Intervention de Michel Winock

Réunion du 7 mai 2015 à 9h00
Groupe de travail sur l'avenir des institutions

Michel Winock, président :

Je parlerai de la place de l'opposition dans notre histoire républicaine pour vous faire comprendre la difficulté que nous avons à donner un véritable statut à l'opposition.

Pendant longtemps, l'opposition a eu une existence légale, sans avoir d'existence légitime. Sans remonter à la Révolution, observons ce qu'il en est à partir des débuts de la IIIe République. Après la victoire définitive des Républicains en 1879, l'opposition réunissait les monarchistes, les bonapartistes et, au-delà, la masse des catholiques. Cette opposition n'avait pas vocation au pouvoir dans le cadre républicain puisqu'elle était hostile au régime en place. Sans doute, en 1892, le pape Léon XIII a-t-il recommandé aux catholiques français d'adhérer à la République. Mais il s'agissait d'une adhésion aux institutions, d'un renoncement à la monarchie, et non pas aux valeurs républicaines. Du reste, les « ralliés » n'ont été qu'une minorité. Et surtout, l'affaire Dreyfus et ce qui s'ensuit – la naissance du nationalisme, la lutte anticléricale et finalement la loi de séparation des Églises et de l'État – éloignent pour longtemps les catholiques du pouvoir. Ce sera le cas jusqu'à la défaite de 1940, sauf pendant la courte période de l'Union sacrée, au cours de laquelle quelques catholiques deviennent temporairement ministres.

L'opposition a ses parlementaires, par quoi elle est légale, mais elle n'a pas accès au pouvoir. Elle se manifeste, tout au long de la IIIe République, dans la rue : c'est le boulangisme de 1887 à 1889 ; ce sont les ligues nationalistes à la fin du siècle ; c'est l'agitation des ligues encore dans les années 1930, notamment avec l'émeute du 6 février 1934.

Certes, il y avait des changements de gouvernement mais pas de véritable alternance : tous les présidents du Conseil sont issus du camp républicain, y compris quand la gauche de celui-ci est battue aux élections comme en 1919 ou en 1928. Raymond Poincaré qui passe, à juste titre, pour un homme de droite, est un transfuge du parti républicain, un ancien dreyfusard, un laïque. La droite la plus nombreuse, même celle qui s'est finalement ralliée à la République, n'est pas légitime aux yeux des Républicains.

La Seconde Guerre mondiale, la France libre et la Résistance ont changé la donne. Les catholiques sont pleinement intégrés à la IVe République et certains de leurs chefs accèdent au pouvoir. Outre le général de Gaulle, on voit devenir présidents du Conseil Georges Bidault, Robert Schuman ou Pierre Pflimlin : la démocratie chrétienne, issue de la Résistance, s'est substituée au catholicisme conservateur, compromis avec le régime de Vichy.

Cependant, après trois années dominées par le tripartisme – Parti communiste français (PCF), socialistes de la Section française de l'Internationale ouvrière (SFIO) et du Mouvement républicain populaire (MRP) –, la Guerre froide rejette dans l'opposition les communistes, devenus premier parti de France. Simultanément, de Gaulle, opposé à la Constitution de la IVe République, fonde en 1947 le Rassemblement du peuple français (RPF) qui vise un changement de régime. De sorte que, désormais, la France est gouvernée par des majorités précaires qu'on appelle de « troisième force », opposées à la fois aux communistes et aux gaullistes. Cette double opposition, non seulement est on ne peut plus divisée, mais en outre elle n'est, encore une fois, pas légitime : les communistes sont solidaires du bloc soviétique et les gaullistes n'attendent que l'occasion de changer de régime. Autrement dit, l'opposition est hors système. Les choses changent un peu après la dissolution du RPF par le général de Gaulle en 1953, mais la principale force d'opposition, le PCF, est marginalisé : personne ne songe, pas même lui, à parvenir au pouvoir légalement.

À l'avènement de la Ve République, nous observons que dans les premières années, l'opposition est formée par ceux qui, à gauche, ont refusé la nouvelle Constitution. Pour le général de Gaulle, l'opposition n'existe pas. Préconisant le rassemblement, il conteste la dualité gauche-droite. Ainsi, dans une allocution télévisée, à la veille des élections législatives de 1967, pour évoquer la majorité gaulliste souhaitée, il déclare : « Si notre Ve République l'emporte… » – ses adversaires n'en faisaient donc pas partie. Sous les présidences de Georges Pompidou et Valéry Giscard d'Estaing se constitue l'opposition de l'union de la gauche, formalisée par un programme commun qui la situe hors système : la critique des institutions présentée par François Mitterrand dans Le Coup d'État permanent et la rupture annoncée avec le capitalisme depuis le Congrès d'Épinay en 1971 relèvent d'un registre qui, aux yeux de la majorité de droite, exclut la gauche de l'opposition légitime.

Voilà pourquoi 1981 est la date du grand tournant, celui de l'alternance. Une alternance qui n'avait jamais été véritablement réalisée jusque-là en France, sauf par des coups d'État, par la Seconde Guerre mondiale ou la guerre d'Algérie. Au pouvoir, François Mitterrand ne change rien à la Constitution, mais la pratique du pouvoir socialiste infléchit sensiblement le système mis en place en 1958-1962. Désormais, il existe une opposition et une majorité ; et chacune d'elles peut prétendre au pouvoir, comme cela se passe dans les autres démocraties occidentales. La gauche a intégré le régime de la Ve République mais en le démocratisant par le fait même de l'alternance réalisée sans soubresaut, sans coup de fusil, sans violence.

C'est l'existence de l'alternance – et désormais les alternances se succéderont – qui met sur le même pied de légitimité la majorité et l'opposition. C'est le consensus enfin trouvé sur les règles institutionnelles entre la droite et la gauche qui doit imposer un statut de l'opposition. Mais l'héritage des divisions idéologiques et historiques pèse encore. Pendant deux siècles, les Français se sont déchirés, du moins en paroles, en slogans, en théories, sur leur système politique, économique et social. La lenteur de la pacification démocratique, qui conditionne le vivre-ensemble entre majorité et opposition, est à mon sens un des éléments d'explication de notre retard.

Faire droit, politiquement et juridiquement, à l'opposition, c'est l'une des manières d'institutionnaliser la pacification politique dans la République.

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