Intervention de Bruno Lasserre

Réunion du 6 mai 2015 à 16h00
Commission des affaires économiques

Bruno Lasserre, président de l'Autorité de la concurrence :

Non, il n'existe pas de syndicat des autorités indépendantes, chacun défend sa peau avec le même désespoir. Je ne cache pas mon inquiétude si nos moyens ne sont pas revus à la hausse. Mais je sais, monsieur le président, que vous êtes convaincus de la nécessité de nous aider, et j'y compte bien !

Pourquoi sanctionnons-nous les ententes entre industriels par des amendes aussi importantes ? Pourquoi nous accuse-t-on parfois de pratiquer une politique de deux poids deux mesures en épargnant la grande distribution ? Je commenterai notamment l'avis que nous avons récemment rendu sur la concentration des centrales d'achat.

Une entente est inacceptable dans une économie de marché. Avec l'ordonnance de 1986 – préparée par M. Balladur, alors ministre d'État – qui a supprimé le contrôle des prix par l'autorité publique, la France a fait le choix de quitter l'économie administrée pour faire confiance aux acteurs économiques, les prix devant désormais résulter de la mise en concurrence de ces derniers. Ce système marche à condition qu'un arbitre veille à ce que les entreprises ne s'entendent pas entre elles, faisant semblant de se faire concurrence alors qu'elles fixent les prix dans des réunions secrètes sur le dos des consommateurs. Notre métier consiste précisément à empêcher les entreprises concurrentes de se réunir et d'échanger des informations sur leur stratégie commerciale pour annuler ou atténuer la concurrence qu'elles doivent se livrer et qui seule peut amener à l'établissement du juste prix. Les ententes sont dommageables parce qu'elles ruinent la confiance des Français en donnant l'impression que les entreprises trichent – comportement de moins en moins toléré par nos concitoyens – et parce qu'elles augmentent artificiellement les prix. Quand nous avons démantelé un cartel dans la signalisation routière, les prix ont baissé de 25 %, au bénéfice des collectivités locales. Quand nous avons supprimé celui des entreprises spécialisées dans la restauration des monuments historiques qui s'entendaient entre elles pour se répartir les marchés, les prix ont diminué de 20 %. Manipuler les prix, les volumes ou les clients permet de créer artificiellement une rente que ceux qui mettent la concurrence en coupe réglée se partagent confortablement entre eux.

Notre sévérité varie en fonction de la gravité de chaque affaire et du dommage causé à l'économie, mais les sanctions doivent être dissuasives, sinon les ententes continueront à être mises en oeuvre. Ainsi, 50 % de l'activité de l'ancien Conseil de la concurrence était dédiée aux ententes sur les appels d'offres dans le secteur du bâtiment et des travaux publics ; les sanctions étant faibles, les mêmes entreprises revenaient indéfiniment, le profit qu'elles retiraient de ces arrangements s'avérant bien supérieur aux amendes. Après que nous avons imposé des sanctions plus sévères, les ententes dans le domaine des appels d'offres des collectivités sont devenues bien moins nombreuses. Nous revendiquons donc le caractère dissuasif des sanctions, les entreprises devant comprendre qu'elles prennent des risques élevés en se livrant à ces comportements illicites. Cela n'interdit pas l'appréciation au cas par cas ni le pragmatisme, comme nous l'avons montré dans les affaires récentes. Dans le dossier des produits d'hygiène et d'entretien, il s'agit de grands leaders mondiaux – Procter & Gamble, Unilever, Henkel, Colgate Palmolive ou L'Oréal – dont l'activité génère un chiffre d'affaires de plusieurs milliards d'euros. Face à la grande distribution, ces multinationales prospères et puissantes détiennent donc un fort pouvoir de négociation qui leur a permis, en se mettant d'accord sur les argumentaires commerciaux, d'imposer des hausses de prix sur tous les produits qu'on trouve dans les linéaires concernés des supermarchés. Un tel comportement est inacceptable et la sanction reflète la gravité des faits et l'importance du dommage causé à l'économie, mais également la capacité considérable de payer de ces entreprises. Nous revendiquons donc le montant de l'amende, qui nous paraît juste.

L'affaire du yaourt et des produits laitiers sous marque de distributeur ne concerne pas non plus des PME, mais des leaders mondiaux dont le chiffre d'affaires atteint plusieurs milliards d'euros. Là aussi, les faits sont graves : il s'agit de réunions secrètes au domicile des cadres commerciaux ou dans des restaurants, d'échanges de prix par téléphones portables dédiés, stockés au domicile des salariés et souscrits au nom de leurs épouses afin de ne pas laisser de traces. Le fait de prendre toutes ces précautions prouve que les intéressés savaient très bien qu'ils se livraient à une activité interdite et qu'ils prenaient des risques. Ces entreprises – bien conseillées et possédant de solides directions juridiques – ont manipulé les deux paramètres de la compétition : le prix, piloté par ce cartel, et les volumes, qu'elles se répartissaient entre elles lorsque la grande distribution passait des appels d'offres pour des yaourts sous marque de distributeur. La sanction est donc, là encore, à la hauteur de la gravité des faits.

En revanche, la décision concernant la volaille, que nous avons annoncée aujourd'hui, montre une attitude très différente. Nous avons fait preuve de clémence et de mansuétude car les faits sont moins graves : il ne s'agit pas d'un cartel dans lequel on piloterait le prix de détail, ni de réunions secrètes, mais d'une série de réunions illicites tenues au siège de la principale association professionnelle, la Fédération des industries avicoles (FIA). Les discussions portaient sur les prix de gros à Rungis et les prix de vente conseillés aux consommateurs, notamment pour les opérations promotionnelles dans la grande surface ; les producteurs ont également essayé de faire passer de manière coordonnée des hausses de prix auprès de la grande distribution en raison d'une explosion du prix des céréales – le principal entrant dans le coût de revient des volailles. L'entente apparaît donc bien moins sophistiquée que dans les deux cas précédents. Surtout, les industriels ont ici, de manière maladroite et clairement illégale, tenté de mettre en place une régulation – informelle et sauvage – de la profession. L'interprofession n'existant pas en droit, ils ont comblé ce manque en essayant de se concerter pour gérer collectivement des crises conjoncturelles – la crise aviaire ou celle des céréales –, mais sans véritablement s'en donner les moyens. Nous avons donc décidé de prononcer une sanction – car les industriels ont délibérément violé les règles du jeu –, mais de ne pas nous y limiter. En effet, si l'on veut prendre le problème à la racine, la meilleure réponse sur le long terme consiste paradoxalement à inviter les producteurs à créer une véritable interprofession associant la grande distribution et à restructurer la filière de manière à faire légalement et en toute transparence ce qu'ils faisaient hier de manière illicite. Nous avons donc négocié ; alors que leurs divisions les ont depuis toujours empêchés de répondre aux appels des pouvoirs publics, l'inquiétude devant la prochaine décision de l'Autorité de la concurrence a paradoxalement conduit ces industriels à s'engager enfin dans une démarche de création d'une interprofession incluant toute la chaîne, y compris la grande distribution. En échange d'une réduction sensible de la sanction – 15 millions d'euros pour vingt et une entreprises et deux associations professionnelles –, l'Autorité a imposé un calendrier clair, la future interprofession devant être préfigurée dans dix-huit mois. Pour s'assurer que ce calendrier sera tenu, un mandataire agréé par l'Autorité participera aux réunions ; il exercera un droit d'alerte et rendra compte de la progression des discussions.

Notre décision est pragmatique : alors que la consommation de la volaille n'a jamais été aussi soutenue, la filière se porte mal et a besoin de retrouver une compétitivité perdue. Les industriels du secteur se sont illicitement réunis soixante-sept fois entre 2006 et 2007, mais l'état de la filière n'a fait que se dégrader ; cela prouve que l'entente ne constitue pas un bon remède au manque d'organisation et de jeu collectif de la profession. Non seulement expose-t-elle les entreprises à la sanction, mais surtout, comme le dopage, elle les laisse encore plus faibles qu'avant lorsqu'elles en sont privées. La vraie réponse est structurelle et consiste à se donner les moyens de travailler ensemble dans le cadre clair et légal de l'interprofession. L'Autorité, avez-vous noté, défait les alliances ; dans ce cas, elle va paradoxalement en créer une.

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