Intervention de Dr Jean-Marc Bonmatin

Réunion du 6 mai 2015 à 9h00
Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire

Dr Jean-Marc Bonmatin, membre de la /task force/ internationale sur les pesticides systémiques, chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS :

Monsieur le président, mesdames, messieurs, je vous remercie de me donner l'opportunité de porter à votre connaissance quelques éléments scientifiques sur le thème des néonicotinoïdes. Je m'exprime ici en tant que spécialiste des neurotoxiques, dont les néonicotinoïdes sont l'une des déclinaisons en matière de pesticides, mais aussi en tant que chercheur au CNRS – qui est mon employeur – et vice-président de la task force sur les pesticides systémiques, qui est un groupement de chercheurs indépendants, volontaires et sans conflit d'intérêts. Pour des raisons statutaires, je ne m'exprime pas au nom de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES), ni en celui de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), pour lesquelles je suis expert.

Les néonicotinoïdes sont une petite famille d'une dizaine de matières actives qui agissent sur le système nerveux central au niveau post-synaptique. Ils se lient aux récepteurs nicotiniques de l'acétylcholine, à la place de l'acétylcholine. De ce fait, l'insecte ravageur meurt par crampe généralisée, en quelques secondes ou quelques minutes. L'archétype des néonicotinoïdes est l'imidaclopride.

Les néonicotinoïdes sont principalement utilisés en agriculture, pour une centaine d'usages et dans plus de cent pays, plus précisément pour les fruits, les céréales, les légumes, ainsi qu'en foresterie et pour le traitement du bétail et des animaux domestiques. La progression des ventes depuis le milieu des années 1990 fait qu'ils représentent aujourd'hui un tiers des insecticides vendus dans le monde. En France, quatre néonicotinoïdes sont en usage : le thiaméthoxam, le thiaclopride, l'imidaclopride et l'acétamipride. Les ventes continuent de progresser, notamment pour l'imidaclopride, en dépit des restrictions prononcées en 1999, 2004 et 2013.

La toxicité aiguë des néonicotinoïdes pour les abeilles peut être comparée à celle du DDT par rapport à la « dose létale 50 % » (DL50), c'est-à-dire la dose individuelle de produit entraînant la mort d'un individu sur deux, exprimée en nanogrammes par abeille. Par exemple, l'imidaclopride est 7 300 fois plus toxique pour les abeilles que ne l'était le DDT, alors que les quantités à l'hectare sont seulement de deux à six fois inférieures.

C'est la découverte des effets létaux et sublétaux, par intoxication chronique, qui a pu être reliée directement aux surmortalités d'abeilles. Pour illustrer ces effets, nous pouvons utiliser le modèle drosophile. La concentration DL50 est diminuée par un facteur 170 en passant d'une exposition aiguë à une exposition chronique pendant huit jours. De plus, la survie de l'espèce est compromise par des effets sublétaux sur la reproduction, jusqu'à des concentrations encore 50 000 fois inférieures à la précédente, c'est-à-dire 0,1 milliardième de gramme d'imidaclopride par gramme de nourriture.

La communauté des scientifiques – sans conflit d'intérêts – s'accorde à lier le phénomène de surmortalité des abeilles à des causes parfois seules, parfois combinées. À côté des quatre causes pouvant agir directement que sont le manque de fleurs – en quantité ou en variété –, les pyréthrinoïdes, les néonicotinoïdes, ainsi que les parasites et les agents infectieux, on trouve également les fongicides, qui constituent un facteur synergique aggravant – ils ne peuvent tuer les abeilles que s'ils sont associés à d'autres facteurs, qui sont d'ailleurs tous en interaction. Par exemple, les néonicotinoïdes rendent les abeilles plus sensibles aux infections et aux parasites.

Le dernier rapport de l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), le plus grand rassemblement scientifique international sur la biodiversité, qui publie la liste rouge des espèces en voie de disparition, fait état de l'extinction en cours de 9 % des espèces d'abeilles – étant précisé que, pour l'immense majorité d'entre elles, aucune étude n'est disponible. Ce rapport appelle expressément à de meilleures pratiques agricoles en matière d'insecticides.

Au niveau de l'écosystème, les néonicotinoïdes contaminent principalement les sols, dans lesquels leur durée de vie peut atteindre une dizaine de mois, voire, dans certains cas, plusieurs années. Par transfert, ils vont contaminer significativement les eaux de surface et les eaux profondes. Seuls 2 % à 20 % des néonicotinoïdes pénètrent les plantes, puis contaminent les pollens et les nectars. Tous les compartiments de la nature sont atteints, exposant un très grand nombre d'espèces non-cibles dans tout l'écosystème.

Depuis 2010, une cinquantaine de scientifiques de diverses disciplines se sont rassemblés devant l'importance des problèmes environnementaux engendrés par les néonicotinoïdes et le fipronil. Après cinq ans d'analyse de toutes les données disponibles, nous avons publié la première méta-analyse complète sur le sujet, sous la forme d'un numéro spécial de la revue Environmental Science and Pollution Research – revue à comité de lecture et à évaluation par les pairs –, disponible dès 2014 et actuellement en libre accès sur Internet.

Les invertébrés terrestres – les abeilles et les vers de terre, par exemple – sont fortement exposés via les plantes et les sols. Les effets écotoxicologiques apparaissent à de très faibles doses pour les individus et les populations, aucune donnée n'étant cependant disponible pour les communautés.

La situation est plus alarmante encore pour les invertébrés aquatiques, fortement exposés via l'eau. Non seulement les effets apparaissent aux plus faibles doses pour les individus et pour les populations, mais l'impact sur les communautés a été mis en évidence pour des doses modérées. Tout ceci est d'une importance capitale pour les activités liées à la pêche et, plus généralement, pour la chaîne alimentaire dans l'écosystème aquatique.

Chez les vertébrés – par exemple les poissons ou les oiseaux –, les effets directs sont généralement observés à des doses plus élevées ou lors d'une exposition de plus longue durée. Toutefois, le cas des oiseaux montre que les effets sur les individus interviennent à des doses modérées, tandis que les effets sur les populations sont probables. En fait, de tels effets ont été démontrés aux Pays-Bas pour une quinzaine d'espèces d'oiseaux communs, dont les hirondelles, passereaux et grives, dès que la contamination des eaux de surface dépasse 20 nanogrammes par litre, ce qui est courant et provoque un déclin rapide des oiseaux communs.

Le tout récent rapport de l'European Academies Science Advisory Council (EASAC), un organisme regroupant les vingt-sept académies scientifiques européennes, confirme nos conclusions sur les effets des néonicotinoïdes pour la biodiversité et les services écosystémiques nécessaires à l'agriculture. Comme nous, il appelle à l'arrêt des traitements prophylactiques, c'est-à-dire préventifs, et à la restauration de la biodiversité.

Les néonicotinoïdes cumulent cinq caractéristiques particulières. Ils sont utilisés préventivement et massivement ; ils ont une très haute toxicité pour les invertébrés et une haute toxicité pour les vertébrés ; ils persistent très longtemps dans les sols et contaminent les eaux de surface comme les eaux profondes. Pour ces raisons, ils constituent une cause majeure de la perte des pollinisateurs et ils compromettent la stabilité de l'écosystème. Ils constituent aussi une menace pour la sécurité alimentaire, en termes de quantités à produire comme de contamination de la nourriture.

L'utilisation qui est faite actuellement des néonicotinoïdes n'est pas durable. Pas plus que celle des antibiotiques, elle ne saurait être automatique. Si vous voulez sauver les abeilles, il va falloir arrêter d'empoisonner nos campagnes !

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