Intervention de Christine Lazerges

Réunion du 15 avril 2015 à 18h00
Commission de réflexion sur le droit et les libertés à l’âge du numérique

Christine Lazerges, présidente de la Commission nationale consultative des droits de l'homme, CNCDH :

Je vous remercie de votre invitation, et aussi d'avoir installé cette commission de réflexion qui travaille sur un sujet majeur pour la CNCDH, vieille institution de la République inventée par René Cassin en 1947 et définie par M. Robert Badinter comme « une compagnie de vigilants ». La CNCDH compte une trentaine de personnalités qualifiées et une trentaine de représentants des organisations non gouvernementales et des syndicats. Aussi, quand ce petit parlement à la composition pluraliste adopte un avis à l'unanimité, il signale la réalité des contradictions ou des obstacles que nous avons entrevus au regard du respect des droits de l'homme.

Il en est évidemment ainsi pour l'avis que nous rendrons demain sur le projet de loi relatif au renseignement. Nous disons en introduction que la procédure accélérée qui, dans l'absolu, ne devrait être utilisée que très rarement, est rigoureusement inadéquate pour des textes d'une aussi grande technicité. Lorsque j'étais députée, M. Lionel Jospin étant Premier ministre, cette procédure n'a jamais été utilisée au cours de la législature ; on peut donc gouverner sans en passer par là.

Pour ce qui concerne précisément le projet de loi sur le renseignement, l'extrême accélération confine à la précipitation puisque le texte, adopté par le conseil des ministres le 19 mars dernier, sera examiné en séance publique le 13 avril. Nous avons été auditionnés par la commission des lois huit jours après l'adoption du projet par le conseil des ministres, et nous ne disposions que d'une étude d'impact partielle ; partielle, elle l'est d'ailleurs très largement restée.

Le rapporteur de l'avis que nous rendrons demain est M. Henri Leclerc, mais M. Hervé Henrion, magistrat et conseiller juridique, en est le rédacteur et je lui laisserai la parole après vous avoir dit nos inquiétudes les plus fortes. C'est qu'avec la captation de masse d'informations, « on passe de la pêche à la ligne à la pêche au chalut » comme l'a observé M. Jean-Marie Delarue. Or nous n'avons pas les moyens de protéger la vie privée de ceux que l'on va écouter, non plus que d'analyser la masse des informations recueillies – sans que l'on sache très bien où elles seront conservées et dans quelles conditions – pour une durée beaucoup plus longue que ne le sont les interceptions actuellement confiées aux soins de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS).

Nous éprouvons donc une très vive inquiétude sur l'effectivité du contrôle qu'opérera la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), autorité administrative indépendante (AAI) qui se substituera à la CNCIS. Comme le Conseil d'État, nous critiquons très fortement la composition de la CNCTR, dont on voit bien ce qu'elle a d'artificiel si l'on veut que la nouvelle instance fonctionne bien. Il est prévu d'y faire siéger neuf membres : deux députés, deux sénateurs, deux membres du Conseil d'État, deux magistrats de la Cour de cassation et une personnalité qualifiée. Nul ne disconviendra que s'il faut réunir ce collège sous 24 ou 48 heures, les quatre parlementaires seront peu disponibles, singulièrement dans un pays où le non-cumul des mandats n'est pas encore entré dans les faits pour tous. Et sauf s'ils sont détachés auprès de la CNCTR, ce que le projet de loi ne dit pas, il en ira de même pour les deux magistrats du Conseil d'État invités à se présenter à des réunions en urgence. Cette belle composition apparente ne permettra donc pas à la CNCTR de travailler sérieusement, d'autant qu'y siégera un seul scientifique véritablement compétent en ces matières techniques. Quand il est question d'algorithmes, une commission de ce type doit être constituée de gens qui oeuvrent à plein temps à la protection des libertés et qui ont une compétence réelle sur ce qu'ils doivent contrôler.

De plus, la CNCTR sera saisie a priori mais ses avis sont consultatifs. Ils seront transmis pour décision au Premier ministre, ainsi investi de compétences qui, outre qu'elles sont presque inhumaines, ne sont pas bordées. Le projet prévoit en effet que si le Premier ministre ne donne pas suite aux recommandations de la Commission ou lorsque les suites sont insuffisantes, la CNCTR disposera seulement de la faculté de saisir le Conseil d'État, qui rendra en formation spéciale une décision non motivée au terme d'une procédure non contradictoire. Outre cela, le texte prévoit qu'en cas d'« urgence », notion très vague, l'autorisation de recourir à une technique de renseignement sera donnée par le chef de service ou la personne spécialement déléguée par lui, sans que l'avis de la CNCTR ait été préalablement recueilli.

Tout cela fait que la CNCDH, comme quantité d'autres institutions - le défenseur des droits, la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) et le Conseil d'État – estime que ce texte devrait être infiniment plus réfléchi. Le Président de la République s'est engagé à ce qu'il n'y ait pas de Patriot Act à la française ; personne n'emploie cette expression pour qualifier ce projet de loi, mais l'on peut se demander si ce n'est pas d'une sorte de Patriot Act qu'il s'agit.

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