi les problèmes qui se sont posés à nous et à nos associations partenaires en 2013 figure la technique dite de l'encagement. Très fréquemment utilisée par les forces chargées du maintien de l'ordre, elle consiste à organiser un dispositif interdisant l'accès à tel ou tel endroit et permettant de retenir les manifestants en un lieu donné pour une durée déterminée. En l'occurrence, il s'agissait généralement de laisser à une personnalité présente dans les parages le temps de prendre une décision et, le cas échéant, de s'en aller.

C'est ce qui est notamment arrivé au lycée Buffon, le 27 mai 2013. À l'occasion d'une visite de François Hollande dans l'établissement, des manifestants organisaient un « accueil de ministre », sorte de happening lancé par la « Manif pour tous » à partir de l'idée qu'à défaut d'être écoutés par le Gouvernement nous allions nous faire entendre. Il s'agit de profiter des déplacements des membres du Gouvernement pour nous présenter à eux. Ce jour-là, nous avons eu, sans sommation, 93 encagés, pendant plus de trois heures. Il n'en est résulté que deux gardes à vue.

Cette technique a également été utilisée le 9 décembre 2013 lors d'une manifestation dite des Mères Veilleuses à laquelle j'ai participé. Cette manifestation avait été déclarée par mes soins auprès du cabinet du préfet de police de Paris. Nous avons été encagés plus de trois heures, alors qu'il s'agissait d'un rassemblement de mères de famille ; il y a eu des malaises, une poussette a été renversée par l'intervention des forces de l'ordre ; le tout au cours d'une manifestation déclarée, suivant les itinéraires déclarés. Tout ce que le préfet nous a répondu lorsque nous l'avons interrogé, c'est qu'il n'avait pas reçu notre déclaration. J'ai été entendu à ce sujet par le Défenseur des droits ; celui-ci, qui pourra vous le confirmer tout à l'heure, a également auditionné le commissaire de police présent sur place, qui a reconnu avoir utilisé la technique de l'encagement lors de cette manifestation.

J'en viens à une autre affaire – je reste volontairement très technique, afin de vous laisser interpréter vous-mêmes les faits. Le 31 mai 2013, cinq jeunes auditionnés au Palais de justice à la suite d'une vérification d'identité en sortent libres, aucun fait n'ayant été retenu contre eux, dans la tenue de manifestants qu'ils portaient lors de leur interpellation. Ils sont alors de nouveau interpellés devant les grilles du Palais de justice, on les fait entrer dans un camion des forces de l'ordre, et c'est un avocat qui, passant là par hasard, demande à la commissaire de police de les en faire sortir puisqu'il n'existe aucun motif d'interpellation. Il a finalement obtenu gain de cause, comme le montre une vidéo visionnée à plusieurs dizaines de milliers de reprises sur Internet, qui témoigne de l'embarras de la commissaire tentant désespérément de joindre son état-major par radio. Sachez – car cela n'apparaît pas sur la vidéo – que ces jeunes ont été encore interpellés quelques centaines de mètres plus loin, à la station Saint-Michel, alors qu'ils tentaient de rentrer chez eux pour prendre une douche bien méritée après quarante-huit heures de garde à vue.

Un dernier exemple de recours à cette technique de l'encagement. Le 6 août 2013, nous avons organisé un autre accueil lors d'une visite de François Hollande à La-Roche-sur-Yon. Des étudiants sont allés, toujours de manière pacifique, à la rencontre du Président. Des CRS ont alors encerclé le groupe, pendant plus de trois heures. Les manifestants ont eu la bonne idée de faire venir un huissier de justice, qui a constaté cette atteinte à la liberté d'aller et venir – celle-là même que la cour d'appel de Riom a condamnée le 21 janvier 2015, dans une affaire où deux officiers de gendarmerie avaient pareillement retenu un syndicaliste pendant une visite de Nicolas Sarkozy.

J'aborderai en troisième lieu la gestion de la manifestation, particulièrement les procédures judiciaires qui s'ensuivent. Je réagis ici à l'audition du procureur de Paris. Nous avons constaté un détournement de procédures judiciaires, celles-ci ayant été utilisées comme moyens de dispersement. La technique est simple. Les fonctionnaires commencent par demander à la personne de justifier de son identité ; normalement, c'est uniquement en cas de refus ou d'impossibilité d'établir celle-ci que les forces de l'ordre sont autorisées à la conduire au poste et à l'y retenir le temps nécessaire à la vérification.

L'exemple que je vais citer est sans doute le plus marquant ; il a d'ailleurs fait l'objet d'une plainte de la part d'un membre du cabinet du préfet qui était présent sur place. Les Veilleurs, mouvement ultra-pacifique, se rassemble place de la République, sur le terre-plein central, le 26 juin 2013. Et voilà que les participants se retrouvent dans le « GAV bus », selon l'expression employée sur les réseaux sociaux pour désigner ce bus où l'on peut entasser jusqu'à cinquante personnes pour aller vérifier leur identité. Cinquante-deux manifestants sont ainsi embarqués et emmenés au commissariat de la police ferroviaire, rue de l'Évangile, sans que personne ne leur ait demandé au préalable de justifier de leur identité. Tous ont pourtant une carte nationale d'identité sur eux. Ce n'est qu'à l'arrivée au commissariat qu'ils sont prévenus qu'il s'agit d'une vérification d'identité.

Une telle procédure n'a-t-elle pas été utilisée à outrance, dans un but de maintien de l'ordre ? En l'occurrence, n'a-t-elle pas permis d'écarter plus facilement cinquante-deux personnes le temps de la manifestation au lieu de les traiter en manifestants, surtout dans ce contexte pacifique ? Telles sont les questions que nous nous posons, mais vous êtes naturellement libres de votre interprétation.

Nous trouvons par ailleurs assez stupéfiant que le ministère de la justice ait refusé de répondre aux questions du député Poisson sur les statistiques. Nous souhaiterions donc que votre commission demande à la chancellerie le nombre d'interpellations liées à l'opposition au mariage pour tous et le nombre de gardes à vue, de défèrements et de condamnations qui en ont résulté. Nous considérons pour notre part que ce taux est inférieur à 5 %.

Nous avons fait référence aux libertés fondamentales. À cet égard, comment réparer le préjudice subi par une personne qui se retrouve en garde à vue pendant quarante-huit heures, parfois pour rien, sans que personne ne lui dise ce qu'il fait là ni ne lui énonce ses droits ? C'est ce qui est arrivé à l'un des responsables logistiques de notre mouvement, parce qu'il portait un sweat-shirt de la « Manif pour tous » en rentrant d'une manifestation.

Enfin, pourquoi la préfecture s'obstine-t-elle à refuser la transparence ? Alors que nous avions obtenu du tribunal de grande instance de Paris la présence d'huissiers de justice lors de notre manifestation du 2 février 2014, pour vérifier sa bonne tenue et le respect de leurs obligations par les forces de l'ordre comme par les organisateurs, la préfecture a formé un recours pour s'y opposer, avec succès.

Je ne reviens pas sur la résolution n° 1947 votée le 27 juin 2013 par le Conseil de l'Europe, qui concerne les manifestations et les menaces pour la liberté de réunion en France.

J'en terminerai par l'affaire Anna, du nom d'une étudiante de 19 ans en classe préparatoire dans les Yvelines qui avait la malchance d'être russe et de demander sa naturalisation. Plusieurs conférences de presse en ont fait état, elle a été convoquée par un service de police des Yvelines qui lui a demandé d'infiltrer la délégation locale de la « Manif pour tous » et de donner les noms, prénoms et professions de tous les membres du mouvement, sans quoi son dossier de naturalisation serait bloqué. Nous l'avons aidée à déposer une plainte auprès de l'Inspection générale de la police nationale ; nous attendons toujours le résultat.

Aujourd'hui, nous nous interrogeons. Les forces de police peuvent-elles être instrumentalisées à des fins politiques ? Nous partageons votre inquiétude à propos du projet de loi relatif au renseignement, dont Bernard Cazeneuve a bien dit qu'il n'excluait pas les mouvements sociaux : dans quelle mesure ce texte pourrait-il nous viser au même titre que des personnes qui mettraient en cause la sécurité nationale ?

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