Intervention de Guillaume Tusseau

Réunion du 17 avril 2015 à 9h00
Groupe de travail sur l'avenir des institutions

Guillaume Tusseau :

Si d'aventure la seconde chambre est maintenue, il me semble qu'elle doit à tout le moins disposer d'un pouvoir de veto temporaire, partiel et surmontable par une majorité qualifiée ou par référendum. Il ne faut pas, en effet, négliger la possibilité d'insuffler directement dans la prise de décision la puissance propre du peuple, en cas de conflit entre l'Assemblée nationale et le Sénat réformé. Si on limite ce dernier à ne jouer qu'un rôle consultatif, il sera immédiatement frappé du syndrome du CESE et ses rapports ne seront pas du tout pris en compte.

Quant à l'idée de rendre caduques les lois dont les décrets d'application ne sont pas publiés dans un délai raisonnable, elle me semble périlleuse, car elle reviendrait à donner au Gouvernement un pouvoir de veto sur les lois, qu'il exercerait par sa propre inertie – a fortiori en cas d'alternance. Cela poserait aussi des problèmes juridiques d'effet de la loi dans le temps : quel serait le droit applicable, advenant la caducité d'une loi ? Serait-ce la loi abrogée par la loi devenue caduque ?

J'en viens à présent à des réflexions plus personnelles. Je suis attaché à l'idée de représentation d'une communauté de citoyens qui soit une, universelle, indivisible, éternelle et qui dépasse les différences individuelles d'âge, de genre, de profession, de handicap, de couleur de peau, de religion ou d'opinion. Dans le même temps, je me demande dans quelle mesure cette conception de la citoyenneté issue de la Révolution française ne conduit pas à cristalliser une vision communautariste particulière, dans quelle mesure la crainte du communautarisme n'est pas exprimée du point de vue d'une telle vision et dans quelle mesure cet universalisme n'est pas celui d'une partie très restreinte de la société française. Cette représentation des individus et des groupes, uniquement dans ce qu'ils ont d'universel et d'abstrait, peut être comprise comme une prise en compte illusoire ou fallacieuse des individus. N'oublions pas que dans la théorie de l'adunation proposée par Sieyès, la construction d'une nation une, universelle et indivisible n'a rien de naturel. La production artificielle, par le processus politique, de la nation française universelle et abstraite n'a donc rien de neutre : elle est solidaire de conceptions politiques particulières. Et nos débats montrent à quel point la légitimité de cette position est remise en cause. De ce point de vue, l'idée d'une seconde chambre où serait représentée la diversité des territoires, des ONG, des universités, des professions, des préoccupations et des temporalités me semble intéressante.

Je rejoins Ferdinand Mélin-Soucramanien lorsqu'il juge illégitime et difficilement justifiable l'exigence d'un âge supérieur pour être éligible au Sénat, a fortiori s'il devient la chambre du temps long. Les jeunes générations n'étant pas les moins sensibles au long terme, l'argument selon lequel on le prend mieux en compte lorsque l'on a soi-même vécu longtemps me semble facilement récusable.

Sur le plan pratique, on pourrait imaginer une chambre composée d'hommes et de femmes politiques élus à la proportionnelle, d'une dizaine de personnes tirées au sort et de quelques associations parmi les milliers qui existent en France, quelle que soit leur représentativité. Cette chambre aurait précisément l'intérêt de ne pas prendre en considération la représentativité de ses membres : elle serait représentative en elle-même, du fait de la diversité des personnes qu'elle accueillerait. La réunion et la confrontation d'associations porteuses de perspectives aussi différentes, par exemple, que la défense de produits agricoles d'un terroir, celle du droit des étrangers, du droit de l'environnement ou d'un château en péril, en feraient tout l'intérêt.

On peut voir en cela une forme de relecture du théorème du jury de Condorcet, selon lequel il faut réunir des personnes choisies au hasard. Le théoricien américain Scott Page a montré à quel point, dans une assemblée – même spécifique –, la qualité épistémique des décisions dépendait de la diversité des points de vue. D'autres théoriciens ont pris à sa suite l'exemple des cours constitutionnelles, considérant qu'elles devraient comprendre des profanes et non seulement des juristes. Selon eux, la capacité du groupe à prendre des décisions informées, rationnelles et argumentées, s'accroît précisément du fait que ce groupe n'est pas composé que de personnes spécialisées dans la fonction qu'il a à exercer.

Dans la mesure où le Sénat réformé aurait vocation à s'intéresser à tout ce qui concerne la communauté nationale, pourquoi ne pas y faire siéger des gens très différents que l'on tirerait au sort ? On pourrait envisager que certaines personnes y soient désignées pour cinq ans, tandis que d'autres y siégeraient ès qualités pour la durée de leur mandat. Il n'y a pas d'empêchement fonctionnel majeur à ce que les mandats des différents membres de cette assemblée soient complètement déconnectés les uns des autres. On ne doit donc pas reculer devant l'idée d'instaurer des quotas et d'assurer la représentation des religions, des universités ou des ordres professionnels. On pourrait même aller plus loin en introduisant au Sénat quelques représentants originaires de l'étranger, car leur perspective sur les textes qui seraient discutés au sein des deux assemblées peut aussi présenter de l'intérêt.

Une telle conception soulève la question de la représentativité comparée de l'Assemblée nationale, assemblée de l'uniformité, et de ce Sénat-CESE réformé, assemblée de la diversité. Laquelle des deux serait la plus représentative et la mieux à même d'exprimer les positions de la société française ? Un tel équilibre institutionnel n'étant pas forcément très valorisant, pourquoi ne pas envisager l'hypothèse d'un monocamérisme, les avantages que l'on envisageait de conférer au Sénat-CESE réformé pouvant alors être inscrits au coeur du fonctionnement et de la composition de l'Assemblée nationale ?

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion