Intervention de Pascal Beauvais

Réunion du 15 avril 2015 à 18h00
Commission de réflexion sur le droit et les libertés à l’âge du numérique

Pascal Beauvais, rapporteur de l'avis de la CNCDH sur la lutte contre les discours de haine sur internet :

Pour comprendre la teneur et la signification de nos propositions, il convient d'abord d'exposer les constats faits par la CNCDH. Nous avons installé un groupe de travail composé d'associations – MRAP, Licra, SOS Racisme, Ligue des droits de l'homme, Reporters sans frontières – et d'experts appartenant à la Commission, et nous avons procédé à une quarantaine d'auditions au spectre large, de La Quadrature du net au collectif contre l'islamophobie en passant par vous, madame la présidente Féral-Schuhl. En dépit de la diversité des intervenants et de la composition de la CNCDH, quelques points font consensus, le premier étant que la révolution numérique est une formidable transformation sociétale, porteuse d'un accroissement considérable des libertés, de l'autonomie des personnes, de l'information et de la liberté d'expression. C'est aussi la possibilité d'une refondation démocratique sur une base beaucoup plus informée, délibérative et participative.

La CNCDH se félicite de cette révolution ; surtout, elle n'entend pas porter atteinte au développement de ces nouvelles libertés pour lutter contre les discours de haine sur internet. En outre, la CNCDH, à l'instar de la Cour européenne des droits de l'homme, considère que la liberté d'expression s'applique également aux propos « qui heurtent, choquent ou inquiètent ».

Dans le même temps, le constat est également partagé de la prolifération des discours racistes, antisémites, islamophobes, xénophobes et homophobes qui avaient très peu de place dans les médias traditionnels et dont la visibilité est nécessairement accrue par l'effet démultiplicateur d'un réseau où l'expression publique est généralisée et offerte à tous.

Or, face à la montée de l'expression publique raciste dans le monde virtuel, les autorités publiques paraissent absentes. Cette prolifération pose donc aussi la question de l'efficacité des politiques et des moyens mis en oeuvre et, plus généralement, celle de l'effectivité des dispositifs existants. Par exemple, la plate-forme Pharos, chargée de recevoir les constatations de bon nombre d'infractions en ligne, ne comptait, il y a peu de temps encore, qu'une vingtaine d'agents pour toute la France. Le nombre de procédures et de condamnations pour des propos racistes sur internet est chaque année ridiculement bas par rapport au nombre de propos de ce type relevé. La CNCDH, qui est l'organe étatique chargé de dresser un rapport annuel sur la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la xénophobie, inquiète de ce phénomène et de cette absence de moyens, se devait de proposer au débat public des pistes de réflexion. Elles sont contenues dans l'avis.

La difficulté est de définir comment parvenir à mieux lutter contre les discours de haine sur Internet sans que cela ne se traduise par la réduction de la liberté d'expression. En premier lieu, il convient de conserver la loi de 1881. Ce grand texte libéral historique, socle de notre démocratie et qui a fait ses preuves, doit rester notre référence, notre texte fondamental en la matière. Les infractions qu'il contient, incriminant les abus de la liberté d'expression, doivent rester les mêmes ; il ne faut ni les élargir, ni en créer de nouvelles, ni aggraver les peines encourues. La loi de 1881 ne doit pas être détricotée : il ne faut pas en extraire certaines infractions pour les noyer dans le droit commun du code pénal. Elle doit conserver le monopole des infractions incriminant les abus de l'expression.

Doit rester gravé dans le marbre de la loi le fait que les infractions incriminant les abus de l'expression et de l'opinion ne sont pas des infractions comme les autres. Potentiellement liberticides et anti-démocratiques, elles ne peuvent être qu'une exception très encadrée au principe général de liberté d'expression. Elles doivent donc être contenues dans une loi spéciale qui protège la liberté d'expression et qui offre des garanties et une protection elles aussi spéciales à celui qui s'exprime. Cette protection n'existe pas dans le code pénal. Dans la loi de 1881, celui qui s'exprime est protégé par une procédure d'offre de preuve et par la prise en compte du sérieux de son propos et de sa bonne foi. Il ne peut être l'objet de la procédure pénale expéditive entre les mains du parquet et de la police que permettent par exemple la comparution immédiate ou la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité. Il est protégé des procédures abusives et éventuellement instrumentalisées par des délais de prescription réduits.

Dans l'esprit du juge qui applique cette loi ce balancement doit demeurer : le principe est la liberté d'expression, l'exception, très strictement encadrée, étant l'abus de cette liberté. Le juge doit conserver la main tremblante de celui qui pose une limite à une liberté constitutionnelle en précisant dans sa jurisprudence les limites de la liberté d'expression. Le code pénal, orienté vers la répression des atteintes à l'ordre public, ne contient pas cette affirmation solennelle de la liberté d'expression. Il banaliserait ces infractions en les noyant dans les autres. La preuve en a été apportée, au lendemain des attentats de janvier 2015, par une salve de condamnations en comparution immédiate pour apologie du terrorisme totalement disproportionnées.

La CNCDH craint que le mouvement de sortie de la loi du 29 juillet 1881 de certaines infractions vide ce grand texte de sa substance en lui faisant perdre sa cohérence, au risque de le marginaliser et de le voir disparaître à terme.

En revanche, la Commission est favorable au toilettage procédural d'une loi réservée, en pratique, à un contentieux « de luxe », un contentieux journalistique extrêmement complexe que seuls maîtrisent des avocats réputés et très spécialisés. Cela ne tient pas tant aux garanties qu'elle apporte à la liberté d'expression qu'au fait que ce texte ancien est illisible et que son application suppose que l'on évite bien des chausse-trapes.

Cette loi, pensée pour encadrer l'activité des professionnels de la communication responsabilisés et soumis à un encadrement déontologique, n'avait pas vocation à s'appliquer à tout internaute désormais devenu un éditeur public potentiel. Le texte n'a pas été conçu pour une expression publique généralisée non filtrée en amont.

C'est pourquoi la CNCDH recommande certaines améliorations : renforcer la lisibilité des dispositions de la loi du 29 juillet 1881 en précisant et en actualisant les notions d'« espace public » et d'« espace privé » sur le réseau Internet ; envisager la numérisation de certaines procédures ; faciliter les procédures de référé par la création d'un référé numérique ; donner la possibilité de déposer plainte en ligne ; prévoir un droit de réponse effectif sur Internet au profit des associations antiracistes ; aligner le droit de la presse numérique sur le droit de la presse papier en donnant au juge le pouvoir d'ordonner la suspension du fonctionnement d'un site comme il peut suspendre la publication d'un journal pour trois mois en cas de provocation à la haine raciale.

La CNCDH recommande par ailleurs une politique pénale beaucoup plus volontariste de lutte contre les discours racistes. Dans un cadre inchangé sur le fond, les parquets doivent mener en cette matière une politique pénale offensive qui aujourd'hui n'existe pas. Elle peut se traduire par le renforcement des coopérations européennes et internationales pour assurer la traçabilité et identifier les hébergeurs de sites diffusant des contenus illicites ; par l'augmentation des moyens humains, techniques et matériels des services compétents, notamment ceux de la plateforme de signalement Pharos ; par des alternatives aux poursuites.

Si la loi de 1881 doit rester le socle absolu des atteintes à la liberté d'expression, la CNCDH considère que la lutte contre les discours racistes et de haine contre des groupes de personnes ne doit pas passer uniquement par cette loi. Le problème de la situation actuelle est que l'on ne peut agir que par le biais de la loi de 1881 ; sinon, il n'y a rien. Une alternative à ce choix binaire – répression ou impunité – est nécessaire. C'est le sens de l'avis.

La CNCDH recommande que la présence des autorités publiques dans la lutte contre le racisme sur Internet soit largement renforcée, et qu'elle se traduise par des réactions individualisées, graduées et mieux proportionnées aux différents types de discours racistes. Procédures et sanctions ne doivent pas être les mêmes selon que l'on répond à une propagande raciste récidiviste élaborée par un groupuscule violent, à des propos racistes ambigus tenus par des journalistes ou des personnes interviewées ou à l'expression raciste plus « ordinaire » d'un groupe de lycéens moquant un de leurs camarades sur Facebook. À titre d'exemple, il peut être répondu à un propos raciste tenu par un lycéen par une convocation chez le proviseur ou par un rappel à la loi par le procureur. Un contre-discours peut être utile dans un premier temps, sans qu'il faille nécessairement aller jusqu'au tribunal judiciaire prévu par la loi de 1881. L'avis est rédigé dans cet esprit : nous insistons sur la nécessité d'une plus grande intervention des pouvoirs publics, se traduisant par des réponses graduées et multiformes.

Cela passe évidemment par une action éducative nettement plus ambitieuse. Un plan national d'apprentissage à l'expression numérique doit être défini pour faire prendre conscience à tous les internautes que s'exprimer sur le Net emporte une responsabilité et que les discours de haine heurtent et blessent. L'Éducation nationale doit contribuer à la formation des jeunes à l'usage du Net et la France doit s'engager dans l'enseignement des « humanités numériques », traduction des valeurs humanistes de tolérance et de respect d'autrui dans un espace numérique où l'anonymat favorise l'expression de propos violents et racistes.

Le souci de réponse graduée aux discours de haine sur internet explique que la CNCDH recommande de doter une autorité administrative indépendante de compétences en matière de lutte contre les discours de haine sur Internet. L'AAI aurait un rôle d'observation ; elle favoriserait le dialogue entre les différents acteurs pour mettre au point des bonnes pratiques et des normes infra-législatives adaptées au monde numérique ; elle apporterait des réponses individualisées – avertissements, médiations ou mises en demeure. La CNCDH est très attachée à ce que le pouvoir de sanction et de répression reste entre les mains du juge. Cependant, la lutte contre les discours racistes passe aussi par la notification, le contre-discours, l'avertissement, le rappel à la loi, la pédagogie ; l'Autorité pourrait avoir ce rôle et, éventuellement, saisir le juge si avertissements et mises en demeure ne sont pas suivies d'effet, afin que des sanctions soient envisagées à l'encontre d'un auteur de propos raciste.

Nous recommandons aussi de réformer la LCEN. Cette grande loi a apporté beaucoup à la régulation du numérique mais elle et relativement ineffective pour ce qui est de la responsabilité des fournisseurs d'accès et des hébergeurs dans la prolifération des discours racistes sur internet. Il apparaît nécessaire de mieux distinguer, parmi les prestataires, ceux qui jouent un rôle actif sur les contenus mis en ligne, et de renforcer leur responsabilité. Il ne revient évidemment pas aux opérateurs du Net de se faire censeurs, et il ne faut certes pas aboutir à une censure privée. Mais au motif que leur siège est situé aux États-Unis, où ils bénéficient de règles sur la liberté d'expression extrêmement favorables, certains opérateurs ont longtemps considéré ne pas avoir à répondre du développement des propos racistes sur leur plateforme. Cependant, depuis quelques mois, ce discours a changé et ils se disent prêts à jouer un rôle actif. Pour que cette bonne volonté produise ses effets sans que s'instaure une censure privée, il convient d'obliger les opérateurs à coopérer avec les autorités judiciaires et administratives, d'instaurer une obligation de détection préventive des contenus susceptibles de constituer une infraction relative aux abus de la liberté d'expression, une obligation de vigilance, et une responsabilité renforcée quand ils ne réagissent pas aux signalements et aux notifications. À ce sujet, la procédure de notification, complexe et formaliste, pourrait être utilement simplifiée dans le cadre d'une réforme permettant un meilleur accès à la justice pour les victimes des discours racistes sur internet.

En conclusion, l'avis réaffirme le rôle des pouvoirs publics en matière de lutte contre le racisme sur Internet. Si les discours de haine se sont multipliés ces dernières années sur la toile, c'est en raison d'un sentiment d'impunité dû à l'absence des autorités publiques sur le web. La CNCDH réitère donc sa recommandation visant à engager une réflexion générale sur ce point. L'avènement de la société numérique n'est pas le retour à un nouvel « état de nature » sans contrat social ni souveraineté politique. Dans le monde numérique comme dans le monde réel, il n'y a de libertés et de droits fondamentaux que dans le cadre d'un État de droit, c'est-à-dire d'un État faisant respecter les droits. Les libertés ne sont réelles que si elles sont garanties effectivement, c'est-à-dire s'il existe une garantie publique et juridictionnelle.

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