Intervention de Armel le Divellec

Réunion du 7 mai 2015 à 9h00
Groupe de travail sur l'avenir des institutions

Armel le Divellec :

Messieurs les présidents, mesdames et messieurs les députés, je suis honoré d'avoir été invité à m'exprimer devant vous. Le fait que cette réflexion émane du Parlement, et non de l'exécutif, me réjouit particulièrement.

Le renforcement du Parlement est un thème classique, récurrent : on remplirait des volumes avec les discours sur la nécessité de remédier à la crise du Parlement et les propositions de réforme, avant comme après 1958. Ainsi l'Association française de science politique organisa-t-elle en 1965 une table ronde au titre éloquent : « Le parlementarisme peut-il être limité sans être annihilé ? » Si problème il y a, il n'est donc pas conjoncturel, ni d'ailleurs propre à la France : la discussion sur les meilleurs moyens de renforcer les assemblées délibérantes est presque inhérente au système représentatif. Il convient donc de se méfier : quelques recettes simples, quelques mesures fussent-elles séduisantes ne suffiront pas à revaloriser le Parlement.

Je m'en tiendrai aujourd'hui – quitte à décevoir – à un registre étroit et réaliste. J'aimerais surtout contribuer à dissiper les malentendus et les illusions qui entourent trop souvent le travail des parlements.

Je commencerai par souligner un problème de perception. Les observateurs, comme beaucoup d'acteurs, sous-évaluent systématiquement ce qui se fait au Parlement : je suis frappé par l'importance du travail accompli, bien sûr, mais aussi par le peu de résonance de ce travail à l'extérieur. Les parlementaires en sont bien conscients, et en sont cruellement déçus. C'est une difficulté qui tient aux contraintes de la société de l'information, celle du rapide, de l'instantané, du superficiel souvent. Le temps long du Parlement ne correspond guère à la façon dont les débats politiques sont menés dans les médias ; une interview à la radio, le matin, aura bien plus d'écho qu'une audition à l'Assemblée nationale. Les hommes politiques n'ont d'autre choix que d'en tenir compte.

La question du Parlement doit être abordée à un niveau structurel. À mon sens, le problème n'est plus guère aujourd'hui d'ordre juridique : si de menus aménagements peuvent être apportés – et le Règlement de l'Assemblée nationale a encore été légèrement modifié au mois d'octobre dernier – une série de mesures, puis la grande réforme de 2008 ont corrigé l'essentiel des déséquilibrés nés de la Constitution de 1958. Les corsets peut-être nécessaires alors ont été desserrés. Il faut maintenant laisser le temps à ces réformes de produire tous leurs effets, et aux acteurs de se les approprier. Aujourd'hui, comme l'ont dit Guy Carcassonne ou Pierre Avril, le Parlement français n'a pas besoin de pouvoirs supplémentaires, mais de la volonté d'exercer ceux dont il dispose.

Il me paraît préférable d'aborder la question sous l'angle des problèmes structurels qui se posent à toutes les assemblées délibérantes des régimes représentatifs modernes, et notamment à ceux de type parlementaire, qui sont de très loin les plus nombreux dans le monde libre, et dont la Ve République fait partie.

Si l'on désigne encore couramment le Parlement comme le pouvoir législatif, il faut souligner qu'il s'agit là d'un abus de langage : c'est faux juridiquement, politiquement, pratiquement. L'exécutif est, et doit être, le moteur de la législation, et il l'est d'ailleurs depuis longtemps. Le Parlement est aussi, et peut-être d'abord, une instance de contrôle. Les deux fonctions coexistent et, si on les distingue pour des raisons pédagogiques, elles sont souvent entremêlées.

Il faut également garder à l'esprit la logique naturelle d'une dualité entre majorité et opposition, et se garder de la contrecarrer. La réforme constitutionnelle de 2008 a été sur ce point très heureuse.

Il découle de ces deux idées que l'opposition a vocation à être la force qui exerce principalement le contrôle public et la critique, sans que ce contrôle ne débouche directement sur une sanction. Mais la majorité exerce également un contrôle fondamental quoiqu'en général oublié. Certes, cela se passe en coulisses, mais ce contrôle doit pouvoir infléchir l'action gouvernementale, parfois la corriger. C'est de cette façon que s'exerce, je crois, la puissance des parlements qui fonctionnent bien.

Il faut également dépasser notre singularité constitutionnelle. On pourrait bien sûr se contenter de dire que le Parlement ne sera renforcé que s'il est mis fin au présidentialisme tel qu'il s'est imposé : c'est une idée qui a les faveurs de certains. Mais ne nous faisons pas d'illusions : il mourra peut-être de sa belle mort, mais l'on ne décrétera pas la fin du présidentialisme. Cette singularité française complique considérablement la situation du Parlement, car au lieu d'une relation à deux – Gouvernement, Parlement – s'instaure une relation à trois, dont le véritable chef politique n'a pas de lien direct avec le Parlement.

Mais ce n'est pas une raison pour se résigner : le présidentialisme n'explique pas tout. Il doit être possible d'améliorer malgré tout l'influence du Parlement, d'autant que notre système reste structurellement parlementaire : le Gouvernement est doublement responsable, devant le Président de la République et devant l'Assemblée nationale, et François Fillon l'avait formulé ainsi. Sans le soutien d'une majorité parlementaire, il n'y a pas de gouvernement : c'est une évidence que l'on oublie parfois.

L'enjeu est donc de retrouver un équilibre raisonnable entre la puissance du Gouvernement et celle de la majorité. Je me concentrerai en effet sur cette dernière, puisqu'Olivier Rozenberg traitera principalement de l'opposition. Cet équilibre n'est pas principalement juridique, mais politique. Chateaubriand l'avait formulé ainsi : les ministres doivent être « maîtres des chambres par le fond, et leurs serviteurs par la forme ». Quelques décennies plus tard, Walter Bagehot a décrit la vie parlementaire anglaise comme une série d'actions et de réactions entre le Cabinet et la Chambre.

La Ve République a créé une culture nouvelle, celle d'une restriction volontaire de la majorité. Cette relative soumission est sans doute excessive, et elle est déplorée par beaucoup, à commencer par les députés de la majorité eux-mêmes. Or, l'histoire, mais aussi la pratique des pays voisins nous montrent que d'autres équilibres sont possibles : il est possible d'avoir à la fois un Gouvernement stable et un Parlement puissant, où l'opposition est active, respectée, responsable et où la majorité est influente et joue pleinement son rôle.

Mais l'influence de la majorité passe surtout par des voies informelles. Cela rend difficile de proposer des réformes précises. C'est un défi auquel tous les parlements modernes sont confrontés : un équilibre doit être trouvé, et il n'est jamais figé – les Premiers ministres sont plus ou moins autoritaires, les majorités plus ou moins turbulentes. L'important est qu'à long terme, la majorité soit reconnue comme une force de cogestion légitime ; son influence n'est pas la marque d'une dérive.

Au cours de la table ronde de 1965 que j'évoquais plus haut, deux parlementaires gaullistes se sont affrontés. Au sénateur Marcel Prélot qui déplorait l'affaiblissement du Parlement, le député René Capitant rétorquait qu'il n'en était rien, et qu'il vivait au quotidien l'intensité des débats entre le groupe parlementaire UNR-UDT et le gouvernement Pompidou. Ces débats étaient vifs, mais ils n'étaient pas publics, et une fois arrivés à une position commune, gouvernement et majorité la défendaient ensemble. C'est là le coeur de la question : c'est dans une meilleure concertation – organisée sans être juridiquement formalisée – entre le Gouvernement et le Parlement que se joue la puissance des parlementaires dans le monde moderne.

Il est absurde qu'un ministre arrive devant le Parlement avec un projet de loi entièrement ficelé par ses services, et que les parlementaires de la majorité le découvrent à ce moment-là. Dans les pays où l'influence parlementaire est forte, comme l'Allemagne, le processus législatif commence très tôt et des négociations serrées ont lieu avec les experts du ou des groupes parlementaires de la majorité. Un projet de loi n'est alors déposé que lorsqu'il est mûr, lorsqu'il reflète le consensus intra-majoritaire. J'entends bien que la pression du temps perturbe l'organisation du temps parlementaire, rendant à vrai dire toute réforme difficile. Mais c'est bien là que les choses se jouent. Au moment où les Français, en 1965, découvraient le parlementarisme moderne, les Allemands constataient également que l'influence parlementaire était réelle parce que la majorité pouvait influer sur les actions du Gouvernement ; si elle se fait à l'abri des regards, cette influence n'en est pas moins décisive. Le rôle de l'opposition est de rappeler que tout ne peut pas se passer à l'abri du regard du public.

Cela suppose d'accepter de prendre le temps de débattre et de négocier. Le Président de la République a dit il y a quelques semaines que tout était trop lent ; il a regretté que la procédure parlementaire remonte au XIXe et au XXe siècles, ce qui parfaitement exact. Mais veut-on vraiment aller plus vite ? La loi relative aux libertés et responsabilités des universités (LRU) a été adoptée au mois d'août 2007, c'est-à-dire deux mois à peine après le début de la législature ! Fallait-il vraiment adopter un tel rythme, alors qu'il s'agissait d'une réforme fondamentale, qui s'est heurtée à des oppositions très fortes – et à mon avis justifiées ? Ne pouvait-on pas renoncer à l'affichage politique pour prendre le temps d'une véritable réflexion ?

Le nombre élevé d'amendements gouvernementaux déposés en cours de discussion témoigne de l'impréparation du Gouvernement. Certes, certains peuvent être issus de propositions parlementaires, et le fruit d'un compromis. Je ne serais néanmoins pas choqué que l'on adopte moins d'amendements, si c'était le résultat de l'intégration en amont des observations des spécialistes de la majorité. Bien sûr, chaque député ne peut pas être spécialiste de tous les sujets : il revient aux groupes parlementaires de s'organiser.

Il n'est pas rare non plus que des lois soient adoptées très rapidement, en usant de la procédure accélérée, puis que les décrets d'application se fassent attendre pendant des années, voire qu'ils ne soient tout simplement jamais pris. Ainsi, le CV anonyme mis en place par une loi de 2006 n'est jamais entré en vigueur. C'est un point scandaleux, et un remède doit être apporté.

Il faudrait donc admettre qu'il faut savoir prendre son temps ; il faudrait également reconnaître l'utilité du compromis, terme qui revêt une connotation péjorative dans la culture politique française, ce qui est fâcheux. En Allemagne ou dans les pays nordiques, le compromis est au contraire valorisé : on prend le temps, et on préfère que l'opposition exerce une certaine influence, parce que l'on aura fait des concessions – peut-être tout simplement parce qu'une seconde chambre pourra déposer un veto. Il est possible tout de même, sur certains sujets, de tendre la main à l'opposition, mais c'est très rare dans notre pays. Valoriser la culture du compromis, voilà quelque chose que la classe politique devrait sans doute apprendre. Mais cela ne se décrète pas.

Un juriste parlait, à propos de l'Allemagne, de « parlementarisme de salles de réunion ». Le Parlement y perd une partie de son caractère spectaculaire, mais aujourd'hui, le travail parlementaire ne doit plus être réduit à la séance publique. Bien sûr, la réforme de 2008 a renforcé les commissions, ce qui est heureux ; mais avant même cette phase de commission, ou parallèlement, des compromis doivent se nouer. Cela se passe d'ailleurs de cette façon au Parlement européen, et c'est l'une des raisons pour lesquelles les parlementaires allemands, autrichiens ou scandinaves y sont à l'aise. Que la séance publique ne fasse finalement que ratifier ce qui a été fait en amont ne doit pas choquer : le Parlement ne peut plus travailler dans les mêmes conditions qu'au XIXe siècle.

La présence d'une opposition forte permet que les questions ne soient pas simplement réglées dans des réunions en petit comité, à l'abri du regard public, mais qu'elles soient aussi l'objet d'une confrontation publique. À côté de la légitime mauvaise foi de l'opposition, il faut toutefois savoir se tendre la main sans que les uns ou les autres aient l'impression d'y perdre la face.

Il y a donc, je crois, peu de changements formels à effectuer. Tout est question de culture, de pratiques : l'observation d'autres parlements voisins m'amène toutefois à faire quelques propositions concrètes.

Il me semble qu'on pourrait aller un peu plus loin sur les commissions d'enquête, pour en faire un véritable droit de la minorité : il serait possible d'inscrire dans la Constitution qu'un quart des députés ont le droit d'obtenir une commission d'enquête, avec des garanties pour que la majorité ne puisse pas neutraliser ce travail. Idéalement, il faudrait que le juge constitutionnel puisse être appelé à les faire respecter, comme c'est le cas en Allemagne. Mais je doute que le Conseil constitutionnel français puisse jouer un rôle équivalent.

S'agissant du contrôle public, qui revient plutôt à l'opposition, je suis frappé par le fait que l'Assemblée a mis en place de nombreuses formules très séduisantes, mais qui n'intéressent guère les médias. Des rapports très intéressants ne sont pas connus du tout… Il est dès lors légitime que les parlementaires rechignent à s'investir : il faut admettre ce critère de rentabilité médiatique. Il serait peut-être possible d'organiser un rendez-vous parallèle à celui des questions au Gouvernement, en milieu de semaine, et qui serait un débat de deux heures sur un thème, choisi par l'opposition ou par un groupe minoritaire. Cela permettrait aux groupes de prendre position sur une question de politique générale, ou sectorielle, selon l'actualité : on s'habituerait ainsi à un débat hebdomadaire, ce qui n'est pas la fonction des questions au Gouvernement.

S'il faut changer quelque chose du côté de la majorité, c'est, je l'ai dit, plutôt de façon informelle.

Les groupes parlementaires auraient en tout cas intérêt à s'organiser de façon plus visible : il faudrait que les porte-parole sur chaque question soient mieux connus, par exemple. Les sites internet offrent déjà plus d'informations qu'autrefois, mais il est possible de progresser.

Je lance ici une proposition qui n'a guère de chance d'être adoptée un jour : au Royaume-Uni, il existe des parliamentary private secretaries, qui sont des parlementaires de la majorité travaillant aux côtés d'un ministre. Ils apprennent ainsi ce qu'est la fonction de ministre ; ils n'ont pas de charge officielle mais ils accompagnent le ministre, le remplacent parfois. De jeunes députés peuvent ainsi se frotter aux responsabilités gouvernementales. Les majorités qui arrivent au pouvoir donnent souvent une impression de grande impréparation : une telle pratique, qui n'a pas besoin d'être très formalisée, pourrait être utile pour associer de l'intérieur la majorité au gouvernement.

Je me permets enfin de conseiller à votre groupe de travail, s'il souhaite faire des propositions, de ne pas tout inscrire dans le Règlement de l'Assemblée nationale : les innovations devraient alors passer sous les fourches caudines du Conseil constitutionnel, qui bloque parfois les évolutions. Il est possible d'écrire par exemple des chartes sans valeur juridique pour rationaliser tel ou tel aspect du travail parlementaire.

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