Comme cela a été mentionné à plusieurs reprises, ces enjeux relèvent aussi d'une prise de conscience politique, car la machine devient folle dès le départ : ainsi, lorsque le Premier ministre Lionel Jospin m'a proposé d'entrer au Gouvernement, certains connaisseurs avisés du fonctionnement gouvernemental m'ont donné trois conseils : exiger de pouvoir nommer moi-même mon directeur de cabinet, m'assurer de la qualité des locaux dans lesquels je serais installé, obtenir qu'un texte de loi porte mon nom...
J'ai entendu vos remarques sur le bicamérisme, mais vous connaissez tous mon point de vue sur la question : il est aujourd'hui une facilité pour le Gouvernement, qui ne voit aucun inconvénient à déposer des textes, même lorsqu'ils ne sont pas prêts, au motif qu'on aura le temps de les améliorer au cours de la navette. Et jamais nous n'avons examiné, depuis l'instauration du quinquennat, autant d'amendements d'origine gouvernementale, et ce alors même qu'on nous recommande d'alléger le travail parlementaire ! Cela signifie que l'on écrit la loi au fil de l'eau. L'idée, largement partagée jusque dans cette salle, selon laquelle l'existence du Sénat permettrait de corriger certaines erreurs commises à l'Assemblée nationale, contribue à pervertir le système. Il serait d'ailleurs intéressant d'étudier le nombre d'amendements adoptés en cours de navette et les points précis sur lesquels la loi s'en trouve améliorée.
Autre question : quel rôle veut-on assigner au politique ? La loi ne peut seulement revêtir une dimension technique, sans quoi l'on tue le débat politique, comme j'ai eu l'occasion de le vivre personnellement sur la question européenne. Malheur à celui qui tient un propos ne correspondant pas à la culture dominante ! Si des pans entiers du débat sont sanctuarisés, notamment au motif qu'il existerait des règles économiques intangibles car énoncées par les économistes, imaginez à quoi sera réduite la fonction du politique !
Ayant eu l'occasion de formuler des propositions lorsque je suis devenu président de l'Assemblée nationale, je suis très surpris par la peur du politique et par la multiplication des « comités Théodule ». On renvoie le traitement de certains sujets relevant de la délibération politique à des enceintes aseptisées – et je ne remets pas là en cause les personnes qui participent à leurs travaux. Je ne comprends toujours pas comment on a pu, dans le passé, confier à une commission extérieure à l'Assemblée nationale les questions d'immigration et d'intégration, qui sont d'ordre politique, tant en ce qui concerne l'accueil que les résultats en termes d'intégration dans la société française. Ces enjeux nous renvoient à la question de savoir quels sont nos moteurs républicains pour parvenir à cette intégration. La réflexion de notre groupe de travail est certes indispensable car il permet de définir les garanties du débat politique. Mais à un moment donné, sera nécessaire une prise de conscience collective, patriotique et nationale de ce que sont la loi et la place du débat politique, sans quoi demeurera la tendance à éviter le lieu du débat et de la confrontation.
Enfin, on voit bien la machine infernale qui s'est mise en place. Dans un monde politique qui connaît désormais l'alternance, l'idée s'installe que l'on n'est pas sûr de voir publiés les décrets d'application de toute loi qui n'est pas votée à mi-mandat. La machine se met donc à travailler sans savoir exactement à quel moment elle pourra constater le fruit de son travail en dehors de celui qu'elle tire de la communication. Pour l'heure, le politique n'a pas pris la mesure de l'explosion inéluctable des moyens de communication numériques, des chaînes d'informations en continu et d'un monde qui, s'il n'est pas maîtrisé, installe le politique dans l'éphémère. Même lors d'une séance de longs débats sur un texte politique important, les chaînes d'information en continu qui sont installées dans la Salle des Pas Perdus nous demandent au bout d'un quart d'heure si l'on a du nouveau à leur raconter. La loi vieillit donc d'une certaine manière avant même d'être votée. Cela nous renvoie à la question à la restauration de l'esprit public dans son rapport à la loi et au politique.