Intervention de Jean-Claude Guibal

Réunion du 15 avril 2015 à 9h45
Commission des affaires étrangères

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Claude Guibal, président :

Le rapport que nous vous présentons vous invite à un regard sur l'Afrique, et spécialement sur l'Afrique francophone, plus circonspect que celui que l'on a porté depuis quelques années. L'afro-optimisme nous semble devoir être fortement tempéré. Si l'Afrique va mieux par certains côtés, notamment une croissance économique importante, ce n'est pas pour autant qu'elle va bien. Au-delà des crises du Mali et de la République centrafricaine qui ont mis en évidence les problèmes du continent, le tableau général, sur le plan du développement et de la stabilité, est assez sombre.

Cinquante-cinq ans après les indépendances, la quasi-totalité des pays d'Afrique francophone, à l'exception du Gabon et du Congo relèvent de la catégorie des Pays les moins avancés. Un pays comme la Côte d'Ivoire, par exemple, que l'on considérait naguère comme la vitrine économique de l'Afrique francophone, est en fait au 171e rang mondial sur l'Indice de développement humain des Nations Unies. Les indices sociaux de ces pays sont tous mauvais, que ce soit en matière de pauvreté monétaire, de santé ou d'éducation. Les chiffres parlent d'eux-mêmes : dans de nombreux pays, des proportions considérables de leurs populations vivent avec moins de 1,25$ par jour. L'espérance de vie est très basse, parfois même un peu inférieure à 50 ans, et elle ne dépasse les soixante ans qu'au Gabon, au Sénégal et à Djibouti. Les taux de malnutrition restent très élevés et des proportions importantes de populations sont en insécurité alimentaire, facteur qui contribue au fait que, dans certains pays, un enfant sur cinq meurt avant l'âge de cinq ans. Les systèmes de santé sont dans un état déplorable : on en a vu les conséquences en Guinée, en Sierra Leone et au Liberia lors de l'épidémie Ebola. Les systèmes d'éducation ne sont souvent pas bien meilleurs, ce qui explique des taux d'analphabétisme parfois considérables.

Ces situations sociales désastreuses tiennent notamment au fait que la croissance économique, même élevée, est insuffisante à compenser les effets de la croissance démographique : nombre de pays voient leurs populations doubler en une vingtaine d'années, ou à peine plus. Cette donnée met les pays concernés face à des défis incommensurables, en termes de santé, d'éducation, de sécurité alimentaire, d'emplois, d'urbanisme, de délinquance, etc., dès lors que les effets de la croissance économique y sont annulés.

C'est la raison pour laquelle même s'il y a de moins en moins de pauvreté en Afrique subsaharienne, il y a de plus en plus de pauvres : la part de la population vivant avec moins de 1,25$ par jour est passée de près de 60 % à moins de 50 % en 25 ans, mais le nombre de pauvres a augmenté de 290 millions à plus de 400 millions. Dans certains pays, comme le Bénin, même si la majeure partie de la population vit aujourd'hui au-dessus du seuil de pauvreté, le nombre de personnes pauvres est nettement supérieur à la population totale du pays à l'indépendance. Malgré une croissance globale élevée, il n'y a pas de convergence, de rattrapage, entre les plus pauvres et les plus riches et les écarts s'accroissent. Par habitant, le PIB de l'Afrique était équivalent à 5 % de celui des Etats-Unis en 1960 ; il est aujourd'hui de 3 %.

Vous trouverez dans le rapport le détail de nos analyses sur les autres facteurs qui s'ajoutent à la démographie pour expliquer cette situation, facteurs politiques notamment, tenant à des niveaux d'inégalités très élevés, ou à des déséquilibres territoriaux considérables, je n'y insiste pas.

Le second élément du constat que nous devions faire portait sur la question de la stabilité. Si les tensions et affrontements interétatiques ont été rares entre pays francophones, les troubles internes ont en revanche été fréquents, et il n'y a guère que le Sénégal qui se distingue depuis 1960. Aucun autre pays d'Afrique francophone n'a été exempt de coups d'État militaire, de rébellions, de tentatives de déstabilisation, et autres guerres civiles. Plusieurs pays sont aujourd'hui sous le feu des projecteurs, le Mali et la République centrafricaine, en premier lieu, mais d'autres sont tout aussi préoccupants. C'est le cas de la RDC dont la région orientale est la proie de toutes les convoitises et consécutivement, de toutes les tentatives de déstabilisation ; s'y ajoutent des problèmes de gouvernance politique. C'est également le cas du Cameroun : d'une part, l'extrême Nord du pays est marginalisé, laissé à l'abandon depuis plus de trente ans et s'enfonce peu à peu vers l'insécurité faute de développement, et le régime politique est bloqué, sans perspective ni soupape. Le rapport y consacre de nombreux développements. C'est encore le cas du Burundi, actuellement dans une impasse politique, institutionnelle, sur fond de crise foncière, de surpeuplement, de retour de centaines de milliers de réfugiés. C'est le cas du Tchad dont la situation politique interne n'est pas stabilisée et qui, comme le Cameroun, est entouré de menaces externes.

Plusieurs pays francophones sont en phase de sortie de crise, mais il ne semble pas que les facteurs profonds qui ont conduit à l'éclatement des crises, soient traités comme ils le devraient pour pérenniser l'apaisement. En Côte d'Ivoire, par exemple, ce n'est qu'au milieu de l'année dernière que le dialogue politique a commencé à reprendre entre le gouvernement et l'opposition ; longtemps, la réponse du gouvernement n'a été que sécuritaire alors que les problématiques foncières, la montée de la pauvreté, la croissance démographique, ont joué un rôle fondamental dans l'exacerbation croissante des tensions intercommunautaires dès la fin des années 1980. En Guinée, le feu couve entre communautés, les crispations sont vives entre gouvernement et opposition, les affrontements violents sont hebdomadaires sur fond de pauvreté extrême, que l'épidémie d'Ebola n'a fait qu'aggraver. On connaît aussi les fragilités des pays de l'arc sahélien.

Tout cela résulte d'un empilement de causes, d'héritages cumulés qui ont fragilisé durablement les pays africains, jusqu'à aujourd'hui. Sans vouloir faire acte de repentance, la colonisation a bouleversé les structures sociales et économiques des territoires conquis, ce qui a entraîné des disparités fortes, entre le Nord et le Sud, par exemple au Bénin, au Togo, en Côte d'Ivoire, ainsi que des problématiques migratoires, foncières, ethniques. On a laissé aux indépendances des territoires sous-administrés – la Mauritanie était gérée depuis Saint-Louis du Sénégal et la première pierre de Nouakchott a été posée en 1958 en présence du général de Gaulle, ce qui n'a pas été sans conséquence. De même en est-il des ajustements structurels dont on voit les effets directs aujourd'hui encore, sur la stabilité et le développement des pays concernés : l'épidémie d'Ebola ne se serait pas répandue aussi vite si les systèmes de santé avaient été en mesure d'y faire face. D'une manière plus générale, on est aujourd'hui en présence d'États qui n'ont pas les capacités de définir et de mettre en oeuvre des politiques publiques, qui souvent, ne contrôlent pas non plus l'intégralité de leur territoire, et cette faiblesse se révèle catastrophique lorsqu'ils doivent faire face à un nombre croissant de défis, d'origine externe ou non. Les trafics divers, de drogue, en premier lieu, induisent le développement d'une économie mafieuse et de la corruption : le seul trafic de cigarettes représente 1 milliard d'euros annuels, celui de la drogue qui transite par l'Afrique de l'Ouest 1,7 milliard de dollars, soit plus que le budget annuel de certains de ces États. S'y ajoutent la piraterie maritime dans le Golfe de Guinée, les migrations régionales, la montée des extrémismes religieux, la dégradation de l'environnement, ou l'explosion démographique, question majeure sur laquelle on reviendra.

Enfin, nombre de pays d'Afrique sont aussi gouvernés, parfois depuis des décennies, par des gérontocraties souvent arrivées au pouvoir dans des conditions discutables. Malgré les élections successives, elles n'ont pour certaines qu'une très faible légitimité et sont totalement déconnectées des réalités sociales et générationnelles. C'est ce qui suscite l'éclosion un peu partout de mouvements de jeunesse citoyenne, à l'image de « Y en a marre » au Sénégal qui a contribué à l'alternance après avoir fait reculer le président Wade sur son projet de réforme de la constitution. Ce mouvement fait aujourd'hui tâche d'huile, on le retrouve d'ores et déjà en Côte d'Ivoire, au Burkina Faso, ce qui a provoqué la chute de Blaise Compaoré il y a quelques mois, mais aussi au Congo, au Gabon, au Niger, au Mali, ou encore en RDC. Les questions de citoyenneté, de sentiment d'injustice, viennent se greffer aujourd'hui sur les facteurs de crise anciens, et ajoutent aux risques d'explosion.

Nous sommes en fait en présence de pays en apparence stables sur la longue durée, avec des présidents réélus élection après élection, mais qui sont en fait minés de fragilités profondes, faute de légitimité : il s'agit de régimes qui fonctionnent sur la base d'un clientélisme orchestré à tous les échelons pour diviser sur des bases ethno-régionales et qui pratiquent la rétribution. C'est le contrôle de l'Etat qui permet celui de l'économie et la répartition des rentes, notamment dans les pays qui bénéficient de richesses naturelles importantes. Les tensions politiques ne se traduisent plus par des coups d'État militaires, mais la résistance à l'alternance demeure très forte.

Nous nous sommes penchés sur la situation de deux pays qui nous semblent être particulièrement fragiles à moyen terme, pour des facteurs somme toute assez proches. Il s'agit du Niger et du Cameroun, mais l'analyse pourrait être étendue à d'autres pays d'Afrique francophone.

Le Niger est un pays, comme Pierre Lellouche et François Loncle l'ont dit au retour de leur déplacement, où la croissance démographique est un enjeu colossal : en 2050, le pays verra arriver chaque année sur le marché du travail 1,4 million de jeunes. Non seulement la transition démographique n'est pas entamée, mais la natalité est en ce moment à la hausse, comme au Tchad ou au Mali. En outre, si les femmes mettent au monde en moyenne 7,2 enfants, le désir d'enfants des couples est supérieur à 9. La question démographique pèse fortement sur le système éducatif qui ne peut faire face à la demande et l'école publique laïque est aujourd'hui à la dérive face à la montée de l'enseignement privé islamiste que l'État n'a pas non plus les moyens de contrôler. A cela s'ajoute depuis plusieurs décennies une islamisation progressive de la société civile nigérienne. En outre, le fossé générationnel est aujourd'hui très profond au Niger entre les élites dirigeantes et la jeunesse. L'une des manifestations de la contestation des jeunes passe par la très forte revendication d'un islam épuré. Les avancées sociales que peut proposer l'État sont contestées par la rue, sur des thématiques comme la planification familiale, le code de la famille, la ratification par le pays des conventions internationales promouvant le droit des femmes, etc., la société civile islamique prenant de plus en plus de poids dans le débat public. La même évolution se dessine au Mali.

C'est sans doute la raison pour laquelle on sent aussi monter une forme de perméabilité de l'Est du Niger à Boko Haram ; les attaques de février dernier sur certaines villes de la région ont confirmé qu'il y avait des cellules dormantes qui n'attendaient qu'un signal pour être réactivées. Tout ceci amène à rappeler que l'on est dans un contexte régional extrêmement instable qui met le Niger sous de nombreuses menaces que ses propres capacités et perspectives de développement pourront difficilement arrêter : ainsi, le projet d'Imouraren dans le Nord devait se traduire par l'embauche de quelque 6 500 jeunes qui, aujourd'hui, sont disponibles pour des recrutements d'une tout autre nature.

Au Cameroun, la situation est différente mais non sans analogie : le régime politique est bloqué, Paul Biya est au pouvoir depuis plus de trente ans, et il sera probablement à 85 ans candidat à sa succession en 2018, dans la mesure où aucune alternative n'a été préparée. Le Cameroun est l'exemple type du régime impopulaire, qui fait face à des contestations régulières, régulièrement réprimées, dans lequel l'opposition divisée est décrédibilisée, et le parti au pouvoir traversé de luttes de clans. De sorte que pour de nombreux analystes, les éléments de la crise future se mettent peu à peu en place, dans un contexte où la donne tribale domine : depuis l'arrivée au pouvoir par Paul Biya, le Nord a été marginalisé, et l'on peut très bien envisager un scénario à l'ivoirienne ou à la guinéenne au moment de la succession, c'est-à-dire un basculement plus ou moins lent dans une crise grave et durable.

Le tableau général nous semble un peu inquiétant, suffisamment pour inviter, dans la mesure où il s'agit de pays d'Afrique francophone, à une analyse de la politique africaine de notre pays et à quelques révisions.

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