Intervention de Bruno Lasserre

Réunion du 6 mai 2015 à 16h00
Commission des affaires économiques

Bruno Lasserre, président de l'Autorité de la concurrence :

Si les industriels avaient créé une interprofession, l'Autorité aurait émis un avis définissant le périmètre des actions possibles. Par exemple, les entreprises ont essayé d'échanger des informations sur les prix de gros que chacun pratiquait à Rungis ; mais rien n'interdit à une interprofession de construire des indicateurs de prix – anonymes et agrégés – pour aider les agriculteurs à négocier au mieux avec leurs partenaires de la transformation ou de la grande distribution. Ils auraient donc pu atteindre leur objectif de manière légale. La loi de modernisation de l'agriculture (LMA) permet, voire oblige à inclure dans les contrats une clause de revoyure permettant de renégocier les prix en cas d'explosion du cours des matières premières. Les entreprises concurrentes auraient dû utiliser les outils offerts par la loi au lieu de passer par des réunions illicites et inefficaces, menées en fonction d'un agenda erratique. On encourage donc le regroupement dans la clarté.

Contrairement à certaines insinuations, nous ne pratiquons pas une politique de deux poids deux mesures ; si des ententes ont été sanctionnées du côté des industriels, nous n'entendons pas pour autant protéger la distribution dont les acteurs protestent d'ailleurs contre les pouvoirs nouveaux que le projet de loi sur la croissance et l'activité doit confier à l'Autorité de la concurrence. Leur irritation dément toute idée d'alliance implicite ou tacite : nous n'avons ni adversaires, ni favoris, et entendons tenir la balance égale – esprit qui a présidé à notre avis sur la concentration des centrales d'achat. À l'automne dernier, six enseignes ont regroupé leurs achats autour de trois des quatre centrales existantes, la partie mutualisée recouvrant quelque 90 % des commandes de la grande distribution, un seuil qui appelle une grande vigilance de la part des pouvoirs publics. Nous avons mis en garde les distributeurs contre ce type d'opérations, que les enseignes ne pouvaient pas nous notifier parce qu'elles ne relèvent pas du contrôle des fusions et des rachats. N'ayant pas examiné les effets de cette concentration sur le marché, nous ne pouvons pas encore considérer qu'il s'agit d'une entente anticoncurrentielle, mais nous nous sommes attachés à dresser la cartographie des risques qu'elle recèle en vérifiant, alliance par alliance, si les distributeurs avaient pris des précautions suffisantes pour y parer. Dans bien des cas, ils ont négligé la possibilité d'échange d'informations stratégiques et l'effet désincitatif sur les fournisseurs. En effet, compte tenu de l'état de dépendance économique de certains producteurs, la concentration du pouvoir d'achat aux mains des distributeurs qui pratiquent une politique de prix trop agressive peut décourager les filières d'investir, d'améliorer la qualité de leurs produits et d'innover. L'exigence de garantie de marges qu'expriment certains distributeurs dans leurs négociations commerciales avec les fournisseurs est également inadmissible et doit être sanctionnée, les distributeurs n'ayant aucune raison de reporter le risque économique sur l'amont de la filière qui subit une augmentation des prix des matières premières. Sans attendre notre avis de mars dernier, nous vous avons transmis une note intermédiaire pour vous faire part de nos propositions législatives en cette matière ; certaines d'entre elles ont été reprises par l'Assemblée nationale ou le Sénat et je reste à votre disposition pour les commenter, même si c'est au pouvoir politique qu'il revient de choisir les mesures qui lui paraissent les plus appropriées.

Un mot sur l'économie numérique. Il y a quelques jours, nous avons rendu une décision très importante qui concerne la réservation hôtelière en ligne et qui s'appliquera à tous les hôteliers basés en France. La négociation avec le géant mondial Booking.com nous a permis de le conduire à abandonner la plupart des clauses dites de parité qui verrouillent aujourd'hui la compétition entre plateformes et interdisent aux hôteliers de négocier avec elles à armes égales. Il s'agit d'un accord gagnant-gagnant : ces plateformes permettent aux hôteliers souvent isolés de bénéficier d'une exposition mondiale qui leur amène une clientèle internationale, et donc de vendre plus de nuitées et de rentabiliser le fonds de commerce. Mais pas à n'importe quel prix : nous voulons dynamiser la compétition entre plateformes afin de faire baisser les commissions et d'enrichir l'offre hôtelière. Dix-huit mois après l'adoption de cette décision, nous ferons un bilan intermédiaire pour voir si les engagements pris – très ambitieux – atteignent leur but.

Monsieur le président, je ne suis pas d'accord avec vous sur le secteur des télécommunications. Aux termes de la loi, les régulateurs sectoriels coexistent avec une autorité horizontale de la concurrence, le métier et les objectifs de ces instances n'étant pas les mêmes. L'Autorité veille au bon fonctionnement des marchés ; le rôle du régulateur sectoriel – comme dans tous les pays – est de choisir les opérateurs, d'attribuer les fréquences, de fixer les objectifs de couverture du territoire et de contrôler la qualité des services. Nous travaillons en bonne intelligence avec les régulateurs sectoriels tels que l'ARCEP, le CSA ou la Commission de régulation de l'énergie (CRE). Nous nous consultons réciproquement et les divergences sont rares, la loi nous assignant des missions distinctes. Ainsi, dans le cas de la fusion entre SFR et Numericable – qui affectait clairement la concurrence outre-mer et en métropole –, nous avons fixé quatre grandes conditions dont nous surveillons la réalisation en collaboration avec l'ARCEP qui partage nos préoccupations et nous aide à rendre effectifs les remèdes que nous avons imposés.

Dans le domaine de l'énergie, nous avons rendu des décisions importantes en matière d'électricité solaire et de marché du gaz pour les particuliers et les PME, ainsi que de tarif de l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (ARENH) ou de tarifs réglementés de vente de l'électricité.

L'Outre-mer a besoin de bénéficier de davantage de concurrence. En effet, les problèmes des économies ultramarines – notamment la vie chère que dénoncent constamment les populations – tiennent non seulement à leur petite taille et à leur insularité qui alourdit les coûts d'approche, mais aussi au comportement des entreprises locales qui vient s'ajouter à ces handicaps structurels. Depuis les événements du printemps 2009, l'Autorité de la concurrence, forte des nouveaux outils que lui donne la loi Lurel, s'est engagée à rendre les enquêtes et les décisions concernant l'Outre-mer prioritaires. Beaucoup de sanctions en 2014 et 2015 concernent ainsi des comportements dans ces départements, dans le secteur des télécommunications et des yaourts, mais également en matière de déménagement des fonctionnaires ou des militaires. Il s'agit d'un sujet récurrent : des entreprises de déménagement s'entendent entre elles pour dresser des devis de complaisance et s'interdire de se faire concurrence entre elles au détriment des deniers publics. Nous avons également ciblé des affaires d'abus de position dominante de TDF dans le cadre d'appels d'offres émis par France Télévisions outre-mer pour le lancement de la télévision numérique terrestre. Au cours de l'année 2014, nous avons également exigé que Numericable-SFR cède ses activités mobiles à la Réunion et à Mayotte, la part de marché du nouvel ensemble dans le secteur allant y dépasser 60 % et 90 % respectivement. Le processus de cession est en cours de réalisation, l'Autorité devant agréer le repreneur à la fin du mois de mai.

Un mot également sur les chantiers auxquels nous invite le projet de loi pour la croissance et l'activité et qui, si le texte est adopté définitivement à l'été, deviendront les priorités du second semestre 2014. La libéralisation du transport par autocar répond à une proposition de l'Autorité de la concurrence, formulée en février 2014, et nous sommes heureux du dispositif adopté par l'Assemblée nationale et modifié par le Sénat. Ce secteur illustre bien la vertu de la concurrence, capable non seulement de répartir les parts de marché entre opérateurs, mais de créer un marché nouveau au bénéfice de tous, et notamment des jeunes consommateurs qui pourront désormais prendre l'autocar au lieu de faire appel au covoiturage. L'autocar offrira une alternative au train, permettant d'atteindre des régions aujourd'hui mal desservies par le rail. La libéralisation du secteur permettra à des opérateurs français tels qu'Eurolines, filiale de la Caisse des dépôts, ou iDBUS, filiale de la SNCF, de travailler sur le territoire français alors que jusqu'à présent, paradoxalement, l'offre française était bridée dans notre pays et ne pouvait s'exercer que chez nos voisins européens.

Nous avons également rendu un avis important sur la gouvernance des concessions autoroutières et nous nous réjouissons de constater que le Parlement a suivi nos préconisations en confiant un rôle à l'Autorité de régulation des activités ferroviaires et routières (ARAFER) et en renforçant la concurrence dans la dévolution des travaux.

Nous bénéficierons de pouvoirs nouveaux en matière de commerce de détail : l'injonction structurelle, adoptée par l'Assemblée nationale et conservée dans son principe par le Sénat, nous permettra de traiter les zones de vie chère liées à un manque de concurrence de la distribution. Nous pourrons ainsi négocier des engagements et, en cas d'échec – mais en n'y recourant que de manière nécessaire et proportionnée –, enjoindre les enseignes concernées à vendre des surfaces pour animer la concurrence ou à dénouer des accords en matière de centrales d'achat.

Je ne reviens pas sur le sujet important et polémique des contrats d'affiliation, mais vous savez, monsieur le président, que vos amendements répondent à des propositions que l'Autorité avait formulées en décembre 2010. Faciliter la mobilité entre enseignes favorise le choix des consommateurs dans certaines zones de chalandise ; ces initiatives législatives répondent donc à un vrai besoin sans présenter les risques que l'on y oppose parfois en simplifiant la réalité.

Les notaires, huissiers, mandataires et administrateurs judiciaires sont des professionnels compétents qui participent à la sécurité juridique ; l'Autorité compte simplement faire en sorte que les tarifs de ces professions – qui jouissent d'une situation de monopole – en reflètent les coûts. Ces tarifs, dans leur structure, n'ont pas été revus depuis des années ; ceux des notaires notamment n'ont pas évolué depuis trente ans, alors que leur travail a beaucoup changé. Il s'agit de porter un regard plus indépendant, plus économique sur les déterminants de ces coûts, et de vérifier que ceux-ci justifient le prix payé par les Français en échange des prestations de ces professionnels. C'est ce travail que nous devrons mener si la loi est adoptée. L'Autorité de la concurrence émettra un avis qui permettra au Gouvernement d'établir une tarification plus juste, plus transparente, plus proche des coûts. Nous contribuerons également – à condition que l'on nous donne des moyens à la hauteur de nos ambitions – à la régulation de l'entrée en contrôlant l'existence d'obstacles injustifiés à l'augmentation du nombre d'offices. À cette fin, nous établirons une cartographie des besoins s'agissant de ces différentes professions juridiques, afin d'encourager l'acquisition ou la création d'offices par des salariés qui pâtissent aujourd'hui d'un manque de perspectives. Il s'agit d'encourager la prise de risques et de ne pas perpétuer une rente que de moins en moins de professionnels se partageraient entre eux.

Enfin, nous nous réjouissons des dispositions de la loi Macron qui simplifient et accélèrent certaines procédures de l'Autorité, notamment de la création d'une procédure de transaction qui facilitera le traitement des ententes.

L'Autorité n'intervient qu'à bon escient et avec discernement, essayant de comprendre les enjeux des différents secteurs plutôt que d'appliquer le droit mécaniquement.

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