Intervention de Stéphane Israël

Réunion du 12 mai 2015 à 16h15
Commission des affaires économiques

Stéphane Israël, président-directeur général d'Arianespace :

La solidarité européenne progresse, et le programme Ariane 6, qui a fait l'objet d'un consensus, vise à l'ancrer, si ce n'est à la graver dans le marbre. Les grandes nations impliquées dans ce programme, non seulement la France, mais aussi l'Allemagne et l'Italie, ont pris des engagements financiers très importants : les investissements nécessaires s'élèvent à près de 4 milliards d'euros si l'on inclut le pas de tir.

En outre, ces mêmes États ont validé un mécanisme d'achat garanti. L'une de nos difficultés actuelles est que nous ne disposons pas de client institutionnel garanti, même si la Commission européenne est un très bon client, ainsi que je l'ai souligné. Avec Ariane 6, nous inaugurerons un nouvel équilibre : le lanceur institutionnel, Ariane 62, sera assuré d'un nombre minimal de lancements – environ cinq par an – pour ses clients institutionnels européens, ce qui permettra au lanceur commercial, Ariane 64, de prendre davantage de risques sur le marché. C'est donc une sorte de « Buy European Act », sachant que notre concurrent américain bénéficie déjà, quant à lui, d'un marché garanti aux États-Unis : la législation américaine impose que les charges utiles américaines soient mises en orbite par un lanceur construit majoritairement aux États-Unis.

Par ailleurs, l'engagement de l'Italie en faveur des lanceurs européens se confirme. D'une part, elle produit le lanceur Vega. D'autre part, elle a fait le choix d'Ariane pour le lancement de deux satellites franco-italiens, Athéna-Fidus et Sicral 2, que nous avons mis en orbite respectivement en 2014 et en 2015.

Quant à l'Allemagne, elle a en effet choisi SpaceX pour le lancement des satellites SARah, mais il n'existait pas d'offre européenne adaptée : le lanceur Ariane n'était pas dimensionné pour ces satellites, Vega était trop petit et Soyouz n'était pas assez compétitif. Arianespace n'a donc pas participé aux polémiques que ce choix a suscitées.

S'agissant d'Ariane 6, il a été question à un moment donné d'un projet qui n'avait pas le soutien de l'Allemagne. Or la France tenait beaucoup à Ariane 6, et tout le travail de Geneviève Fioraso a consisté à écouter les Allemands et à faire converger l'ensemble des acteurs vers un projet commun pour Ariane 6. Aujourd'hui, les conditions d'une véritable solidarité européenne sont réunies.

La société OneWeb a un projet très ambitieux, qui nécessite des investissements importants. Si ce projet va jusqu'à son terme, j'ai la conviction qu'Arianespace sera bien placée. En tout cas, nos discussions avec OneWeb continuent. Il se trouve que nous connaissons très bien son fondateur, Greg Wyler, car il avait conçu auparavant la constellation O3b, dont nous avons mis plusieurs satellites en orbite avec succès, en trois lancements. Telle est d'ailleurs la raison pour laquelle nous allons rester leader : nous avons construit une relation de confiance avec nos clients depuis trente-cinq ans, ce qui n'est pas le cas de SpaceX. Arianespace a un avantage : elle a mis en orbite plus de 500 satellites au cours de son histoire. Bien sûr, nous ne devons surtout pas nous endormir sur nos lauriers.

S'agissant de SpaceX, il faut savoir raison garder. Il ne faudrait pas la surestimer après l'avoir sous-estimée, penser tout d'un coup que le ciel va nous tomber sur la tête après avoir pensé que nous étions les meilleurs et seuls au monde, bref, faire preuve d'un excès de pessimisme après avoir fait preuve d'un excès d'arrogance, pour faire ainsi référence aux travers que l'on prête souvent aux Français.

Le marché des lanceurs évolue rapidement. Pendant de longues années, nous avons dû affronter la concurrence sérieuse du lanceur Proton. Puis, celui-ci a connu de nombreux échecs. Pendant ce temps, au fil des années, SpaceX s'est construit une légitimité. Mais, si elle y est parvenue, c'est parce que la NASA – National Aeronautics and Space Administration – lui a confié un premier contrat très bien payé de 1,6 milliard de dollars, qui lui a assuré un flux de trésorerie confortable, puis un deuxième l'an dernier de 2,6 milliards. Au total, SpaceX aura reçu 4,2 milliards de dollars de la NASA, soit l'équivalent de notre carnet de commandes dans son intégralité. Demain, elle bénéficiera aussi des commandes de l'US Air Force. SpaceX, c'est la rencontre entre un entrepreneur, qui a décidé de construire un lanceur en reprenant des technologies simples et éprouvées sur étagère, et la NASA, qui lui a accordé un soutien très fort.

Il était difficile d'évaluer si SpaceX allait devenir ou non un concurrent sérieux, car son patron faisait un certain nombre de déclarations baroques, notamment à propos de voyages sur Mars, ce qui a sans doute brouillé les cartes. Pour ma part, je n'ai pas assisté à l'affirmation progressive de SpaceX : celui-ci a tout de suite fait partie de mon environnement. Lorsque je suis arrivé à la tête d'Arianespace en 2013, il était déjà très actif sur le marché depuis deux ou trois ans. Quelques mois plus tard, il a réussi son premier lancement commercial. Mais je ne suis pas du tout défaitiste et je reste persuadé qu'Arianespace peut continuer à faire la course en tête. En 2014, nous avons conservé 50 % de parts de marché et l'avons emporté dans la plupart des cas où nous avons été en concurrence frontale avec SpaceX.

À court terme, dans la mesure où nous avons dû ajuster nos prix sur le segment des petits satellites, nous devons réaliser des économies à hauteur de 5 % à 6% de nos coûts. C'est faisable : toute industrie doit rechercher des gains de productivité de cet ordre. Néanmoins, c'est plus compliqué dans le secteur spatial, car nous devons faire avec le lanceur existant et avec une carte industrielle relativement figée. Quoi qu'il en soit, nous devons diminuer les coûts de production du lanceur avec nos partenaires. Quant à Arianespace, elle doit réduire ses propres coûts. Nous nous sommes fixé un objectif ambitieux en la matière. Nous en avons beaucoup discuté avec les salariés, et chacun a bien compris les raisons pour lesquelles nous faisons ces efforts.

Arianespace ne communique pas sur sa politique de prix. Je peux néanmoins vous indiquer que, lorsque je suis arrivé à sa tête, le prix du lancement d'un petit satellite en position basse sur Ariane dépassait assez sensiblement 80 millions d'euros, alors qu'il était de 60 millions d'euros avec le Falcon de SpaceX. Même si l'écart de prix n'allait pas du simple au double comme on l'entend parfois, il était néanmoins important, et nous avons travaillé à le réduire. Nous y sommes parvenus, d'où la nécessité de réduire désormais nos coûts.

Les Européens doivent garder confiance en eux. Nous avons un acquis vis-à-vis de nos clients, car nous sommes dans le paysage depuis plus de trente-cinq ans. Il faudrait vraiment que nous commettions beaucoup de fautes pour perdre notre leadership ! Mais il était en effet urgent de réagir, en nous dotant d'un lanceur plus compétitif.

Nous allons rester leader car nous disposons, avec Ariane 5, d'un excellent lanceur. Certes, nous aimerions tous qu'il coûte moins cher, ainsi que nos clients nous le demandent, mais c'est aussi le seul lanceur sur le marché qui ait enregistré soixante-quatre succès d'affilée. Pour sa part, SpaceX en affiche une dizaine.

Nous allons aussi rester leader car nous sommes la seule société qui ait un besoin vital de ses clients commerciaux. SpaceX continue à dire qu'il veut aller sur Mars, ce qui peut susciter des interrogations chez ses clients. En outre, il a annoncé qu'il allait construire lui-même 4 000 satellites et les envoyer en orbite. SpaceX va donc devenir un opérateur de satellites, c'est-à-dire un concurrent de certains de ses clients. Pour notre part, nous ne voulons pas aller sur Mars ni construire 4 000 satellites. Notre seule vocation est de mettre des satellites en orbite pour nos clients commerciaux, en plus des lancements institutionnels que nous effectuons pour les Européens.

De plus, nos clients craignent la formation d'un monopole : ils souhaitent avoir le choix entre deux ou trois lanceurs. Dans ce contexte, les Européens ont toutes leurs chances. D'où le travail très approfondi que nous avons réalisé avec nos clients pour voir comment continuer à répondre à leurs attentes.

Certes, l'offre proposée par SpaceX intéresse nos clients, mais ne dénigrons surtout pas la nôtre : elle n'est pas du tout caduque ! Encore une fois, Ariane 5 est un excellent lanceur. Et nous avons fait des efforts avec l'ensemble de la filière pour accroître les cadences de lancement, afin de le rendre aussi fiable et disponible que possible. Cette année, la Corée du Sud a confié trois satellites à lancer à Arianespace, contre un seul à SpaceX. SES continue à travailler avec SpaceX, mais vient de nous passer commande pour le lancement de deux satellites, alors que tout le monde pensait qu'il serait très compliqué pour Arianespace de renouer avec cet opérateur. Non seulement nous ne perdons pas de terrain, mais nous prenons pied dans certains pays. Il ne faut pas être pessimiste sur l'évolution de la filière spatiale.

Comment Ariane 6 peut-elle être moins chère ? Arianespace n'ayant pas la main sur la production du lanceur, vous pourrez aborder ce sujet plus longuement avec Alain Charmeau, président exécutif d'Airbus Safran Launchers. Il existe quatre pistes. La première consiste à augmenter la cadence des lancements. Demain, avec Ariane 62 et Ariane 64, nous pourrons procéder à onze tirs chaque année, contre environ six aujourd'hui avec Ariane 5. En outre, nous allons produire plus de trente propulseurs – boosters – identiques par an, contre une douzaine actuellement. En principe, les coûts unitaires d'un certain nombre d'éléments clés des fusées devraient donc baisser.

Deuxième piste : nous allons utiliser des méthodes de conception et de production moins chères, soit en reprenant des technologies éprouvées, soit en recourant à des technologies nouvelles, notamment numériques, par exemple aux imprimantes 3D.

La simplification de la gouvernance constitue la troisième piste. Les acteurs qui participent au succès d'Ariane sont aujourd'hui très nombreux. Cela contribue certes à sa fiabilité globale, mais le choix a été fait de réduire un peu ce nombre. Les industriels auront ainsi davantage de liberté pour s'organiser en continu dans leur travail.

Enfin, peut-être y aura-t-il une réflexion à mener, le moment venu, sur une évolution de la carte industrielle. Les États européens sont très attachés au principe du « retour industriel » : lorsqu'ils investissent dans le programme Ariane, ils s'attendent à ce qu'un certain nombre d'emplois soient localisés sur leur territoire. Cette règle possède beaucoup de vertus. Toutefois, elle pourrait être assouplie dans la durée, au fur et à mesure de la mise en oeuvre du programme Ariane 6, afin de concentrer davantage les sites industriels. Je mentionne cette quatrième piste avec prudence, car les décisions en la matière ne sont pas de la responsabilité d'Arianespace : elles relèvent de discussions entre les industriels et l'ESA.

Diviser par deux les coûts du lanceur est un objectif très ambitieux. Cela demandera beaucoup d'énergie et d'efforts. Et il ne faudra pas reculer à la première difficulté ! En tout cas, le moment est propice : avec Ariane 6, près de 4 milliards d'euros vont être investis dans la filière et de nouvelles possibilités d'emploi seront offertes.

Il ne revient pas au management d'Arianespace de porter des jugements sur les évolutions de l'actionnariat. La question de la cession des participations du CNES à la coentreprise Airbus Safran Lauchers – je veille à ne pas employer le terme joint venture – est examinée depuis plusieurs mois. Il appartient à nos actionnaires de trouver un accord. À cet égard, lors de la ministérielle de l'ESA à Luxembourg, il a été décidé non seulement de lancer le programme Ariane 6, mais aussi d'instaurer une nouvelle gouvernance, et ces orientations forment un « paquet » ou un « bloc », comme disait Clemenceau à propos de la Révolution française.

Quelle que soit l'issue de ces discussions, il ne s'agit en aucun cas d'une privatisation. Premièrement, on ne peut privatiser qu'une entité publique ; or Arianespace est déjà une entreprise privée. Deuxièmement, cette éventuelle évolution de l'actionnariat intervient à un moment où les États investissent massivement dans la filière, avec le programme Ariane 6. Troisièmement, les agences conserveront de toute façon un rôle. Actuellement, l'ESA est censeur au conseil d'administration d'Arianespace. Quant au CNES, il est et demeurera un partenaire très important pour Arianespace, ne serait-ce que parce qu'il est opérateur de la base spatiale en Guyane.

En 2014, notre chiffre d'affaires s'est élevé à 1,4 milliard d'euros, dont 75 à 80 % résultent de l'activité du lanceur Ariane. Notre carnet de commandes atteint 4,4 milliards d'euros, ce qui nous garantit plus de trois ans d'activité. Même s'il est difficile d'avoir une vision très précise en la matière, les lanceurs Ariane et Vega représentent autour de 15 000 emplois en Europe, dont plus de la moitié en France, et 1 700 emplois permanents en Guyane. Le secteur spatial est donc un poumon économique pour la Guyane.

Arianespace a trente-trois clients. En valeur, deux tiers de nos commandes viennent de nos clients commerciaux et un tiers de nos clients institutionnels. Notre premier client commercial est Intelsat, opérateur américain, suivi par Eutelsat, opérateur européen. Nous travaillons aussi avec l'agence spatiale coréenne, l'opérateur des Émirats arabes unis – Yahsat – ou encore avec un opérateur australien, pour qui nous allons réaliser deux lancements. Notre clientèle est donc mondiale.

S'agissant des nouveaux services rendus par les satellites, l'Europe a l'occasion, avec le plan Juncker et, peut-être, avec la suite du Programme d'investissements d'avenir, de devenir un acteur important de l'amélioration de l'accès à internet, notamment en Afrique. Il existe déjà des satellites qui rendent un service de cette nature : la constellation O3b ou le satellite KA-SAT d'Eutelsat. Nous avons aussi évoqué le projet de OneWeb. Mais il serait bon que l'Europe investisse, elle aussi, dans des flottilles de satellites qui fournissent de la connectivité à internet. Des projets vont être soumis à la Commission européenne en la matière. Ils méritent, selon nous, d'être soutenus par les gouvernements européens. Arianespace milite en faveur d'un « espace utile » aux citoyens et souhaite, à l'évidence, être présente sur ce marché.

Je reviens à SpaceX. En plus du Falcon 9, elle exploitera bientôt un deuxième lanceur : le Falcon Heavy. Les efforts que nous avons consentis visaient à répondre à la concurrence du Falcon 9 sur le segment des petits satellites que nous envoyons en position basse sur Ariane. Nous allons devoir affronter désormais la concurrence du Falcon Heavy sur le segment des gros satellites. Le rééquilibrage entre l'euro et le dollar nous y aide. Mais, pour ce faire, nous avons surtout besoin d'Ariane 6 en 2020 : si elle tient toutes ses promesses, avec un coût ramené à 90 ou 100 millions d'euros par tir, nous serons compétitifs tant vis-à-vis du Falcon Heavy que du Falcon 9.

S'agissant du lanceur réutilisable, nous verrons si SpaceX parviendra à en faire une arme économique.

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